Pressé(e) ? Découvrez la biographie courte de Ives
On ne parle en France de Charles Ives que depuis les années 1970. C’est en effet un homme discret qui n’a pas cherché à faire jouer ses œuvres. On le considère aujourd’hui comme un des pionniers du XXe siècle, principalement par son utilisation radicale de la polytonalité.
Charles Edward Ives est né le 20 octobre 1874 à Danbury (Connecticut, États-Unis), dans une famille assez aisée et musicienne. Pendant la guerre de sécession, son père George avait en effet été le plus jeune chef de la musique de l’Union Army (sa fanfare était réputée la meilleure de l’armée), avant de se consacrer au métier de musicien, chose inhabituelle dans l’Amérique du XIXe siècle. George devient une figure proéminente de la vie musicale locale, exerçant en tant que cornettiste, chef d’orchestre et de chœur, ou encore professeur. Il est le premier professeur de musique de son fils Charles, à qui il transmet non seulement les bases de la tradition musicale, mais aussi son goût pour les expérimentations musicales les plus audacieuses (voir ci-dessous).
George se plaît donc aux expérimentations musicales et encourage son fils à le suivre dans cette voie. L’ayant un jour surpris au piano en train de jouer une partition pour percussions en tapant avec les poings sur le clavier, il lui dit : "ce n’est pas un problème, tant que tu sais ce que tu fais"…et l’envoie suivre des cours de percussions ! Parmi ses autres hobbys, citons la polytonalité (pendant que sa famille chantait un air en mi bémol, il l’accompagnait en do), la microtonalité, ou encore l’imitation sur des instruments des sons de l’environnement…Également amateur de polyrythmie et/ou de polyharmonies originales, il scindait parfois son orchestre en quatre, plaçant chaque formation aux quatre coins du village avec des morceaux différents à jouer, avant de les faire converger vers la place au pied de l’église. Lui-même se postait en haut du clocher avec son fils...et appréciait le résultat !
Ces expériences ont profondément marqué le jeune Charles : son dernier projet, sa « Symphonie Universe », sera de mettre plusieurs orchestres de part et d’autre des deux flancs d’une vallée, jouant simultanément différentes œuvres de lui ! On comprend que la mort de son père en 1893 affectera particulièrement le musicien.
Vers l’âge de douze ans, Ives commence à composer tout en jouant du tambour dans les fanfares que dirige son père, et apprend le piano et l’orgue, qui devient son instrument principal. À l’âge de quatorze ans, il devient le plus jeune organiste salarié de l’état. En 1893, il entre à l’Université de Yale, où il restera quatre ans, pour étudier aussi bien le grec et le latin que les mathématiques et la littérature. Il poursuit aussi ses études de composition et parfait sa connaissance de la grande tradition musicale européenne. Sa Première symphonie, composée entre 1895 et 1898, fait office de thèse de fin d’études.
En 1898, devant le peu de succès de ses premières œuvres, il accepte un travail dans une compagnie d’assurance new-yorkaise, tout en continuant une activité d’organiste dans différentes églises de la région. En 1906, il met fin à son activité d’organiste et plus globalement à sa carrière de musicien professionnel, sans toutefois cesser de composer. En 1907, il fonde, avec un ami, sa propre compagnie d’assurances où il restera jusqu’à sa retraite. C’est à cette époque qu’il subit sa première attaque cardiaque qui prélude à des problèmes de santé autant physiques que psychologiques. En 1908, il épouse Harmony Twichell (rencontrée en 1905), qui sera un soutien essentiel toute sa vie.
Durant ces années, les affaires de sa compagnie d’assurance prospèrent. Ives compose la nuit et le week-end à l’écart des institutions et des acteurs de la vie musicale new-yorkaise dont beaucoup ignorent son activité créatrice. Celle-ci s’épanouit pourtant généreusement, donnant naissance à des œuvres audacieuses. Mais, en 1918, de nouvelles attaques cardiaques viennent altérer considérablement sa santé. Ives traverse des périodes de dépression et ne compose pratiquement plus. En 1920, il publie à compte d’auteur son Essai avant une sonate.
En 1930, Ives prend sa retraite des assurances. Il ne compose plus mais se consacre à la révision de ses œuvres. Il apporte son soutien à la jeune génération de compositeurs ultramodernes en finançant des concerts et des éditions de partitions. Entre mars et mai 1932, sous l’insistance de son entourage, il écrit ses Memos qui rassemblent ses souvenirs et ses réflexions, puis séjourne un an en Europe. Vers la fin des années vingt, la musique de Ives commence à susciter un intérêt dans les milieux musicaux. On commence à exécuter sa musique mais certaines œuvres d’envergure comme sa Quatrième symphonie ne seront jouées que bien après sa mort. Charles Ives s’éteint à New York le 19 mai 1954.
La musique de Charles Ives s’enracine dans les souvenirs d’une enfance heureuse baignée des musiques les plus diverses et dominée par la personnalité de son père. Son œuvre mêle le trivial, le spirituel et le savant : il compose de la musique légère pour les fanfares, des chœurs universitaires, des psaumes pour l’église, mais aussi des musiques qui s’inscrivent dans les grandes formes européennes (sonates, symphonies). Il explore la polytonalité, les gammes par tons et autres échelles modales ; il pratique l’ambiguïté ou la confusion tonale par des modulations inattendues, flirte même avec l’atonalité par l’emploi de clusters ou d’agrégats complexes.
En 1906, il compose une de ses œuvres les plus célèbres : The Unanswered Question dans laquelle il joue sur les plans sonores : sur un arrière-plan tonal simple de cordes, interviennent les vents jouant une musique atonale (écouter le début). Cette œuvre méditative montre un autre versant du compositeur, celui des réflexions métaphysiques : selon le compositeur, les traits répétés de la trompette posent « l’éternelle question de l’existence ».
Les 10 années qui suivent apparaissent comme celles de la maturité créatrice. Les œuvres sont de dimensions plus imposantes, leur composition s’étire sur plusieurs années et elles puisent une part de leur matériau musical dans des pièces préexistantes. Ainsi, la Symphonie n° 4 (1910-1916) pour trois orchestres utilise des éléments de quatorze œuvres antérieures. Le prélude exprime la quête par l’homme du « pourquoi » et du « comment » ; les trois mouvements suivants sont les diverses réponses de l’existence (écouter un extrait du 2nd mvt). L’œuvre comporte des mélanges assez grandioses de chants d’églises, de marches militaires et de standards de musiques populaires.
La maturité musicale de Ives s’accompagne de son adhésion de plus en plus affirmée aux valeurs spirituelles et philosophiques du transcendantalisme de Thoreau et surtout d’Emerson. C’est d’ailleurs à ce dernier qu’est dédié le premier mouvement de la Sonate pour piano n° 2, Concord Sonata (1916-19, révisée en 1947 : écouter le début). L’idéalisme émersonnien, sa confiance en l’intuition sur l’expérience, sa croyance en la bonté innée de l’homme, de Dieu et de la nature définissent pour Ives un mode de vie lui permettant d’harmoniser spiritualité, créativité… et affaires.
Charles Ives a donc joué un rôle majeur dans la construction de l’identité musicale de son pays. Tout en revisitant avec nostalgie son propre passé, il a dessiné le futur de la musique américaine. Si son audace créatrice sans précédent a ouvert la voie à tout un courant expérimental, la grande richesse d’inspiration de sa musique a aussi permis à de nombreux compositeurs d’esthétiques très différentes d’en revendiquer l’héritage.
« Quant à nous [écrit Ives], nous avons tendance à croire que la musique est au-delà de toute analogie avec le langage des mots et que le temps viendra (mais ce ne sera plus de notre vivant) où elle développera des possibilités encore inconcevables en ce moment, un langage si transcendant que ses sommets et ses profondeurs seront communs à toute l’humanité. » (note Ives 1)