Voilà une bizarrerie de la facture instrumentale : quand ces instruments jouent une note… on en entend une autre ! Par exemple, quand une clarinette en si bémol joue le do de sa partition, on entend un si bémol : tout est décalé d’un ton inférieur ; quand un cor en fa joue do, on entend fa… etc. Comment expliquer ce qui pourrait passer pour une aberration ?
Parce que chaque instrument à vent a une tonalité bien à lui, qui dépend de sa taille ou plus précisément de la longueur de la colonne d’air mise en vibration dans son tube. Rappelez-vous de la flûte à bec de votre enfance : quand on souffle dans le bec, l’air se brise sur un biseau et produit un son dont la hauteur dépend de la longueur de la colonne d’air contenue dans le corps de l’instrument. Quand vous bouchez tous les trous de l’instrument, cette longueur est à son maximum et correspond au son le plus bas de la flûte, soit la note do pour la flûte à bec soprano : on nomme cette note « fondamentale » et elle donne son nom à la tonalité de l’instrument : la flûte à bec soprano est donc en do. En débouchant ses 7 trous un à un, on raccourcit progressivement la colonne d’air et on obtient des sons de plus en plus hauts correspondant aux 7 notes de la gamme, du do (7 trous bouchés) au si (1 seul trou bouché). Deux petites précisions : 1) pour améliorer la justesse du fa sur la flûte baroque, il faut maintenir le second trou bouché, le premier et le troisième étant débouchés (rappelez-vous : c’est sans doute pour ça que c’était faux) ; 2) les premier et deuxième trous sont dédoublés : c’est pour faire plus facilement le do # et le ré #. Pour se convaincre que la flûte à bec est un vrai instrument et pas une invention pour torturer les collégiens, écouter un extrait de l’Art de la fugue de Bach.
Pour la flûte alto, plus longue, la fondamentale est le fa du dessous : on dit qu’elle est en fa. C’est ainsi que si l’on joue un do d’une partition de flûte soprano avec une flûte alto, on entend un fa. La partition doit donc être transposée de trois tons et demi en-dessous (quinte juste) pour faire entendre les notes voulues. Les mêmes principes s’appliquent à tous les instruments transpositeurs. On les désigne par le nom de leur fondamentale : clarinette en si b, en mi b ou en la, cor en fa, saxophone en si b ou en mi b, etc. (Liste complète des instruments compositeurs : voir Wikipedia)
Nous avons tenté de démontrer plus haut avec la flûte à bec que chaque instrument à vent possède une tonalité bien à lui qui dépend de la longueur de la colonne d’air mise en vibration dans son tube. Les cornistes de l’orchestre de Paris nous en offrent une démonstration amusante : écouter le Rendez-vous de chasse de Gioacchino Antonio Rossini. Ils ont simplement fixé une embouchure de cor à un tuyau d’arrosage coupé à la bonne longueur pour émettre un fa comme note fondamentale. Les autres notes sont les harmoniques de ce fa fondamental ; elle s’obtiennent en serrant plus ou moins les lèvres pour faire varier la pression et la fréquence de vibration de l’air dans le tuyau.
Tout cela semble bien compliqué… alors quel intérêt de garder un tel système ? Pourquoi ne pas écrire des partitions où la note jouée correspond à la note entendue ? La raison est d’ordre essentiellement pratique et vise à faciliter la vie des instrumentistes.
En effet, dans sa vie professionnelle, un interprète est couramment amené à jouer toute la famille de l’instrument qu’il pratique. Par exemple, un saxophoniste peut passer de l’alto en mi b au baryton en si b ; à l’orchestre, certaines œuvres réclament qu’un même flûtiste passe de la soprano en ut à l’alto en sol ; on peut facilement imaginer l’instrumentiste lisant un do, réfléchir sur l’instrument qu’il joue pour savoir quel doigté adopter : quel casse-tête !
La solution trouvée est d’écrire les partitions avec des notes qui correspondent à la position des doigts. Sur un instrument en do, la position des doigts produisant un do correspond à la note entendue. Mais sur un instrument en si b, la position des doigts pour jouer un do produira un si b. Ça n’est perturbant pour personne puisque l’instrumentiste est habitué à jouer sur des partitions transcrites, et que le chef d’orchestre a sous les yeux une partition où sont inscrits les sons réels (notes que l’on entend). Les auditeurs quant à eux ne se rendent compte de rien.
S’il y a un inconvénient, c’est pour les instrumentistes qui ont l’oreille absolue : c’est plutôt gênant pour eux de ne pas entendre les notes qu’ils sont censés jouer. Et puis il y a les copistes qui ont la lourde responsabilité de tout transcrire : gare à l’erreur ! Enfin, imaginons la scène suivante : le chef d’orchestre arrête la répétition pour faire remarquer au corniste qu’à un moment il a joué un ré au lieu d’un do. Comme le corniste joue un instrument en fa, il devra comprendre qu’il a fait un sol au lieu d’un fa…
Vous pensiez avoir tout compris dans cet embrouillamini ? Hé bien non, car il y a des exceptions !
Pour certains instruments transpositeurs, les partitions ne sont pas transposées : les instrumentistes doivent lire ce qui est écrit en sons réels. C’est notamment le cas des trombonistes et de certains tubistes. Ils doivent apprendre jusqu’à quatre séries de doigtés s’ils veulent jouer tous les instruments de la famille… à moins de jongler avec les clés. Prenons l’exemple du trombone ténor en si b : si sa partition est écrite en ”clé de sol”, il devra la lire en ”clé d’ut 3ème” afin que les notes soient entendues un ton en dessous (exemple : le do est entendu si b).
Autres acrobaties : certains musiciens peuvent être amenés à ”transposer à vue” lorsqu’ils doivent lire la partition d’un instrument transpositeur tombé en désuétude. Pire : s’ils lisent la partition d’un instrument qui n’est pas dans la même tonalité et si leur propre instrument est déjà transpositeur, ils doivent faire une ”double transposition” ! C’est fréquent pour les cornistes car, si leur instrument est aujourd’hui en fa, il pouvait être autrefois dans toutes les tonalités grâce à des ”embouts supplémentaires”, petits morceaux de tubes permettant de modifier la longueur de la colonne d’air…
Bon, on arrête ! Si vous n’avez rien compris à ce dossier, pas d’affolement : ça ne changera en rien le plaisir que vous ressentirez à l’audition de ces instruments transpositeurs, anciens ou modernes. Car, comme disait un compositeur interpellé sur les difficultés des interprètes devant exécuter ses partitions : « Je ne veux pas le savoir, c’est leur problème… » Et l’on connaît le mot de Ludwig van Beethoven : « Croyez-vous que je pense à un sacré violon quand l’Esprit me parle et que j’écris ce qu’il me dicte ? »