Ce dossier est largement inspiré d’un exposé prononcé par Leonard Bernstein à l’occasion d’un des nombreux et passionnants concerts pédagogiques qu’il a animés dans le cadre des Youngs People’s Concerts.
Les modes majeur et mineur de notre système tonal semblent tellement naturels à nos oreilles occidentales qu’on pourrait les croire universellement partagés. Or, d’autres traditions musicales que la nôtre (orientales, arabes, africaines, etc) s’expriment selon des procédés complètement différents. Si l’octave est reconnue partout, elle n’est pas partout divisée de la même façon. D’ailleurs, même en Occident, notamment depuis Franz Liszt et Gabriel Fauré, Ia plupart des compositeurs ont enrichi leur langage par l’apport des modes anciens. Certains, comme Olivier Messiaen, ont même trouvé leur inspiration dans des modes extra-européens.
Et maintenant, à vous la parole Monsieur Bernstein !
Un « mode » est une des multiples façons de diviser l’octave. Nous allons passer en revue les sept anciens modes issus du Moyen Âge.
D’emblée, observons qu’il y en a deux qui nous sont familiers car, depuis le XVIIe siècle, ils dominent la musique savante occidentale : ce sont les modes majeur et mineur (écouter une gamme de do M puis une gamme de do m). Cependant, vers la fin du XIXe, quatre autres, qui étaient tombés en désuétude, ont été remis à l’honneur, surtout en France avec le regain d’intérêt pour les musiques populaires et surtout pour le plain-chant (lire École Niedermeyer et Schola Cantorum). Avant d’aller plus loin, voici une œuvre qui utilise ces quatre autres modes : Fêtes, second des Nocturnes pour orchestre (1899) d’Achille Claude Debussy (écouter le début).
Au début de la pièce, c’est le dorien qu’on entend d’abord : écouter le mode puis Fêtes.
Son nom vient du grec (dorian) comme celui de tous les autres modes. En effet, si la musique de la Grèce antique s’est perdue, nous savons que les modes grecs se sont transmis aux Romains puis à l’église catholique romaine au Moyen Âge. Bien entendu, ils ont considérablement évolué au cours de ces pérégrinations, mais ils ont gardé leur ancien nom : dorien, phrygien, lydien, mixolydien, éolien, locrien et ionien. C’est donc avec un vieux nom mais sous une nouvelle forme qu’ils ont été utilisés par l’Église catholique dans le plain-chant (appelé aussi chant grégorien) : écouter un exemple.
Comment trouver les notes du mode dorien sur le piano ? C’est facile. Il suffit de commencer par la note ré et ne jouer que les notes blanches jusqu’au ré suivant. Et c’est vrai de tous les modes d’église : il faut démarrer sur une note blanche et monter en jouant les notes blanches seulement (écouter tous les modes).
Voici un autre exemple de mode dorien : la Symphonie n° 6 (1923) de Jean Julius Christian Sibelius qui nous transporte dans les lointaines forêts de la Finlande : écouter le début.
Passons maintenant au mode qui commence par la note mi : le mode phrygien (écouter de mode de mi). Il a une particularité : c’est le seul mode qui commence par un demi-ton, ce qui lui donne un accent de tristesse. Il est omniprésent dans la musique espagnole ou tzigane.
Exemple : Deuxième Rhapsodie hongroise (1847) de Liszt (écouter le début).
C’est aussi un mode très oriental, utilisé par Nicolaï Rimski-Korsakov dans Shéhérazade (1888 : écouter un thème du premier mouvement). Mais n’est-il pas surprenant que Johannes Brahms, alors qu’il était très âgé et bien éloigné de l’Orient, l’ait utilisé dans le mouvement lent de sa Symphonie n° 4 (1885 ; écouter le début) ?
Le mode suivant est appelé lydien : il commence sur le fa (écouter le mode de fa). Il se distingue sur deux points. Premièrement, c’est un mode majeur. Deuxièmement, il comporte une note très particulière : la quatrième (comparer la gamme de fa Majeur avec le mode lydien). Ça lui donne une allure très drôle, presque comique, comme si une fausse note avait été jouée. Plusieurs compositeurs du XXe siècle s’en sont servi pour obtenir des effets burlesques.
Exemple : Prokofiev, dans sa musique pour le film Lieutenant Kije (1933) : écouter le thème joué au piccolo.
Mais il peut aussi sonner gravement, comme dans ce passage de la Symphonie n° 4 de Sibelius (1911 : écouter le début du second mouvement). N’est-ce pas un climat étrange et lointain ?
Et ce n’est pas étonnant car ce mode vient de pays éloignés comme la Grèce, la Bulgarie, la Finlande, la Russie et surtout la Pologne où l’on peut l’entendre en permanence. Exemple : les Polonaises et Mazurkas de Frédéric Chopin (écouter le début de sa Mazurka n° 15). Et quand Modest Moussorgski a écrit le troisième acte de son opéra Boris Godounov, un acte qui a lieu en Pologne, il a utilisé ce même mode lydien pour mettre l’auditeur dans l’ambiance : écouter un extrait de la Fête polonaise.
Voyons maintenant le mode qui commence par la note sol : le mixolydien (écouter le mode de sol). C’est l’un des plus attrayants et populaires de tous. Encore une fois, comme son voisin, le lydien, c’est un mode majeur et il a une note particulière. Mais cette fois, c’est la septième : écouter la gamme de sol M puis le mode mixolydien). Cette septième note se trouve un demi-ton plus bas que la sensible de la gamme majeure correspondante : fa naturel-sol au lieu de fa dièse-sol (écouter cette différence à la fin de ce petit air). Hé bien, si étonnant que ça paraisse, la plupart des airs « jazz-rock » et « afro-cubains » comportent cette note diminuée : chez les jazzmen, on l’appelle la note bleue...c’est juste du mixolydien.
Exemples : écouter 5 standards de jazz (Caravan de Duke Ellington, Take five de Dave Brubeck, Kind of Blue de Miles Davis, Ipanema de Carlos Jobim et Purple Haze de Jimmy Hendrix). Mais ce mode ne produit pas que du jazz et de la musique pop. Debussy l’a aussi utilisé quand il a voulu évoquer une cathédrale émergeant de la mer : écouter un extrait de La Cathédrale engloutie, n° 10 du 1er livre des Préludes pour piano.
L’examen des trois derniers modes, ceux qui commencent par la, si et do, va être rapide. En effet, le mode de la, éolien, n’est autre que notre gamme mineure, si familière : écouter le mode de la.
Le mode suivant, à partir du si, est le locrien (écouter le mode de si). Nous pouvons le passer car il n’y a presque pas de musique écrite dans ce mode, qui sonne de façon peu satisfaisante. Et l’accord de tonique qu’il engendre est terriblement instable et incertain : écouter l’accord.
Enfin, nous arrivons au mode qui part de do : le ionien. C’est le plus triomphant de tous (écouter le mode de do) et le plus utilisé puisqu’il correspond à notre gamme majeure. Avec la gamme mineure, ce mode domine la musique occidentale depuis plus de deux siècles. En voici un exemple particulièrement frappant : la toute fin de la 5e symphonie de Ludwig van Beethoven, où le ton de do majeur est affirmé dans toute sa gloire : écouter.
Revenons pour finir aux Fêtes de Debussy. Souvenez-vous : la première mélodie est en dorien (écouter). La fanfare qui suit est en lydien (le mode avec la quatrième note un peu plus haute qui lui donne un air « polonais » : écouter). Puis la mélodie du début est transposée en mixolydien (le mode jazzy avec la « note bleue » ; écouter). Et durant toute la pièce, Debussy passe par tous les modes sans que jamais on ne puisse parler de « majeur » ou de « mineur ».
Nous venons de voir comment les anciens modes issus de la Grèce antique ont été utilisés jusqu’à nos jours. Mais il y a bien d’autres modes que l’on découvre en écoutant le folklore populaire ou les musiques orientales.
Les mélodies perçues en Occident comme typiquement chinoises sont celles jouées en mode pentatonique (on les trouve en jouant seulement les notes noires du piano : écouter). Maurice Ravel s’en est amusé dans L’Enfant et les Sortilèges : écouter le Ragtime de la théière.
Mais la musique chinoise offre bien d’autres aspects. Comme dans le râga indien ou les musiques arabes, les échelles sont parfois très complexes, introduisant des micro-intervalles (écouter un extrait d’un raga). L’Inde notamment, a beaucoup inspiré les compositeurs occidentaux, Messiaen et André Jolivet notamment.
Béla Bartók de son côté a énormément puisé dans le folklore de l’Europe centrale : il en a retenu les sonorités insolites et les rythmes complexes. On a même appelé « mode Bartók » une variante du lydien : fa sol la si do ré mib fa (écouter). Déjà en 1905, Debussy l’avait utilisé dans la Mer.
Comme mode remarquable, notons enfin la gamme par ton (écouter), très utilisée par Debussy, notamment dans ses Préludes pour piano (1909-1913) : écouter le n° 2 du livre I « Voiles ».
Elle n’est transposable qu’une fois (au demi-ton supérieur) car, si on la transpose d’un ton, on retrouve les mêmes notes (plus d’infos : Modes à transposition limitée).
Ce petit parcours à travers les modes musicaux permet donc de répondre "non" à la question "y a-t-il dans la musique des éléments universels". En effet, sur le plan des échelles sonores, de nombreuses façons de diviser l’octave coexistent et, pour peu qu’on soit curieux, beaucoup d’univers musicaux étonnants s’offrent à notre sensibilité. N’est-ce pas d’ailleurs cette recherche d’un ailleurs qu’on retrouve souvent dans la musique dite « moderne » ?