Pressé(e) ? Découvrez la biographie courte de Debussy
On peine à réaliser aujourd’hui à quel point Claude Debussy (1862-1918) a renouvelé le langage musical de son temps. Il faut pourtant se rappeler qu’au moment où il achève Pelléas et Mélisande (1902 : écouter le début) et La Mer (1905 : écouter le début), Giacomo Puccini (1858-1924) présente Madame Butterfly (1904 : écouter le début), Gustav Mahler (1860-1911) sa Symphonie n° 7 (1905 : écouter le début), Richard Strauss (1864-1949) son opéra Salomé (1905 : écouter la fin de la Danse des 7 voiles), et Jean Julius Christian Sibelius (1865-1957) sa Symphonie n° 3 (1906 : écouter le début) ! Le charme et l’élégance des œuvres de Debussy ne doivent pas nous faire oublier l’audace d’un langage rigoureux, subtil et très en avance sur son temps.
Né à Saint-Germain-en-Laye le 22 août 1862, (Achille) Claude Debussy ne descend pas d’une famille musicienne : son père, Manuel-Achille a entre autres servi dans l’armée et fut également, avec son épouse Victorine Manoury, "marchand faïencier". Peut-être peut-on expliquer l’anti-conformisme de Claude par sa formation peu conventionnelle. Enfant, il ne va pas à l’école : il est instruit par sa mère et une tante qui remarque ses dons musicaux. De sa première enfance plutôt perturbée (son père a fait deux ans de prison pour avoir combattu auprès des communards), il gardera toujours un esprit rebelle, très indépendant et porté sur l’ironie.
Debussy reçoit des cours de piano d’une certaine madame Mauté (belle-mère de Verlaine, qui épousa sa fille) qui le fait rapidement progresser. À l’âge de 10 ans, il est admis au Conservatoire, ce qui montre sa précocité. Dans cette illustre institution, il travaille avec des professeurs renommés : Antoine-François Marmontel (piano), Albert Lavignac (solfège), etc. Cependant, c’est un élève dissipé et souvent en retard. Au cours des dix années qu’il passera au Conservatoire, il n’obtiendra qu’un seul 1er prix... en accompagnement au piano ! Cependant, il est vu par ses professeurs comme un enfant intelligent, et plutôt talentueux. Il trouve la classe d’harmonie sans intérêt. Son professeur critique ses devoirs, avant d’ajouter : « Évidemment, tout cela n’est guère orthodoxe, mais c’est bien ingénieux ». Un autre le juge ainsi : « Grande facilité, bon lecteur, très bons doigts (pourrait travailler davantage) ; bon harmoniste, un peu fantaisiste, beaucoup d’initiative et de verve. »
Conscients des capacités du jeune Debussy, ses enseignants n’hésitent pas à le recommander pour des concerts ou des leçons. C’est ainsi, qu’à l’été 1880 (il a juste 18 ans), on l’adresse à Mme von Meck, riche veuve russe, connue pour sa passion platonique envers Piotr Illitch Tchaïkovski (à qui elle verse une pension). Elle a besoin d’un pianiste pour faire de la musique de chambre et instruire ses enfants. Il la rejoint en Suisse puis la suit dans ses voyages. Elle apprécie la brillante technique du jeune homme et ses talents de déchiffreur.
Il faut croire que la satisfaction est réciproque car, les 2 étés suivants, c’est Debussy qui sollicite Mme von Meck : elle l’accueille volontiers à Moscou. Là , il découvre les œuvres du Groupe des Cinq et surtout Modest Moussorgski (écouter la Mort de Boris Godounov). Cette musique colorée, aux consonances orientales et qui se veut proche du peuple, l’impressionne profondément. Il suit ensuite la famille von Meck à Florence en passant par les capitales de la musique que sont Vienne, Rome et Venise.
Malgré ses relatifs échecs scolaires, ces nombreux voyages avec les Von Meck l’ont rempli d’expériences et d’assurance. En 1884 (il a 22 ans), grâce à sa cantate L’enfant prodigue, il décroche le prestigieux Prix de Rome qui, rappelons-le, procure un séjour de trois ans à la Villa Médicis et une bourse confortable. Pendant son séjour à la « Ville Éternelle », il découvre la musique de Palestrina et les splendeurs de l’Italie mais reste hermétique au bel canto. Il rencontre plusieurs musiciens importants de l’époque, dont Verdi et Liszt. Il noue également des liens avec ses compatriotes artistes (Gaston Redon, Lombard, etc.). Malgré tout, cette période est loin d’être fertile : quatre pièces seulement (par ailleurs mal reçues par le Conservatoire). En outre, il s’ennuie de Paris et démissionne au bout de 2 ans. Deux autres passionnantes expériences l’attendent encore.
En 1887, Debussy est donc de retour à Paris. Il y rencontre encore quelques artistes dont le poète Mallarmé et le peintre Toulouse-Lautrec. Mais il ne reste pas longtemps sur place car, en 1888 (il a 26 ans), il fait le voyage au Festival de Bayreuth et tombe sous le charme. Il y retourne même l’année suivante. Entendant Tristan, il déclare : « C’est décidément la plus belle chose que je connaisse ! » (écouter le Prélude de l’acte 3 de Tristan). Même si plus tard, il rejettera violemment Wagner, il en reste marqué à jamais.
En 1889, il visite l’exposition universelle et découvre les sonorités « exotiques », notamment celles du gamelan javanais qui lui font forte impression (gammes, couleurs sonores, ruptures rythmiques...) : « Le contrepoint de Palestrina n’est à mon avis qu’un jeu d’enfant en face du contrepoint rythmique des musiciens javanais, et la percussion de nos orchestres civilisés n’est qu’un bruit barbare de cirque forain, comparée à celle du gamelan aux nuances raffinées. » (écouter un exemple). Il s’en souviendra dans certains de ses 24 Préludes (1909-13 : écouter le Prélude n°2 du livre I)
Le jugement si élogieux que Debussy porte sur le gamelan tranche avec de celui de Berlioz sur la musique exotique, écrit dans À Travers Chants (1862) moins de 40 ans auparavant : « Nous n’avons rien dit de l’art des sons en Orient ; voici pourquoi : tout ce que les voyageurs nous ont appris à ce sujet jusqu’ici se borne à des puérilités informes et sans relations aucunes avec les idées que nous attachons au mot musique. A moins donc de notions nouvelles et opposées sur tous les points à celles qui nous sont acquises, nous devons regarder la musique, chez les Orientaux, comme un bruit grotesque, analogue à celui que font les enfants dans leurs jeux. »
Berlioz a ajouté plus tard la note suivante : « Depuis que ces lignes furent écrites nous avons eu l’occasion en France et en Angleterre, d’entendre des musiciens arabes, chinois et persans, et toutes les expériences qu’il nous a été permis de faire sur leurs chants, sur leurs instruments, comme aussi les questions que nous avons adressées à quelques-uns d’entre eux qui parlaient français, tout nous a confirmé dans cette opinion. »
En 1890 (il a 28 ans) toutes les influences que Debussy a reçues se fondent en un style très personnel. Sa Suite bergamasque pour piano remporte un franc succès dû probablement à la 3ème pièce « Clair de lune » qui sera par la suite souvent utilisée au cinéma (écouter). Puis c’est le Prélude à l’après-midi d’un faune (1892-94 : écouter le début) qui, d’abord mal accueilli car mal exécuté, deviendra vite un succès dans toute l’Europe.
Il s’attelle dès 1894 à son unique opéra complet : Pelléas et Mélisande, au livret rédigé par Maeterlinck à partir de sa pièce du même nom, et dont l’univers symboliste a également inspiré Gabriel Fauré (écouter), Sibelius et Arnold Schönberg. Œuvre longuement méditée, Debussy mettra 10 ans pour la composer. La première aura lieu en 1902 à l’Opéra-Comique de Paris. Au cours des répétitions, les difficultés s’accumulent : polémique avec Maeterlinck qui veut imposer sa maîtresse pour chanter Mélisande (il faillit même provoquer Debussy en duel), sabotage des partitions rendant impossible la différenciation des # et des b, pamphlet contre l’ouvrage rebaptisé Pédéraste et Médisante... (écouter la Scène de la Tour). C’est d’abord un échec désastreux car la musique singulière et le rythme extrêmement lent de l’opéra déconcertent le public et une partie de la critique. Témoins, ces réflexions de Richard Strauss après le 1er acte : « Est-ce toujours comme cela ?... il n’y a rien... pas de musique... cela ne tient pas... c’est trop humble... il n’y a pas assez de musique pour moi, ici... » Néanmoins, l’œuvre s’installe peu à peu dans le paysage musical. Elle sera jouée plus de 100 fois dans les 10 années qui suivent, en France et à l’étranger !
Depuis son retour à Paris en 1887, Debussy mène une vie de bohème. Heureusement, Ernest Chausson lui apporte un soutien financier. Mais cette manne stoppe brusquement en 1894 lorsque des lettres anonymes révèlent sa liaison avec la danseuse Gabrielle Dupont alors qu’il est fiancé à Thérèse Roger (qui en plus s’est endettée pour lui).
Après avoir quitté "Gaby" Dupont en 1899, Debussy épouse Rosalie Texier, une couturière. Mais il flirte ensuite avec Emma Bardac, femme d’un banquier (et un temps maîtresse de Fauré : comme le monde musical est petit !). Cette rupture pousse Rosalie à se tirer une balle dans la poitrine. Elle y survit heureusement, mais c’est un scandale épouvantable et Debussy, qui obtient le divorce pour épouser Emma en 1908, est même décrié par ses amis. En 1905, le nouveau couple a une fille, Claude-Emma, à qui il dédie sa poétique et malicieuse suite pour piano Children’s Corner : « À ma très chère Chouchou… avec les tendres excuses de son père pour ce qui va suivre » (écouter la fin de Docteur Gradus).
Foncièrement non-conformiste, Debussy rejette le goût dominant pour la musique allemande dont il refuse la lourdeur et les formes qui contraignent le compositeur à avancer selon un schéma fixe et prédéfini. « Au secours ! Il va développer ! » s’exclame-t-il en plein concert ! Lors de la première à Paris de la Symphonie n° 2 de Mahler (écouter le début du 1er mvt), il quitte ostensiblement la salle et écrit le lendemain : « Ouvrons l’œil (et fermons l’oreille)… Le goût français n’admettra jamais ces géants pneumatiques à d’autre honneur que de servir de réclame à Bibendum. ».
Il milite pour une musique légère et fluide, qui puise ses racines chez Jean-Philippe Rameau et François Couperin (écouter le début de l’Hommage à Rameau). Il écrit : « La musique française, c’est la clarté, l’élégance, la déclamation simple et naturelle ; la musique française veut avant tout, faire plaisir. Couperin, Rameau, voilà de vrais Français ! Cet animal de Gluck a tout gâté. A-t-il été assez ennuyeux ! assez pédant ! assez boursouflé ! Son succès me paraît inconcevable. Et on l’a pris pour modèle, on a voulu l’imiter ! Quelle aberration ! Jamais il n’est aimable, cet homme ! Je ne connais qu’un autre musicien aussi insupportable que lui, c’est Wagner ! Oui ! ce Wagner qui nous a infligé Wotan, le majestueux, le vide, l’insipide Wotan !... » (extrait d’une interview par Paul Landormy).
Pas étonnant dans ces conditions qu’on l’ait surnommé de son vivant « Claude de France », surnom dont il signe certaines de ses partitions.
À la veille de la première guerre mondiale, 1913 est une année charnière : Proust publie Du côté de chez Swann, Malevitch peint son Carré noir sur fond blanc, Marcel Duchamp imagine son 1er ready-made (Roue de bicyclette).
En musique, on assiste à la création simultanée par les Ballets russes de 2 œuvres révolutionnaires : Jeux le 15 mai (écouter le début) et Le Sacre du printemps le 29 mai. La première, desservie par une chorégraphie confuse, est accueillie froidement ; la 2nde, par son caractère primitif et sauvage, crée un scandale mémorable (écouter la fin). Pourtant, sur le plan purement musical, c’est sûrement l’œuvre de Debussy qui va le plus loin par son discours fluide en permanente modification, soutenu par un orchestre aux couleurs subtiles.
Ses dernières années sont assombries par la maladie et la Première guerre mondiale. Son sentiment nationaliste en est encore renforcé. Il projette de composer six sonates pour différents instruments en référence aux Concerts Royaux de Couperin. Il n’aura la force d’en terminer que trois : pour violoncelle et piano, pour flûte, alto et harpe (analyse dans Symphozik) et pour violon et piano (écouter la fin du 3ème mvt). Atteint d’un cancer, il décède le 25 mars 1918. Sa chère Chouchou ne lui survivra hélas que d’un peu plus d’un an : elle meurt à 14 ans de la diphtérie le 14 juillet 1919.
Même s’il refusait ce titre, Claude Debussy est toujours considéré comme le père de l’impressionnisme musical français. Les évocations de la nature sont multiples dans son œuvre (par exemple : les triptyques La mer, Nuages ...). L’écriture dans ces pages a ceci de particulier qu’elle fait ressentir à l’auditeur l’impression de contempler le paysage décrit (d’où le qualificatif d’"impressionniste"). On croirait par exemple entendre le bruissement du vent et le ressac dans la mer, tous ces effets étant rendus par une prodigieuse et novatrice utilisation du timbre des instruments.
Ses premières compositions viennent rompre avec le romantisme du XIXème siècle. Le Prélude à l’après-midi d’un faune (1892-1894 : analyse dans Symphozik) est quasi-contemporain des dernières symphonies de Johannes Brahms. Or, on peut aisément mesurer le gouffre qui sépare ces deux esthétiques. Cette pièce pour orchestre est parfois considérée comme le début de la musique moderne. Debussy poursuivra dans cette voie avec son Quatuor à cordes au second mouvement si déroutant (écouter) qui sera prémonitoire de l’évolution du quatuor au XXème siècle.
Debussy sera aussi le premier à rompre avec l’harmonie classique (les règles des quintes et octaves parallèles interdites) dans des pièces comme la Cathédrale Engloutie (1910 : écouter ; voir une analyse en ligne). Il reprend le système modal qu’avait réintroduit Fauré à la fin du XIXème siècle mais s’éloigne encore du système tonal en pensant la musique sur autre chose que des accords parfaits. Si Mahler poursuit la tradition de la musique symphonique allemande, Debussy, lui, prendra une voie différente. Pourtant contemporains, les deux hommes vont développer des conceptions musicales totalement opposées. Debussy ne manquera d’ailleurs pas (comme on l’a vu) de marquer son peu d’estime pour la musique de Mahler. Pourtant, chacun d’eux sera à l’origine de grandes révolutions dans la musique du XXe siècle.
Ce qu’il écrit à propos des 7 Enfantines de Moussorgski (1872 : écouter la première) définit parfaitement son propre style : « Cela se tient et se compose par petites touches successives, reliées par un lien mystérieux et par un don de lumineuse clairvoyance. » Ce style, il l’approfondira d’œuvre en œuvre, depuis les Nocturnes (1899) jusqu’à Jeux (1913) en passant par La Mer (1905) et les Images pour orchestre (1905-1912).
Debussy est si original en son temps qu’il n’a aucun continuateur immédiat (Maurice Ravel suivra une voie plus traditionnelle). Certains ont pu en conclure qu’il menait à une impasse. En fait, il affronte plus qu’aucun autre la liberté absolue du créateur fixant lui-même les règles de l’œuvre qu’il invente. En cela, il appartient indéniablement à ce XXe siècle qui commence avec lui plus qu’avec Wagner, dont le Tristan et Isolde était selon ses propres mots « un magnifique crépuscule que l’on a pris pour une aurore ».
Mais il faudra sauter la génération du Groupe des Six (donc attendre une cinquantaine d’années), pour que de nombreuses figures de la musique du XXe siècle comme Olivier Messiaen, Dutilleux, Boulez ou Takemitsu (écouter le début de November Steps) reconnaissent tout ce qu’ils doivent à Debussy. Ne l’avait-il pas pressenti quand il écrivait :« J’écris des choses qui ne seront comprises que par les petits-enfants du XXe siècle. »
Malgré les résistances qu’elle a rencontrées, l’œuvre de Debussy a rapidement été reconnue. C’est sans doute parce que, derrière l’audace du langage, il y a toujours de séduisantes mélodies organisées en un flot mélodique en perpétuelle mutation et habillées d’harmonies chatoyantes... ce qu’on a appelé son « impressionnisme ». Aussi, pour novatrice qu’elle soit, jamais cette œuvre n’a provoqué le scandale. Masquant sa complexité sous des dehors plaisants, elle est apparue singulière et profondément originale, mais s’inscrivant dans la tradition poursuivie par Berlioz, Saint-Saëns et Fauré, d’une musique française rigoureuse et subtile, mais lumineuse et élégante. Mais « Le chatoiement de l’art debussyste ne doit pas nous dissimuler la trame serrée dont elle n’est que l’émanation sensible. » (Romain Goldron, Histoire de la musique, éd. Rencontre, Lausanne, 1966.).