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Musiques dramatiques pour une mort tragique

azerty (†), le 08/12/2021

Préambule

La mort est un sujet fréquemment abordé dans la musique classique. On ne compte pas les œuvres composées pour commémorer ou accompagner un triste événement : requiem, déplorations, tombeaux, marches funèbres ou autres (scène finale de presque tous les opéras). Jean-Claude Chorier, dans son excellent site (voir références), a établi une sélection de requiem qui va de Roland de Lassus à György Ligeti en passant par Wolfgang Mozart, Hector Berlioz, Giuseppe Verdi et Gabriel Fauré. On pourra aussi se reporter aux exemples musicaux présentés dans notre dossier sur le thème de la mort

Le récit funèbre qui a suscité de tous temps le plus de compositions musicales est sans nul doute celui qui constitue le cœur de la religion chrétienne : la mort de Jésus sur la croix. Cet épisode tragique a été principalement traduit musicalement dans trois grandes catégories de compositions : l’oratorio (et notamment les Passions), le second Office des Ténèbres et le Stabat Mater. On peut y ajouter la dernière parole de Jésus sur la croix avant d’expirer : « Père, entre tes mains je remets mon esprit ».

Passions

En préliminaire, voici un petit point historique (4 mn) par la musicologue Corinne Schneider (écouter). 

La Passion du Christ (du latin "patior" = souffrir) est chantée sous la forme de psalmodies dès la période du chant grégorien. Au XVIIIe siècle, elle est traitée dans le cadre d’oratorios de la Passion qui sont de véritables opéras sacrés. Les plus connus sont ceux de Johann Sebastien Bach (on en a conservé deux) et de Georg Philipp Telemann qui en a composé plus de 40 (on n’en a conservé une quinzaine) et dont le plus célèbre est la Brockes-Passion (1716 : écouter le récit de la mort du Christ). 

Dans les deux Passions de Bach on trouve un récit dramatique de la mort de Jésus. Dans la Saint Mathieu, cet événement tragique est raconté par le récitant qui rapporte la dernière parole du Christ, qui est, selon Mathieu : « Seigneur, pourquoi m’as-tu abandonné ? » ; le chœur, qui représente le peuple, intervient alors pour se moquer de Jésus ; puis le récitant rapporte l’épisode du tremblement de terre et des miracles qui l’accompagnent, le peuple reconnaît alors « c’était bien le fils de Dieu » (écouter). Dans la Saint-Jean, le récit est partagé entre une voix d’alto et un récitant ; il est présenté en quatre parties : « tout est consommé », « sa tête s’est penchée », « la terre tremble » et « lamentations » (écouter).

La Passion selon saint Jean de Georg Gebel  (1709-1753) est moins connue, elle renferme cependant un très beau chœur qui commente la mort de Jésus (écouter). L’oratorio Marie-Madeleine aux pieds du Christ, d’Antonio Caldara, équivaut à une Passion. La mort du Christ y est chantée par Marie-Madeleine dans l’air Instants horribles (écouter).

Pour clore ce chapitre sur une note moins sombre, voici un air pour le moins inattendu extrait de la Passion selon saint Luc TWV 5.29 de Telemann (écouter). Son côté guilleret étonne moins quand on connaît le sens des paroles : « telle une brise légère agitant le feuillage, la plus terrible nouvelle ne peut troubler un cœur pur ».

Le second Office des Ténèbres

« Offices des Ténèbres » est le nom donné aux cérémonies célébrées autrefois durant les trois jours de Pâques (jeudi, vendredi et samedi). Ces offices sont dits « des ténèbres » car ils devaient se terminer après la tombée de la nuit. L’office du jeudi commémore les moments précédant l’arrestation de Jésus (célébration de la Cène avec les apôtres, nuit au mont des oliviers). Celui du vendredi correspond au jugement et à la crucifixion. Enfin, la cérémonie du samedi célèbre la résurrection et l’ascension du Christ.

Le récit de la mise en croix et de la mort de Jésus prend donc place à la fin du second Office des Ténèbres, à la nuit tombante du vendredi. Le moment le plus tragique, celui où Jésus expire, fait l’objet du cinquième répons : Tenebrae factae sunt (les ténèbres tombent). En voici le texte, inspiré de l’Évangile selon saint Mathieu : « Les ténèbres se firent, tandis que les Juifs crucifiaient Jésus et, vers la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte "Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?" Et, inclinant la tête, il rendit l’esprit. »

Le texte de ce cinquième répons a été mis en musique dès la période du chant grégorien (écouter). De nombreux compositeurs l’ont ensuite utilisé. En voici quelques-uns classés par ordre chronologique : durant la renaissance, Tomás Luis de Victoria (1585 : écouter ) puis Carlo Gesualdo (1611 : écouter) ; pendant la période baroque, J an Dismas Zelenka (1704 : écouter) ; il faut ensuite attendre 1963 pour entendre, avec Francis Poulenc, une version à la fois sereine et déchirante du cinquième répons des ténèbres (écouter). Le compositeur commente avec humour sa démarche créative : « On peut dire que je suis dans les ténèbres car pour l’instant j’ai l’impression d’entrer dans un tunnel. C’est toujours comme cela, je ne m’en fais pas. Cette œuvre me passionne mais me terrifie. » Un an plus tard, il écrit à un ami : « Les ténèbres sont finies. Je ne regrette pas d’avoir pris tout mon temps car c’est très soigné. Avec le Gloria et le Stabat mater, j’ai là, je crois, trois bonnes œuvres religieuses. Puissent-elles m’épargner quelques jours de purgatoire si j’évite de justesse l’enfer ! ».

Stabat Mater

 Le Stabat Mater (traduction : La Mère se tenait là) est un poème de la liturgie catholique rédigé en latin par un moine franciscain du XIIIe siècle. Il évoque la souffrance de la Vierge Marie devant son fils Jésus, crucifié et mourant. Ce texte émouvant a inspiré beaucoup de compositeurs à toutes les époques et a donné lieu à de nombreux chefs-d’œuvre. Le sommet dramatique de ce poème, qui comporte 19 strophes, se situe en son milieu ; c’est le Vidit suum : « Elle vit son enfant bien-aimé mourant seul, abandonné, et soudain rendre l’esprit ». On retrouve ce passage dans les différents Stabat Mater mis en musique depuis le XIVe siècle. Le climat des diverses versions varie considérablement, comme on pourra l’entendre, selon la façon dont on interprète l’attitude de la vierge : résignée, méditative, désespérée, révoltée…

Durant la période baroque, citons d’abord l’œuvre d’Alessandro Scarlatti, commandée en 1724 par les Franciscains (écouter). Sans doute peu satisfaits par ce travail, ils en commandent un autre en 1736 à Giovanni Battista Pergolèse. Cette fois ils sont comblés, et l’œuvre obtient un tel succès qu’elle ne cessera pas d’être jouée jusqu’à aujourd’hui (écouter). Ce n’est pas le cas du Stabat Mater d’Antonio Vivaldi : composé en 1712, il ne sera redécouvert qu’au XXe siècle (écouter).

L’âge classique nous présente, notamment avec le Stabat Mater de Luigi Boccherini (composé en 1781, révisé en 1800), une version plus apaisée (voir aimable) de la douleur de Marie (écouter). La période romantique en offre, avec celui de Gioacchino Antonio Rossini (commencé en 1831 et terminé en 1842), une version lyrique digne d’un opéra (écouter). On peut faire le même constat, mais dans une tonalité plus sombre et plus passionnée, avec celui qu’ Antonin Dvořák compose en 1877 en mémoire de ses enfants, décédés peu de temps avant (écouter).

Au XXe siècle, le texte moyenâgeux du Stabat Mater continue d’interpeller de nombreux compositeurs. On peut notamment mettre en avant la version lyrique et colorée que Francis Poulenc compose en 1950 (écouter). Celle d’Arvo Part est curieusement instrumentée pour un trio à cordes et un trio vocal (soprano, ténor, contre-ténor). Elle est tout entière empreinte d’une profonde religiosité (1985 : écouter).

La dernière des sept paroles du Christ

 Selon la tradition, Jésus crucifié a prononcé sept courtes phrases avant de mourir. La dernière est évidemment la plus tragique. On lit dans l’Évangile selon saint Luc (23,46) : « Jésus poussa un grand cri "Père, entre tes mains je remets mon esprit". Et, en disant ces paroles, il expira. » 

Ces derniers mots ont évidemment inspiré plusieurs oratorios dont nous n’entendrons que la fin (qui correspond à cette dernière parole). Le premier compositeur à l’avoir mis en musique est Heinrick Schütz en 1662 (écouter). On a retrouvé récemment une version attribuée à Giovanni Battista Pergolèse. Elle daterait d’environ 1730 (écouter). La version la plus connue reste celle de Joseph Haydn. Il a d’abord composé ses Sept Dernières Paroles du Christ en croix pour orchestre en 1886. Il réécrit ensuite la partition pour quatuor à cordes en 1887. Enfin, en 1896, il la transforme en oratorio pour solistes, chœur et orchestre. L’œuvre se termine dans l’apaisement avec la dernière parole (écouter) puis dans la fureur avec l’épisode du tremblement de terre (écouter).

En 1859, César Franck, avec la collaboration de Charles Gounod, a lui aussi écrit un vaste oratorio dont voici la dernière partie (écouter). Plus près de nous, Tristan Murail a composé sur ce thème en 2009 sept pièces pour orchestre, chœur et électronique, dont le style évoque Gyorgy Ligeti. Voici un extrait de la septième pièce : écouter.

Autres

On trouve chez d’autres compositeurs une évocation, plus ou moins proche des Évangiles, de la mort de Jésus. En voici quelques-uns par ordre chronologique.

Vers 1678, Heinrich Biber compose ses Sonates du Rosaire pour violon solo et continuo. Voici des extraits de la numéro 10, intitulée La Crucifixion : écouter.

En 1741, Georg Friedrich Haendel écrit son monumental oratorio Le Messie. La seconde partie commente les souffrances du Christ (écouter un extrait).

En 1755, Georg Philipp Telemann compose son oratorio Der Tod Jesu (La Mort de Jésus). Voici l’émouvante toute fin : écouter.

En 1846, Felix Mendelssohn entreprend l’écriture d’un oratorio dont la composition sera interrompue par sa mort. L’œuvre inachevée est intitulée par son frère Christus. Un chœur final évoque les souffrances de Jésus (écouter).

En 1923, André Caplet compose Le miroir de Jésus, vaste pièce en trois parties sur les Mystères du Rosaire. Le compositeur indique : « Mes intentions sont d’utiliser comme accompagnement le quatuor à cordes et la harpe ; de faire précéder chaque groupe du Mystère (de joie, de peine, de gloire) d’un petit prélude confié aux seuls instruments à cordes, et d’utiliser un groupe de voix de femmes (9 voix seulement divisées en 3) pour agrémenter comme fond sonore les Mystères joyeux et les Mystères glorieux. ». La seconde  partie se termine par la Crucifixion (écouter).

Ressources liées

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