Ce texte s’appuie sur un article du média suisse « Le Temps », article du 21/03/2015 qui s’efforçait de répondre à la question : pourquoi la musique dite « contemporaine » n’est-elle pas plus populaire? (lire)
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On réduit généralement la « musique contemporaine » toujours aux mêmes clichés : obscurité, incohérence et horribles dissonances imposées par des cérébraux comme Boulez (écouter le début du Marteau sans maître) ou Stockhausen (écouter le début de Klavierstück XI)… Pour un non initié, il y a de quoi fuir ! Mais il faut apporter quelques nuances et prendre un peu de recul.
Depuis 1945, date généralement retenue pour faire débuter la musique dite ”contemporaine”, le paysage sonore brasse bien des styles et des genres : quoi de commun entre l’avant-garde la plus expérimentale et la musique de Star Wars ? Peut-on ranger dans la même catégorie la musique spectrale (écouter le début de Vortex Temporum de Grisey) et les courants néo-tonaux (écouter le Lento de la Symphonie n° 3 de Górecki).
L’étiquette de musique contemporaine suscite « une espèce de crainte injustifiée à mon avis, dit Marc Texier, directeur du festival ”Archipel” (des musiques actuelles), parce que la musique contemporaine aujourd’hui va de John Adams à Pierre Boulez, d’une musique facile, presque d’ameublement dans certains cas, à une musique intellectuelle et qui restera toujours difficile. Les gens qui disent ça n’écouteront pas spontanément ”L’Art de la fugue” (écouter un extrait) ou les derniers quatuors de Beethoven (écouter le début du n° 14). »
Des considérations précédentes, on peut tirer au moins deux conclusions :
1) que la musique contemporaine doit être abordée dans toute sa diversité ;
2) que la part la plus « savante » de cette musique restera à tout jamais « élitiste ».
L’idée d’une musique réservée à un public restreint n’est pas nouvelle. Déjà Hector Berlioz, l’avait constaté quand il écrivait : « MUSIQUE, art d’émouvoir par des combinaisons de sons les hommes intelligents et doués d’organes spéciaux et exercés. Définir ainsi la musique, c’est avouer que nous ne la croyons pas, comme on dit, faite pour tout le monde. » (in Berlioz.com/écrits.htm).
Mais on peut remonter encore plus loin. Ainsi, vers 1705, le Consistoire d’Arnstadt ne comprenait rien aux fulgurances de Johann Sebastian Bach. Il dénonçait : « les nombreuses et curieuses variations dans ses chorals, mêlés d’accords étranges, qui embrouillent l’assemblée des fidèles ». Et la plupart des auditeurs restait insensible à la science de l’écriture du Cantor. Un critique de l’époque écrit en 1737 : « Ce grand homme ferait l’admiration de toutes les nations s’il avait plus d’agrément et s’il n’ôtait pas le naturel à ses pièces en y mettant de l’enflure et quelque chose d’embrouillé, et s’il n’en obscurcissait pas la beauté par un excès d’art... Cette enflure l’a fait tomber du naturel dans l’artificiel, du sublime dans l’obscur... On admire un travail écrasant, une peine énorme hélas employée en vain, car ils combattent la raison. »
En fait, dans le domaine artistique, les recherches pour dépasser la tradition ont toujours été mal acceptées. Quand, vers 1600, la polyphonie de la Renaissance décline au profit des novations qui portent en germe la musique dite ”baroque”, ce nouveau style est condamné de façon féroce par un certain Giovanni Artusi : cet éminent théoricien n’hésite pas à attaquer les œuvres de Claudio Monteverdi en les qualifiant de ”grossières” ! Et l’histoire est riche de ce genre de réactions qui nous semblent aujourd’hui ridicules : il est peu de compositeurs qui n’aient subi les foudres de la critique pour leurs coupables audaces… jusqu’à ce que, le temps ayant fait son œuvre, ces mêmes audaces apparaissent comme toutes naturelles. N’oublions pas que, jusqu’au XIIe siècle, la tierce et la sixte étaient entendues comme d’horribles dissonances ! (petite pause humoristique). À toute époque, la musique contemporaine a besoin, selon sa complexité, d’un temps de maturation plus ou moins long pour être acceptée. Rappelons qu’il a fallu attendre 1961 pour qu’une symphonie de Gustav Mahler soit programmée à Paris !
Mais, objectera-t-on, si les ”sauvageries” du ”Sacre du printemps” ne heurtent plus l’amateur averti, il n’en est pas de même des spéculations des musiques sérielle ou spectrale (voir notre dossier ”Où va la musique d’aujourd’hui ?”) qui, force est de le constater, n’ont toujours pas, après un-demi siècle, atteint un large public. C’est qu’il faut bien se faire une raison : ce genre de musique cérébrale ne touchera jamais qu’un petit cercle d’initiés, tout comme d’ailleurs les rarement programmées polyphonies de Guillaume de Machaut (écouter le Hoquet David), l’Art de la fugue de Bach (écouter), ou l’opus 131 de Ludwig van Beethoven (écouter). « Toute la musique savante occidentale est une musique élitiste de fait, analyse Philippe Albèra, responsable des éditions Contrechamps. On a beau essayer de vendre la musique comme on vend des savonnettes et de faire des ”événements”, il n’en reste pas moins qu’écouter une Passion de Bach, un quatuor de Beethoven, une symphonie de Schumann, ce n’est pas quelque chose de spontané. » Et de souligner qu’« à toutes les époques, cette musique n’a jamais été populaire », avec des créations souvent données devant des cercles restreints.
Il ne viendra donc peut-être jamais le temps où la musique de Boulez, si ardue aux oreilles de la plupart, sera régulièrement programmée dans une grande salle. Quel organisateur de concert oserait proposer un chef d’œuvre comme Pli selon pli à un vaste public pour lui faire partager ce tissu sonore coloré, délicat et comme en apesanteur (car libéré de la mesure et de la tonalité) : écouter le début d’Improvision II.
Il semble donc qu’il faille changer de perspective et s’interroger, non sur l’adaptation de la musique au public, mais sur le degré de réceptivité du public, selon la musique qu’on lui propose. Autrement dit, non pas quelle musique pour le public, mais quel public pour quelle musique ? Et on en vient au douloureux problème de l’éducation du futur spectateur-consommateur face à la pression médiatique, si prompte à marteler le dernier tube à la mode. La question se pose d’ailleurs dans tous les domaines de la culture : de même qu’on ne lit pas ”La Divine Comédie” comme on lit le journal, de même on n’écoute pas une symphonie de Brahms comme de la techno diffusée dans une discothèque.
Connaître les grandes lignes de l’histoire de la musique, avoir joué d’un instrument, posséder des notions de solfège… ne peuvent que faciliter l’accès à la musique dite ”classique”. Mais combien de personnes ont-elles bénéficié de ces apprentissages ? Et pour ces privilégiés, un autre problème se pose : l’acquisition dans un conservatoire d’une pratique traditionnelle ne les a-t-elle pas coupé d’autres formes de musiques (chanson, jazz, rock, etc.) qui ont aussi leur intérêt pour rêver, divertir, danser, communiquer de l’énergie… ou même délivrer un message ? Il semble qu’entre le classique et la variété s’élève un mur infranchissable. Du côté du classique, on voit même parfois un esprit de chapelle se développer autour de la musique ancienne jouée sur instruments d’époque ou à l’opposé autour de la musique d’avant-garde et des rencontres (ateliers, séminaires) qui lui sont dévolues.
Il ne s’agit cependant pas de dénigrer le travail déployé par les musicologues pour redécouvrir des œuvres oubliées ou les recherches menées par un centre comme l’Ircam. Il ne s’agit pas non plus de tout mélanger, par exemple de mettre sur le même plan Frédéric Chopin et Serge Gainsbourg… même si le second s’est souvent inspiré du premier (écouter Jane B suivi du Prélude n° 4). Ne serait-il pas incongru de mettre du classique et du rap au même programme de concert ? On mécontenterait probablement tout autant les amoureux de l’un comme les amateurs de l’autre. Ce n’est pas les ”shows” d’un André Rieu qui amèneront les auditeurs vers le meilleur du classique (petit intermède humoristique ou déprimant, selon votre humeur). On mesure la difficulté qu’il y aurait à élaborer des programmes de concert audacieux conciliant tradition et découverte, valeur sûre et inattendu, grands interprètes et jeunes espoirs, accents anciens et sonorités de demain (voir Festival de Radio France).
Il semble donc qu’il faille reconnaître la diversité des publics et, hélas, leur relative étanchéité. Pourtant, comme on le dit souvent, il n’y a que deux sortes de musiques : la bonne et la mauvaise... Ajoutons : et il y a de la bonne musique partout. Le choix paraît donc simple. Un auditeur ouvert à tous les genres du classique comme du contemporain devrait être capable d’apprécier tout autant, selon la circonstance et l’humeur du moment, une fugue de Bach (écouter), un scherzo de Chopin (écouter), la Sequenza I de Berio (écouter) ou un raga indou (écouter)… Le problème, c’est que le répertoire est immense, comment s’y retrouver ? La réponse n’est pas simple : c’est une affaire de connaissance, de goût et surtout de curiosité.
Nous avons la chance de vivre à à une époque où la technologie nous offre un accés direct à presque tous les genres de musiques existants, ce qui a grandement modifié nos habitudes d’écoute. Mais est-ce vraiment une chance ? Non si l’on reste passif devant le déluge de musique commerciale qui nous submerge à notre insu. Oui si l’on se fixe comme projet la découverte patiente de tous les aspects d’un compositeur, d’une forme, d’une tendance… ou de la musique d’aujourd’hui, pour en revenir à notre sujet. Il serait donc dommage d’avoir peur de la musique contemporaine et de passer à côté de sa richesse de genres et de styles. Restons au contraire en éveil pour l’explorer dans toute sa diversité.
Quelques extraits de mes trouvailles récentes :
- de la compositrice Unsuk Chin, ”Concerto pour piano et orchestre” (écouter)
- une musique dite fonctionnelle de René Aubry, ”Steppe” (écouter)
- de Thierry Escaich , la n° 2 des ”Scènes d’enfants au crépuscule” pour flûte, violoncelle et piano : écouter)
- du compositeur danois Soren Nils Eichberg : Symphonie n° 2 (écouter)
- du suédois Carin Bartosch Edström : ”Tarentelle” pour 4 flûtes à bec (écouter)