Charles Baudelaire évoque en poète l’idée d’un lien entre différents mondes de sensations dans son célèbre sonnet Correspondances : « ... Comme de longs échos qui de loin se confondent ... Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » L’existence de telles associations débouche sur l’idée séduisante mais problématique de correspondance des arts. Ce dossier vise à approfondir notre exploration de ces correspondances qui tissent un lien subtil entre la musique et la peinture : voir nos autres dossiers dans la catégorie Correspondance des arts en fin de page.
La musique est sans doute l’art qui a le plus inspiré les peintres aussi bien figuratifs qu’abstraits. Quel était le but visé par les peintres qui ont travaillé sur le thème de la musique ? Nous allons d’abord interroger le domaine de la figuration. L’observation des œuvres m’amène à distinguer cinq tendances principales :- traduire une vision hédoniste de l’existence,- traduire toutes sortes de sentiments,- glorifier une divinité, - symboliser la fuite du temps, - fournir un thème formel permettant une recherche picturale.
Détaillons ces différentes tendances.
La première et la plus fréquente consiste à traduire les plaisirs de l’existence en s’appuyant sur le caractère hédoniste de la musique. En voici quelques exemples énumérés par ordre chronologique.
Dans l’Antiquité (image 1 ci-dessous : Musiciens, détail d’une fresque étrusque dans une tombe à Tarquinia, Italie), les bons moments du quotidien se trouvent souvent représentés par des scènes où se mêlent étroitement musique, peinture, poésie et danse.
Au Moyen Âge (image 2), les froides salles des châteaux sont réchauffées par d’éblouissantes tapisseries comme celle de La Dame à la licorne. Une des six tentures, qui illustrent les cinq sens, symbolise l’Ouie par une femme dans un jardin paradisiaque. Elle est entourée d’animaux, et joue de l’orgue portatif sur un fond semé de fleurs.
Dans La Leçon de musique (image 3), Johannes Vermeer inscrit sur le couvercle du virginal cette maxime qui dévoile en partie le sens du tableau : la musique est la compagne de la joie et un baume contre la douleur.
1. Musiciens, détail d’une fresque étrusque, tombe à Tarquinia, Italie |
2. La Dame à la licorne, vers 1520, L’Ouie, tenture (détail), musée de Cluny (Paris) |
3. Vermeer, La Leçon de musique, 1663, coll. royale britannique |
À la fin du XIXe siècle, Auguste Renoir nous introduit dans l’intimité d’une scène familiale avec ses Jeunes filles au piano (image 4 ci-dessous).
Georges Seurat applique sa technique pointilliste à l’évocation d’un cabaret ; il met la contrebasse au premier plan pour souligner la direction des jambes levées des danseuses et équilibrer la composition (image 5). Henri de Toulouse-Lautrec aborde le même sujet mais de façon bien différente (image 6).
Plus près de nous, Raoul Dufy traite souvent du thème de la musique ; dans Le grand orchestre (image 7), les couleurs ont leur vie propre, débordent les objets, comme si les timbres chatoyants des instruments emplissaient tout l’espace du spectateur.
4. Renoir, Jeunes filles au piano, 1892, musée d’Orsay à Paris |
5. Seurat, Le Chahut (détail), 1890, musée Kröller-Müller à Otterlo |
6. Toulouse-Lautrec, Jeanne Avril au jardin de Paris, affiche, 1893, coll. privée |
Quand on observe les reproductions 1 à 7 ci-dessus, on constate que les artistes ont privilégié les teintes chaleureuses et les formes pleines qui évoquent des musiques plaisantes et enjouées. Dans le même esprit, les peintres de la Renaissance et du Baroque ont une prédilection pour les formes rebondies du luth et de la viole de gambe (images 3 ci-dessus et 8 à 12 ci-dessous).
8. Grünewald, détail du Retable d’Issenheim, 1515 |
9. Holbein le jeune, Les Ambassadeurs (détail). 1533, National Gallery à Londres |
10. Saraceni, Sainte Cécile et l’ange (détail), 1610, Rome, Palazzo Barberini, |
11. d’après Rombouts, Le concert (détail), c.1620, Musée des Beaux-Arts, Valenciennes |
Dans le genre hédoniste, on accordera une mention spéciale à l’allégorie de l’Ouïe, qui est un des cinq panneaux de l’Allégories des Cinq Sens réalisée en 1618 par Brueghel l’Ancien (dit « de velours ») en collaboration avec Rubens (image 12 ci-dessous). On remarque que, là encore, les formes arrondies des instruments à cordes sont privilégiées. En outre, la sensualité du tableau est renforcée par la représentation, au centre, d’une femme dénudée jouant du luth. Dans les images suivantes (13 à 15), le nu devient le sujet principal, la musique ne faisant que participer à l’expression de la sensualité.
12. Brueghel de velours et Rubens, Allégorie de l’ouïe (détail), 1618, musée du Prado à Madrid |
13. Giorgione et Titien, Le Concert champêtre (1510) musée du Louvre |
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14. Titien, Vénus avec un organiste, 1551, musée du Prado à Madrid |
15. Ingres, L’Odalisque à l’esclave, 1842, musée Walters à Rome
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Après l’expression des plaisirs de la vie, tout en couleurs chaleureuses et en courbes sensuelles, une deuxième tendance des plasticiens qui associent peinture et musique dans leurs toiles consiste à suggérer des sentiments plus mélangés.
Dans l’atmosphère d’hérésie et de mysticisme qui régnait à son époque, Jérôme Bosch délaisse l’iconographie traditionnelle. Le triptyque du Jardin des délices (1504) est une allégorie fantastique complexe. Dans le 3ème volet, l’Enfer, des instruments de musique géants semblent se retourner contre l’homme pour le punir de ses turpitudes (image 16 ci-dessous).
Dans un tout autre esprit, L’Inspiration du poète de Nicolas Poussin est une recherche vers un équilibre parfait qui engendre une œuvre toute de méditation et de contemplation (image 17).
Camille Corot peint Le Concert champêtre (image 18) qui représente une violoncelliste semblant répéter son morceau entre amies dans un lieu tranquille. Bien que les tons froids dominent, l’atmosphère légère et transparente transmet une impression d’intimité et d’intériorité.
Pour les ballets russes, Picasso a créé des décors et des costumes ; le rideau de scène de Parade (image 19) met le spectateur dans l’ambiance fantasque et surréaliste de l’œuvre de Satie (1917 : écouter).
Au contraire, c’est la mélancolie d’un vieillard jouant de la musique pour se distraire que Matisse figure dans La Tristesse du roi ; il se représente par une masse noire, ressemblant à sa silhouette assise dans son fauteuil roulant, accompagné d’une silhouette blanche, sans doute son infirmière, et d’une odalisque verte qui évoque l’Orient ; les ovales jaunes qui flottent autour des personnages symbolisent les notes de musique (image 20)
16. Bosch, l’Enfer (détail), 1504, musée du Prado à Madrid |
17. Poussin, L’Inspiration du poète, 1630, musée du Louvre à Paris
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18. Corot, Le Concert champêtre (détail), 1857, musée Condé à Chantilly |
19. Picasso, rideau de scène pour Parade (détail), 1917, centre Pompidou à Paris |
20. Matisse, La Tristesse du roi, 1952, centre Pompidou à Paris |
Dans une troisième tendance, les peintres représentent des musiciens qui glorifient une divinité (images 21 et 23 ci-dessous). L’Église s’est toujours méfiée du pouvoir séducteur de la musique mais, dès le XIIe siècle, les réticences cèdent devant l’engouement pour le culte marial. Par exemple Fra Angelico, dans le Couronnement de la Vierge, organise une grande composition pyramidale (image 21) où la Vierge, couronnée par Jésus tout en haut, est entourée par des anges qui célèbrent la scène en jouant de la musique : vents et cordes (image 22). La couleur où domine l’or participe à la célébration.
Dans une quatrième tendance, la musique symbolise l’instant qui passe, et par suite souligne le caractère éphémère de l’existence. Véronèse illustre cette tendance dans les Noces de Cana. (Image 23). Juste en dessous de Jésus qui occupe le centre de l’immense composition, il représente un groupe de six musiciens ; sur la table, un sablier symbolise le temps qui s’écoule (image 24). Dans ce contexte, outre qu’elle participe à la gloire du Christ, la musique, art de l’instant, évoque à la fois le plaisir des sens et la finitude de l’homme. Dans le même ordre d’idées, à partir du XVIIe siècle, le genre dit des Vanités dénonce la vacuité du genre humain soumis à la fuite du temps, à la mort (image 25).
21. Fra Angelico, Le Couronnement de la Vierge, c. 1430, musée du Louvre à Paris |
22.détail : Anges musiciens |
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23.Véronèse, Les Noces de Cana (détail), 1583, musée du Louvre à Paris |
24. détail : le sablier sur la table |
25. Gysbrechts, Vanitas (détail), après 1650. Musée des Beaux-Arts d’Anvers |
Dans une cinquième tendance, la musique fournit un thème formel propre à permettre une recherche picturale. En 1912, Georges Braque peint un Hommage à Bach dans lequel, pensant sans doute à la façon dont le maître du contrepoint construit et déconstruit un thème, il présente une vision éclatée d’un violon (image 26 ci-dessous).
La même année 1912, Picasso se sert de la guitare comme sujet d’expérimentation sur la déconstruction de la forme. En 1925, il peint Les Trois Musiciens qui terminent et synthétisent ses recherches cubistes (image 27).
Avec le Futurisme la peinture cesse enfin d’être un art silencieux dans la mesure où les artistes imaginent des manifestations mêlant tous les arts et sollicitant tous les sens. Carlo Carra déclare que la peinture devra être bruyante et transmettre toutes les couleurs de la vitesse, de la joie, « des cafés chantants et des music-halls, toutes les couleurs conçues dans le temps et non dans l’espace. » Il annonce ainsi ce qu’on appellera plus tard le « happening ». En 1911, le peintre et compositeur Luigi Russolo présente La Musica (image 28) où l’on peut voir un pianiste dont les mains ont été multipliées, des masques qui sortent des couleurs et un long ruban sinueux. Il commente ainsi son œuvre :
« J’ai voulu faire une espèce de traduction picturale des impressions mélodiques, rythmiques, harmoniques, polyphoniques, chromatiques qui forment l’ensemble de l’émotion musicale. […] un musicien spectral en proie à la fureur de l’inspiration, tire d’un immense clavier un tourbillon de sons, rythmes et accords. Le déroulement de la ligne mélodique dans le temps est traduit picturalement par cette bande bleu foncé qui se déroule, en serpentant dans l’espace, et qui domine et enveloppe tout le tableau. »
Rappelons aussi l’image 20 (Matisse, La Tristesse du Roi) qui est une symphonie de formes et de couleurs réalisée avec des papiers gouachés, découpés et collés.
26. Braque, Hommage à Bach, 1912, coll. privée |
27. Picasso, les Trois Musiciens, 1921, MNAM de New York |
Avec ces cinq tendances, nous avons pu mesurer la diversité des idées que peut suggérer la présence de la musique dans des œuvres picturales : accompagner les bons moments de la vie quotidienne et participer à l’expression de la sensualité, traduire toutes sortes de sentiments (du grotesque à la sérénité, de la méditation à la souffrance), symboliser la fuite du temps, glorifier une divinité, fournir un thème formel permettant une recherche picturale. Elles tissent ainsi un lien subtil entre la musique et la peinture.
Toutes les œuvres citées précédemment sont figuratives mais les trois dernières nous amènent aux portes de la non figuration. C’est Franz Kupka, Wassily Kandinsky et Paul Klee qui, dans les années 1910, oseront franchir le pas en cherchant à se détacher complètement de la représentation du réel. Pour cela ils s’appuieront sur la musique, en s’efforçant notamment d’en suggérer abstraitement une des composantes : rythme, mélodie, timbre, etc. Ils représentent donc une étape capitale dans l’histoire des correspondances entre les sons et les couleurs, comme je vais essayer de le montrer dans le paragraphe suivant.
La musique, évoluant dans un monde subjectif et abstrait, apparaît comme un modèle pour les peintres souhaitant se libérer de la reproduction. « Pourquoi est-ce que je comprends mieux le musicien que le peintre Pourquoi vois-je mieux en lui le principe vivant d’abstraction ? » s’interroge déjà Vincent Van Gogh en 1888. Franz Kupka déclare en 1913 : « Je tâtonne toujours dans le noir, mais je crois pouvoir trouver quelque chose entre la vue et l’ouïe et je peux créer une figure en couleurs comme Bach l’a fait en musique. De toute manière, je ne me contenterai pas plus longtemps de la servile copie. »
Ces citations montrent que c’est un sentiment de promiscuité avec leur art qui a autorisé de nombreux peintres du XXe siècle à illustrer certains aspects de la musique de façon complètement abstraite. Cette promiscuité, comme le montre le dossier Des sons et des couleurs, se traduit par l’usage d’un vocabulaire commun à la musique et aux arts plastiques. Cette promiscuité, deux artistes l’ont plus précisément théorisée : Wassily Kandinsky, qui associa en permanence couleurs et sonorités (il jouait lui-même du piano et du violoncelle), et Paul Klee, lui-même excellent violoniste, qui peignit ou convoqua souvent la musique.
Vassily Kandinsky a bien retenu la leçon de Goethe quand il écrit en 1910 Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier. À l’époque, il en est encore à ses premiers essais pour inventer une peinture non figurative, c’est-à -dire sans référence à une réalité extérieure. Pour justifier sa démarche il l’inscrit dans une recherche spirituelle. Il décrit cette recherche comme un mouvement ascendant incessant, à la pointe duquel se trouvent les artistes les plus inventifs et libérés des conventions (il cite par exemple Matisse et Picasso). Chaque art participe à cette « montée spirituelle » avec ses moyens propres. Pour le peintre, ces moyens sont la forme et la couleur, qui permettent de produire une « résonance » intérieure et des « vibrations » dans l’âme humaine : « L’artiste est la main qui, par l’usage convenable de telle ou telle touche, met l’âme humaine en vibration. Il est donc clair que l’harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. ».
L’utilisation par Kandinsky de mots comme « résonance » ou « vibrations », qui font aussi partie du langage des musiciens, n’est pas le fait du hasard. Car, pour justifier l’évolution inéluctable de la peinture vers l’abstraction, il se réfère à la musique, elle-même art abstrait par essence puisqu’elle ne cherche pas à recopier la nature mais peut exprimer des impressions et des sensations sans nul recours à une référence extérieure : « La musique, échappant à la nature, est libérée de la nécessité de puiser dans le monde extérieur les formes extérieures de son langage. […] Le problème actuel de la peinture est d’évaluer ses possibilités et ses moyens, de les analyser comme le fait la musique depuis des temps immémoriaux (une exception comme la ”musique à programme” ne fait effectivement que confirmer la règle). » Selon Kandinsky, la peinture de son temps devrait donc rattraper son retard sur la musique dans le domaine de l’abstraction au lieu de continuer à prendre la nature comme référence.
Il va même jusqu’à défendre une véritable « audition colorée ». Pour décrire le pouvoir expressif des couleurs, il fait appel à toutes sortes d’images et termine par une association avec le timbre des instruments de musique. Par exemple, le jaune « … peut être amené à une force et un niveau insoutenables pour l’œil et l’esprit humain. À ce niveau, il sonne comme une trompette, jouée dans les aigus et de plus en plus fort, ou comme le son éclatant d’une fanfare. » Quant au bleu : « musicalement, le bleu clair s’apparente à la flûte, le foncé au violoncelle, s’il fonce encore à la sonorité somptueuse de la contrebasse ; dans ses tons les plus profonds, les plus majestueux, le bleu est comparable aux sons graves d’un orgue ».
Et Kandinsky continue le jeu des concordances entre tons colorés et musicaux en présentant le vert comme « la sonorité tranquille et méditative du violon », le blanc comme un non-son, le rouge carmin comme un rappel de « l’ampleur des sons moyens et graves du violoncelle », l’orangé comme « une cloche de ton moyen ou une puissante voix de contralto », le violet comme « les vibrations sourdes du cor anglais », etc. Mais il prend la précaution d’indiquer d’emblée que toutes ces correspondances sont très relatives et dépendent de la qualité de la couleur (intensité, clarté, chaleur…) et de la modulation du son (nuance, tempo, phrasé…).
Ayant dégagé les bases théoriques et philosophiques de sa démarche, il va l’illustrer dans les années 1910 dans des œuvres qu’il nomme souvent par des termes musicaux : il titre « improvisations » ses peintures les plus spontanées et « compositions » les plus élaborées. Exemples :
Improvisation : Fugue (1914) |
Composition : À une voix inconnue (1916) |
Des idées similaires à celles de Kandinsky sont exprimées par Paul Klee, qui était son ami et sera son collègue à l’école du Bauhaus à partir de 1921. Dans son ouvrage Théorie de l’art moderne, publié en 1925, il reprend et développe la théorie des couleurs et des formes de Kandinsky, mais il attache autant d’importance à la couleur en soi qu’à la composition générale (comprise comme agencement ordonné des constituants d’une œuvre). Par exemple, il produit de nombreuses aquarelles sur les thèmes du mouvement ou rythme (impression d’agitation ou de repos) et de la polyphonie (superposition de plusieurs motifs au sein d’une même composition). En voici trois exemples :
Rythme (1930), Centre Georges Pompidou à Paris |
Fugue en rouge (1921), Zentrum Paul Klee à Berne |
Blanc polyphoniquement serti (1930), Zentrum Klee à Berne |
Paul Klee était musicien lui-même : il aurait pu faire une carrière de violoniste mais il a finalement choisi la peinture. Son approche intime de la musique lui a permis d’analyser les méthodes, la pensée, les modes d’écriture des compositeurs. Ainsi, pour suggérer l’impression de rythme (voir reproduction 2 ci-dessus), il choisit une structure en échiquier qu’il varie subtilement en jouant sur la dimension et la disposition des rectangles colorés. Pierre Boulez, dans son ouvrage Le Pays fertile - Paul Klee (Paris, éd. Gallimard, 1989), voit dans cette composition modulaire une façon d’introduire le temps dans l’espace immobile du tableau :
« [En musique] la conception du temps est aussi fondée sur un module. (…) Ce qui importe c’est de repérer le temps : il se repère par une pulsation, c’est-à -dire par ce qu’en général on appelle le rythme. Une pulsation, qu’elle soit régulière ou irrégulière, aide à mesurer le temps comme le module de l’espace permet de concevoir la distance, mais elle est aussi ce module du temps par lequel on parvient à le rendre directif. »
Cette évocation du temps, on la retrouve dans Fugue en rouge (voir reproduction 1 ci-dessus) où Klee reprend le principe de la polyphonie. Le terme de fugue (fuga, fuite) renvoie à la forme musicale où des mélodies horizontales (sujet et contre-sujet) évoluent par imitation et superposition verticale de façon à dialoguer entre elles. Son tableau est donc structuré comme une partition musicale. Boulez écrit dans le même ouvrage :
« Si Klee a pris la fugue pour modèle, ce n’est sûrement pas pour composer graphiquement une fugue au sens musical du terme, mais plutôt pour retrouver dans un tableau un certain type de retours, de répétitions et de variations qui sont à la base du langage fugué. […] Le terme de fugue ne revêt pas une grande importance tant que je n’ai pas vu comment Klee en a interprété la forme, ce qu’il pense en être les éléments primordiaux : une figure principale et une figure secondaire se poursuivant elles-mêmes en diverses configurations. »
Alors que l’espace du tableau peut être englobé d’un seul regard, la musique est perçue dans l’instant qui passe et ce n’est qu’à la fin du morceau qu’on en a une « vue » globale ; mais c’est une vue globale virtuelle. La vue globale du tableau est, elle, bien réelle et c’est sa temporalité qui est virtuelle dans la mesure où elle dépend de l’attitude du spectateur : se rapprocher du tableau et l’examiner attentivement, en « brouter la surface » selon l’expression de Paul Klee. Dans Blanc serti en polyphonie (voir reproduction 3 ci-dessus), Klee enserre un rectangle blanc dans un réseau d’autres rectangles, eux colorés, fixant ainsi dans le temps l’instant éphémère de sa perception, comme s’il voulait prouver que « la peinture polyphonique est supérieure à la musique polyphonique, dans la mesure où l’élément temporel est ici remplacé par un élément spatial. La notion de simultanéité apparaît ici sous une forme encore plus riche. ».
Refusant toute figuration, Franz Kupka, dans Nocturne, recouvre la toile de touches verticales répétées, en bandes rectangulaires, superposées, une variation de motifs bleutés, qu’il orchestre dans un tempo dynamique (voir reproduction ci-dessous). Son corps participe aux mouvements : « Le rythme respiratoire doit correspondre autant que possible au rythme de l’acte même de dessiner » écrit-il dans La Création dans les arts plastiques (Paris, éd. du Cercle d’art, 1989). Le titre Nocturne réfère à ce genre de musique qui a été si bien illustré par Frédéric Chopin. Le tableau ne constitue qu’un extrait, un motif, prélevé dans un plus vaste ensemble d’œuvres qui réfèrent à la musique.
Abordons d’autres artistes représentatifs :
En dansant autour de sa toile, Jackson Pollock impulse lui-aussi un rythme à son écriture (voir reproductions ci-dessous). Il travaille en musique, à l’écoute, jour et nuit, de disques de jazz. Dans ses drippings, il déploie son énergie, improvise dans une sorte de chorégraphie. La peinture coule, gicle, déborde et la toile s’anime de lignes rageuses qui évoquent le rythme frénétique de la musique.
Kupka, Nocturne, 1911, Musée Ludwig à Vienne, Autriche
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Pollock au travail ïƒ |
N° 26 A, Black and White, 1948, Centre Pompidou à Paris |
Piet Mondrian présente ainsi le mouvement qu’il a créé : « Le Néo-plasticisme […] présente le rythme, délivré de la forme : comme rythme universel. […] Il est une ébauche de réalisation dans la vie d’un ordre nouveau, plus universel. » En 1940, fuyant l’Europe en guerre, il s’embarque pour New York. Il y trouve une ville en correspondance avec ses tableaux, ne serait-ce que par son plan orthogonal, mais aussi par son rythme. Depuis longtemps passionné par le jazz, il adopte avec enthousiasme le boogie-woogie et réalise notamment Broadway Boogie-Woogie New York City (voir reproductions ci-dessous). Mondrian reprend le rapport vertical/horizontal des danseurs sur la piste, le tableau est un mélange d’ordre et de désordre ; le noir est éliminé, tous les éléments de la composition (bandes jaunes, petits et grands carrés, rectangles…) semblent disposés de façon complètement aléatoire et suggèrent le rythme endiablé et syncopé de la musique.
Au début des années 20, les artistes vont utiliser les techniques issues du développement de l’électricité pour générer dans leur œuvre sons, couleurs ou images en y introduisant la notion de temps propre au modèle musical. Le Piano Optophonique du peintre futuriste russe Vladimir Baranov-Rossiné (1888-1944 : voir images ci-dessous) ne produit pas des sons, mais il met en mouvement des filtres transparents (peints par l’artiste) qu’un faisceau de lumière blanche traverse. Les images colorées ainsi produites sont projetées sur les murs ou au plafond. Si ce piano lumineux ne produit pas lui-même de musique, il devait permettre à son interprète, un pianiste-peintre, d’accompagner la musique d’un spectacle lumineux. Les œuvres musicales retenues étaient en général des partitions de Bach que ces peintres tous pionniers de l’abstraction appréciaient tout particulièrement pour sa rigueur.
 Mondrian, Brodway Boogie-Woogie, 1940, MoMA à New York |
Piano Optophonique de Baranov-Rossiné (à partir de 1917) |
Exemple d’image générée par le Piano Optophonique de Baranov-Rossiné |
L’histoire est donc riche en peintures inspirées par la musique. On a vu que, dans le domaine de la figuration, les peintres avaient surtout représenté des instruments ou des musiciens en train de jouer. Ils mettaient ainsi la musique au service d’un projet plus général : traduire les bons moments de la vie, évoquer toutes sortes de sentiments, glorifier une divinité, symboliser la fuite du temps, etc. Dans le domaine de l’abstraction la musique, devient un véritable modèle à suivre. Les peintres s’efforcent d’en traduire tous les ressorts (tempo, nuances, inflexions mélodiques, sonorités, structure…) avec leurs moyens propres que sont les formes et les couleurs.
Dans tous les cas, c’est sur la mystérieuse alchimie du processus de création que reposent les œuvres résultant de ces mises en correspondance. Sans prétendre éclaircir ce mystère, on peut avancer qu’il s’appuie essentiellement sur deux facteurs : une certaine qualité de l’attitude perceptive (regard et écoute) et l’affirmation d’une volonté d’expression. D’une part en effet, c’est une attitude qu’on pourrait qualifier d’esthétique, qui permet à l’oreille qui écoute et à l’œil qui contemple de se rencontrer dans une émotion commune. D’autre part, cette volonté d’expression qui rapproche les musiciens, les peintres et les poètes repose sur le sentiment de partager les mêmes aspirations : ce sentiment explique la fécondité de leur proximité esthétique et nourrit leur inspiration.
Là est peut-être la principale leçon à retenir du jeu des correspondances entre artistes : en dépassant le cadre étroit de leur discipline, les créateurs s’apportent réciproquement, tant sur le plan sensible (celui des impressions et des émotions), que sur des points plus spécifiques de leur démarche créative (voir plus haut les propos de Boulez) : rythme, mélodie, construction formelle, couleur instrumentale, etc.