Dans les années 1830 où l’esprit romantique s’épanouit en France, les mélomanes parisiens sont surtout attirés par la musique lyrique : Giacomo Meyerbeer et Ambroise Thomas règnent sur le grand opéra, François-Adrien Boieldieu et Daniel-François-Esprit Auber dominent l’opéra-comique, Jacques Offenbach est le maître de l’opéra-bouffe. D’autre part, dans les salons règne la « pianomania » (Frédéric Chopin, Franz Liszt, Charles-Valentin Alkan et autres Thalberg…). Étant donné ce contexte, on peut se demander quel rapport Victor Hugo entretenait avec la musique et quel fut le rôle de ses amis pour contribuer à l’étendue de sa culture. On s’interrogera en particulier sur sa connaissance des Lieder de Franz Schubert : qu’en savait-t-il et comment le jugeait-il ?
Victor Hugo aimait-il la musique ? Beaucoup en ont douté en s’appuyant sur cette célèbre phrase qui lui est attribuée : « Défense de déposer de la musique le long de mes vers ». Bien que l’on ne soit pas certain qu’il en soit l’auteur (la formule serait en fait de Leconte de Lisle), il est possible que l’écrivain ait pu ressentir parfois un certain agacement devant la prétention de musiciens médiocres à ajouter un chant à une poésie qui n’en avait nul besoin. Si tel était le cas, cela ne l’empêcha pas d’accorder tout de même l’autorisation à beaucoup de compositeurs de mettre ses poèmes en musique. Il défendait simplement ses droits d’auteurs et ne faisait nullement opposition par principe. L’idée que l’on se fait à propos de Victor Hugo et de son hostilité envers la musique semble donc pour le moins douteuse.
N’a t-il pas d’ailleurs lui-même écrit un livret d’opéra, La Esmeralda, tiré de son roman Notre-Dame de Paris ? Dès la parution de l’ouvrage en 1831, plusieurs compositeurs le sollicitèrent en ce sens : Gioachino Rossini et Meyerbeer entre autres. Il réserva cependant son livret à Louise Bertin, jeune compositrice talentueuse dont le père est Louis-François Bertin, directeur du Journal des débats (dans lequel Hector Berlioz écrivait ses chroniques musicales). Les répétitions furent d’ailleurs dirigées par Berlioz lui-même mais l’ouvrage fut un échec lors de sa création à l’opéra-comique en 1836. Il ne fut joué que six fois du fait d’une cabale politique dirigée contre le père de Louise, qui avait pris parti pour le régime constitutionnel de l’époque : écouter quatre extraits ou rechercher sur Youtube.
Nous savons également que Victor Hugo entretenait une relation suivie avec certains compositeurs, notamment Franz Liszt et Berlioz dont les liens avec le poète ont été particulièrement approfondis par Arnaud Lester (plus d’infos). Berlioz appréciait beaucoup l’œuvre de Victor Hugo, qu’il découvrit lors de son séjour à Rome. En témoigne la lettre enflammée qu’il envoya le 10 décembre 1831 à l’écrivain à propos de Notre Dame de Paris : « Oh ! vous êtes un génie, un être puissant, un colosse à la fois tendre, impitoyable, élégant, monstrueux, rauque, mélodieux, volcanique, caressant et méprisant. Cette dernière qualité du génie est certainement la plus rare, ni Shakespeare ni Molière ne l’ont eue. Beethoven seul parmi les grands a mesuré juste la hauteur des insectes humains qui l’entouraient et avec lui je ne vois que vous. ». Il mettra même plusieurs de ses poèmes en musique dont Sara la baigneuse, tiré des Orientales (1834 : écouter le début et voir le texte). Victor Hugo, pour sa part, assistera régulièrement à ses concerts et opéras.
Quant à Liszt, leur amitié fut à la fois la plus précoce et la plus durable. Le paniste vouait une grande admiration au poète et écrira notamment sept mélodies sur certains de ses poèmes, dont La tombe dit à la rose (voir le texte et rechercher sur YouTube), Comment, disaient-ils (1843 : écouter et voir le texte) ou Oh quand je dors (1844 : rechercher sur Youtube et voir le texte).
Toujours pour montrer l’intérêt de Victor Hugo pour la musique, on peut encore souligner son engagement au sein du « Cénacle ». Ce groupe d’artistes comprenait bien sûr des écrivains, mais également des musiciens (fait nouveau dans l’histoire des lettres), des peintres et d’autres créateurs défendant l’esprit du romantisme. Ils avaient pour habitude de se retrouver chez le poète à Paris, rue Notre-Dame-des-Champs. Il est donc fort probable qu’on y jouait beaucoup de musiques, ce qui contribua certainement à former le goût de Victor Hugo.
Par exemple, son poème Que la musique date du XVIe siècle (In recueil Les Rayons et les Ombres, 1840) prouve la curiosité qu’il portait à toutes les dimensions de la musique, y compris historiques. En voici un extrait :
Puissant Palestrina, vieux maître, vieux génie,
Je vous salue ici, père de l’harmonie,
Car, ainsi qu’un grand fleuve où boivent les humains,
Toute cette musique a coulé dans vos mains !
Car Gluck et Beethoven, rameaux sous qui l’on rêve,
Sont nés de votre souche et faits de votre sève !
Car Mozart, votre fils, a pris sur vos autels
Cette nouvelle lyre inconnue aux mortels […]
En un temps où le public n’avait d’oreille que pour Rossini et Meyerbeer, voire Offenbach, le fait que Victor Hugo cite Giovanni Pierluigi da Palestrina (écouter le motet O bone Jésu) mérite d’être souligné car la connaissance de la musique du passé était alors exceptionnelle : celle du XVIème siècle était perçue comme juste bonne pour les curieux d’antiquités musicales. D’autre part, nous savons qu’il connaissait les musiques du Moyen Âge par les Concerts Historiques de son ami François-Joseph Fétis. En outre il n’hésite pas à affirmer ses préférences : « Le soir, on a fait de la musique. Mlle Dalsème a chanté un morceau de La Juive et Le Stabat Mater de Rossini. J’aime mieux celui de Pergolèse. » (in Carnet du 15/12/1870 ; écouter le début). On lira aussi en annexe avec quelle pénétration il commente les symphonies de Beethoven.
Ce qui précède prouve donc abondamment que Victor Hugo aimait la musique. Pourtant, on trouve des auteurs pour en douter encore. Francis Claudon (dans La musique des romantiques, éd. PUF, 1992) considère par exemple que Victor Hugo a simplement « suivi le cours de son temps », notamment dans ses goûts pour la musique italienne et allemande. Dans La Revue Musicale n° 378, Julien Benda décrète quant à lui qu’« en général, ceux qui aiment la musique en font » et que « si c’est là aimer la musique, assurément Victor Hugo n’aimait pas la musique ».
On peut affirmer au contraire que le poète, loin de se limiter à une écoute superficielle de la musique, en ressentait profondément les inflexions. Quand, en 1831, il rencontre pour la première fois Nicolo Paganini, il avoue que « c’est par lui que la musique m’a été révélée ; jusqu’alors je n’en avais qu’une idée confuse ». Il confiera vingt ans plus tard à ses intimes de l’exil :
« Le premier son qu’il découpa sur son violon fut inouï. Tous les autres violons, violoncelles, altos, flûtes, qui étaient tous de grands talents, restèrent stupéfaits d’admiration, et ayant à peine la force de dire : c’est prodigieux ! Malgré l’enthousiasme général, Paganini, mécontent de lui-même, dit avec son accent italien ”ce n’est point cela”. Puis il recommença à faire des miracles tout en répétant longtemps : "ce n’est point cela". Alors je compris la musique que je n’avais fait qu’entrevoir jusqu’alors. » (écouter le Caprice n° 13 de Paganini)
Les goûts musicaux de Victor Hugo nous sont connus par sa correspondance, ses carnets et les témoignages de ses proches. C’est ainsi que ses préférences allaient à Antonio Salieri et Gaspare Spontini plutôt qu’à Jean-Baptiste Lully, qu’il associait au siècle de Louis XIV, monarque dont le pouvoir absolu ne pouvait que priver l’artiste de sa liberté d’inspiration. Quant à la réserve que le poète affiche pour Wolfgang Mozart, elle est due au fait que, confiera-t-il un jour, « il y a un peu trop de Louis XIV dans Mozart ». Ce dernier reste pourtant le génie que tout le XIXe siècle admire, cette « source » comme l’écrit Victor Hugo. On sait qu’il assiste en 1829 à une représentation de La Flûte enchantée et connaît des airs isolés de Don Giovanni ainsi que de Cosi Fan Tutte (cf. les réductions pour piano que sa fille Adèle avait mises à son répertoire assez éclectique).
Mais si « Mozart est une source », « Gluck est une forêt » référence probable au bois sombre du premier acte d’Orphée.
L’esprit qui comprend l’art comprend le reste aussi.
Tu vas donc dormir là ! sans te douter qu’ainsi
Que tous ces verts trésors que dévore ta bourse,
Gluck est une forêt et Mozart une source.
(in recueil Les voix intérieures, XIX, 1837)
Il semble aussi qu’il connaisse bien l’Armide de Christoph Willibald Gluck. Dans une lettre à Louise Bertin du 22 mai 1835, il écrit : « À propos de musique, Didine et Liszt me donnent des leçons de piano. Je commence à exécuter avec un seul doigt d’une manière satisfaisante ”Jamais dans ces beaux lieux”», (qui est, précisément, un des plus beaux airs d’Armide : écouter). Il sacrifie certes à la mode (il assiste avec assiduité en 1846-47 aux concerts où l’on donne des extraits d’opéras de Gaetano Donizetti, Vicenzo Bellini et Gioacchino Rossini), mais la musique de son temps qu’il aime surtout, c’est bien naturellement celle des romantiques, surtout Berlioz et Liszt.
En 1825, Hugo va applaudir « la grande musique de Carl Maria von Weber » (Der Freischütz, 1821), première manifestation importante en France du romantisme musical : « le Freischütz avec ses spectres » (écouter un extrait). Euryanthe ne l’en marque pas moins puisqu’il introduira dans une première ébauche des Misérables le chœur des « chasseurs égarés dans les bois » (écouter).
Mais c’est quand même Ludwig von Beethoven qui est le plus grand musicien pour Hugo : « Aussi peut-on dire que les plus grands poètes de l’Allemagne sont ses musiciens, merveilleuse famille dont Beethoven est le chef. » (in William Shakespeare, 1864). À propos des symphonies, Jean et Brigitte Massin rapportent, dans leur Ludwig van Beethoven (p. 384), ces propos du poète : « C’est la symphonie où je suis dans mon élément à moi. Quand j’entends quelque chose en moi, c’est toujours le grand orchestre. » Voir aussi en Annexe les pages magnifiques : « Ce sourd entendait l’infini. Penché sur l’ombre, mystérieux voyant de la musique, attentif aux sphères, cette harmonie zodiacale que Platon affirmait, Beethoven l’a notée. […] ».
Hugo adorait les Lieder de Schubert et c’est principalement grâce à Franz Liszt qu’il en aura la révélation. Le musicien aura l’occasion de fréquenter à la fois Lamartine et Hugo lors de séjours parisiens, notamment entre 1827 et 1838. Il a seize ans lorsqu’il invite le poète à venir l’entendre chez le facteur de piano Érard. De là naît leur première rencontre. À partir de ce moment, et pendant plus de dix ans, Liszt compte parmi les familiers de Victor Hugo. C’est chez ce dernier que de nombreuses personnalités de l’époque rencontrent le virtuose et le découvrent.
On connaît le fameux tableau de Joseph Danhauser, En souvenir de Liszt, représentant Alexandre Dumas, Victor Hugo, George Sand, Niccolò Paganini, Gioacchino Antonio Rossini et Marie d’Agoult, tous réunis autour du piano sur lequel joue Liszt, piano surmonté d’un buste de Beethoven.
Les talents de transcripteur de Liszt laissent à penser qu’il a fait connaître à Victor Hugo plus d’un chef-d’œuvre musical. Il lui fait notamment découvrir la musique allemande avec Beethoven : l’adagio en ut dièse mineur de la Quatorzième sonate, dite "Au clair de lune" (écouter le début), qu’il aimait tant et dont la composition est pratiquement contemporaine de la naissance du poète ; les symphonies aussi, selon toute vraisemblance, dans leur transcription pour le piano (écouter). Liszt porte un intérêt tout particulier à la littérature et c’est certainement ce qui l’amènera à transcrire bon nombre de Lieder. Parmi eux on compte ceux de Franz Schubert (écouter Le Roi des aulnes), Beethoven, Schumann et Mendelssohn. On peut supposer alors que c’est cet attrait pour les Lieder allemands qui amènera Liszt à faire découvrir cette musique à Victor Hugo.
L’admiration de Liszt pour Franz Schubert est bien connue. C’était avant tout les Lieder de ce dernier qui le séduisaient. Et, bien qu’il fût aussi attiré par une musique plus italianisante, il y trouvait un modèle et une sensibilité plus proches des siennes. Les arrangements qu’il fit des Lieder de Schubert respectent les harmonies originales, même s’il introduisait parfois « mille ornements, fioritures, cadences brillantes et acrobatiques destinées à mettre en valeur les qualités techniques de l’exécutant » (in Claude Rostand, Liszt, éd. « Solfèges », p. 109). N’oublions pas que Schubert, peut-être davantage que Beethoven, était un maître de l’invention harmonique, surtout dans l’harmonie chromatique, alternant constamment les modes majeur et mineur. Son plaisir à juxtaposer les tonalités séparées par une tierce était aussi quelque chose que Liszt reprenait à son compte, lui dont les dernières compositions étendent les possibilités de l’harmonie tonale presque jusqu’à l’atonalité (écouter sa Bagatelle sans tonalités, 1885).
Liszt était tellement fasciné par l’alliance entre musique et poésie chez Schubert, qu’il n’a pas hésité à faire rectifier la première édition de ses transcriptions : il voulait que les paroles (au début imprimées à part) soient écrites sur la partition de piano, en correspondance exacte avec les notes de la mélodie comme dans le Lied original. Au début de sa cohabitation avec Marie d’Agoult, son allemand n’était pas excellent, si bien qu’elle traduisait les paroles en français pour qu’il puisse les faire correspondre exactement avec les musiques de Schubert.
Parmi ses plus célèbres transcriptions des Lieder de Schubert, on compte Auf dem Wasser zu singen (À chanter sur l’eau : écouter), Erlkönig, Gretchen am Spinnrade, Ave Maria, Die Forelle et Heidenröslein. Il a également transcrit 12 Lieder du cycle Winterreise, 14 Lieder du Schwanengesang, dont le plus connu Ständchen, puis 6 du recueil Die schöne Müllerin. On compte en tout près d’une centaine de transcriptions des Lieder de Schubert. Liszt en fit connaître la version originale à Paris dès l’année qui suivit la mort de leur compositeur. Ses premières transcriptions datent de 1833, alors qu’il avait à peine vingt-deux ans et il continua à en faire des arrangements jusqu’à la fin des années 1840.
Victor Hugo est né en février 1802 et avait un peu plus de 26 ans quand Franz Schubert est mort, en novembre 1828. Bien que contemporains, les deux hommes ne se sont jamais rencontrés. Le poète avait néanmoins une grande admiration pour les Lieder du musicien. Il écrit : « La musique est le verbe de l’Allemagne. […] Chanter, cela ressemble à se délivrer. Ce qu’on ne peut dire et ce qu’on ne peut taire, la musique l’exprime. Aussi toute l’Allemagne est-elle musique en attendant qu’elle soit liberté. […] La Liedermusik, dont ”le Roi des Aulnes” (écouter) de Schubert est le chef-d’œuvre, fait partie de la vie allemande. Le chant est pour l’Allemagne une respiration. » (Victor HUGO, William Shakespeare, 1864, première partie, livre II, « Les Génies », IV)
Comment Victor Hugo a-t-il connu les Lieder de Franz Schubert ? Étant donné l’admiration que Liszt portait aux œuvres des deux hommes, on se doute qu’il joua un rôle essentiel de passeur entre leur deux génies. On imagine sans peine qu’au cours des réunions du Cénacle, le pianiste ne se faisait pas prier pour faire entendre ses transcriptions ou accompagner des chanteurs. Il recréait ainsi, qu’il en soit conscient ou pas, l’ambiance amicale et chaleureuse des « schubertiades » : voir illustration ci-dessous.
Si certains doutent encore que Victor Hugo aimait la musique, il est en revanche indéniable que les compositeurs ont témoigné d’une véritable passion pour l’œuvre de l’écrivain. Sans parler des mélodies, œuvres vocales et poèmes symphoniques inspirés par sa poésie, son théâtre a donné lieu à une multitude d’adaptations en opéra. Dans le numéro 208 de L’avant-Scène Opéra intitulé « Hugo à l’Opéra » et paru en 2002, Arnaud Laster a tenté d’établir un catalogue aussi exhaustif que possible des opéras adaptés des oeuvres de Hugo. On compte ainsi sept opéras d’après Hernani (le plus célèbre étant celui de Giuseppe Fortunino Francesco Verdi sur un livret de Francesco Maria Plave), huit opéras d’après Marion Delorme, dix d’après Maria Tudor, six d’après Angelo, tyran de Padoue et dix-sept d’après Ruy Blas. Même Les Burgraves ont bénéficié de sept adaptations. En revanche, si Lucrèce Borgia et Le Roi s’amuse n’ont eu droit qu’à une adaptation chacun, Gaetano Donizetti et Verdi en ont tiré des chefs-d’oeuvre lyriques. La liste est donc impressionnante même si la plupart des oeuvres ne sont plus jouées de nos jours. Citons tout de même parmi les plus connus :
- 1833 : Lucrezia Borgia, de Donizetti, d’après Lucrèce Borgia.
- 1844 : Ernani de Verdi, tiré de la pièce Hernani.
- 1851 : Rigoletto de Verdi, d’après la pièce Le Roi s’amuse.
Outre les pièces de théâtre, les poèmes de Victor Hugo ont été mis en musique par de nombreux compositeurs. Se pose alors la délicate question de la correspondance entre la musique des vers et celle des mélodies. Au palmarès des réussites il y a bien sûr celles de Berlioz et de Liszt qu’on a entendues précédemment. Citons aussi Camille Saint-Saëns qui a composé des mélodies sur une vingtaine de poèmes (rechercher sur Youtube). Citons encore Charles Gounod (Sérénade), Georges Bizet (Guitare, Les Adieux de l’hôtesse arabe), Édouard Lalo (Guitare), Léo Delibes (Églogue), Jules Massenet (Soleils couchants), César Franck (S’il est un charmant gazon), Reynaldo Hahn (Si mes vers avaient des ailes, Rêverie), etc. Accordons une mention spéciale à Gabriel Fauré pour la trentaine de ses mélodies, notamment Le papillon et la fleur (1861 : écouter) et le duo Puisqu’ici-bas toute âme (1874 : écouter) ; signalons aussi l’impressionnant crescendo / decrescendo des Djinns pour chœur et orchestre (écouter).
Plus près de nous, la musique de variété s’est également saisie de l’œuvre du poète : Georges Brassens (1921-1981) compose deux chansons sur des poèmes de Victor Hugo : La légende de la Nonne et Gastibelza (écouter) ; Colette Magny (1926-1997) chante Les Tuileries et Chanson en canot ; Julos Beaucarne (1936) chante Je ne songeais pas à Rose ; Pierre Bensousan (1957) interprète Demain dès l’aube ; et enfin le groupe Malicorne chante en 1976 La fiancée du timbalier (rechercher sur Youyube). Si l’on ajoute la récente comédie musicale Notre-Dame de Paris, on ne peut que constater l’actualité de l’œuvre de Victor Hugo.
Si, du catalogue précédant, on ne retient que les compositeurs contemporains de Victor Hugo, plusieurs constats s’imposent. D’abord, c’est surtout les œuvres en prose de l’écrivain qui ont attiré les musiciens : il était en effet aisé de tirer de ses romans et pièces de théâtre des livrets d’opéra aux intrigues riches, à la fois par la profondeur des personnages et par la profusion des situations dramatiques. D’autre part, il faut noter que finalement peu de ses contemporains se sont aventurés à mettre ses poèmes en musique. C’est sans doute parce que sa poésie, si riche en images colorées, porte en elle ses propres sonorités et s’accommoderait fort mal d’un chant supplémentaire. Après avoir écrit ses mélodies, Liszt, comprenant comme Saint-Saëns que l’œuvre de Victor Hugo exigeait plutôt des développements symphoniques, composera en 1851 son célèbre poème symphonique Mazeppa (d’après un poème des Orientales : écouter le début), mais aussi, de 1847 à 1857, Ce qu’on entend sur la montagne (d’après un poème des Feuilles d’automne (écouter le début). Signalons aussi le poème symphonique pour piano et orchestre que César Franck compose en 1884 : Les Djinns (à comparer avec la version de Fauré précédemment entendue : écouter le début).
Ces dernières remarques nous permettent de risquer l’hypothèse suivante : Victor Hugo, probablement peu convaincu par la qualité des mélodies ajoutées à ses poèmes, a d’autant plus admiré avec quel génie Schubert avait su, dans ses Lieder, fondre ensemble poésie et musique.
Pour clore ce dossier, je vous propose une interprétation personnelle d’une des rares œuvres romantiques pensées pour la flûte par un compositeur de premier plan, Frank Schubert : il s’agit des Variations pour flûte et piano (1824) sur le Lied « Trockne Blumen » (Fleurs fanées : écouter).
On ne sait pas de quand date cet hommage magnifique de Victor Hugo à Beethoven, « ce sourd qui entendait l’infini », et à ses symphonies, « dilatation de l’âme dans l’inexprimable ». Le texte est resté inédit jusqu’en 1914. On peut actuellement en prendre connaissance dans La Revue musicale, n° 378, p. 62. En voici l’intégralité :
« Ce sourd entendait l’infini. Penché sur l’ombre, mystérieux voyant de la musique, attentif aux sphères, cette harmonie zodiacale que Platon affirmait, Beethoven l’a notée. Les hommes lui parlaient sans qu’il les entendît ; il y avait une muraille entre eux et lui ; cette muraille était à claire-voie pour les mélodies de l’immensité. Il a été un grand musicien, le plus grand des musiciens, grâce à cette transparence de la surdité. L’infirmité de Beethoven ressemble à une trahison ; elle l’avait pris à l’endroit même où il semble qu’elle pouvait tuer son génie, et, chose admirable, elle avait vaincu l’organe, sans atteindre la faculté. Beethoven est une magnifique preuve de l’âme. Si jamais l’inadhérence de l’âme et du corps a éclaté, c’est dans Beethoven. Corps paralysé, âme envolée.
Ah ! vous doutez de l’âme ? Eh bien ! écoutez Beethoven. Cette musique est le rayonnement d’un sourd. Est-ce le corps qui l’a faite ? Cet être qui ne perçoit pas la parole engendre le chant. Son âme, hors de lui, se fait musique. Que lui importe l’absence de l’organe ! Le verbe est là , toujours présent. Beethoven, tous les pores de l’âme ouverts, s’en pénètre. Il entend l’harmonie et fait la symphonie. Il traduit cette lyre par cet orchestre.
Les symphonies de Beethoven sont des voix ajoutées à l’homme. Cette étrange musique est une dilatation de l’âme dans l’inexprimable. L’oiseau bleu y chante ; l’oiseau noir aussi. La gamme va de l’illusion au désespoir, de la naïveté à la fatalité, de l’innocence à l’épouvante. La figure de cette musique a toutes les ressemblances mystérieuses du possible. Elle est tout. Profond miroir dans une nuée. Le songeur y reconnaîtrait son rêve, le marin son orage, Élie son tourbillon où il y a un char, Erwyn de Steinbach sa cathédrale, le loup sa forêt. Parfois elle a des entre-croisements impénétrables. Avez-vous vu dans la Forêt-Noire ces branchages démesurés où la nuit est prise comme un épervier dans un filet et se résigne sinistrement, ne pouvant s’en aller ? La symphonie de Beethoven a de ces halliers inextricables. Et, tout à coup, si le rossignol était là , il se mettrait à écouter, croyant que c’est quelqu’un comme lui qui chante. Le rossignol se tromperait, c’est mieux que lui. Il n’est que dans l’ombre, Beethoven est dans le mystère. La mélodie du rossignol n’est que nocturne, celle de Beethoven est magique. Il y a dans l’âme des jeunes filles une fleur qui chante ; c’est celle fleur-là qu’on entend dans Beethoven. De là une suavité incomparable. Plus qu’un chant, une incantation. Cependant la vie réelle entre brusquement dans ce songe. Au milieu de son monstrueux et charmant poème, Beethoven donne un bal, il improvise une fête, il secoue des castagnettes, il tape sur un tambourin ; toutes les danses tournoient et passent, depuis la valse jusqu’au jaléo ; les bras entrelacés serrent les seins contre les poitrines ; à l’écart, dans la clairière, le jeune homme rougissant salue une étoile où il voit une vierge ; des sourires de belles filles apparaissent, montrant des dents pleines de lumière ; des enfants et des moineaux jasent, les troupeaux bêlent, on entend la clochette des vaches rentrantes ; il y a des chaumières sous des saules ; et c’est là le bonheur, la famille, la nature, la prairie, la floraison d’août, la jeunesse, la joie, l’amour, avec l’horreur secrète d’Irminsul debout là -bas, sous des arbres, dans les ténèbres. Puis vient le tutti, le finale, le dénouement ; le mirage se déforme, se déchire, s’ouvre, il s’y fait une profondeur et l’on croit être au jour du Rosch-Aschana, et l’on croit voir les innombrables têtes d’Israël soufflant, joues gonflées, dans les cuivres et l’on assiste, ébloui par cette gloire, à la fête furieuse des trompettes.
Les symphonies de Beethoven sont des resplendissements d’harmonie. Les répliques de la mélodie à l’harmonie font de cette musique un intraduisible dialogue de l’âme avec la nature. Ce bruit-là pense. Dans cette végétation il y a le nid, dans cette église il y a le prêtre, dans cet orchestre il y a le cœur humain. Cette grandeur sert à faire aimer.
Insistons-y, et finissons par où nous avons commencé. Ces symphonies éblouissantes, tendres, délicates et profondes, ces merveilles d’harmonie, ces irradiations sonores de la note et du chant, sortent d’une tête dont l’oreille est morte. Il semble qu’on voie un dieu aveugle créer des soleils. »