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Quand les musiciens entendent en couleurs

doucillia, le 02/01/2017

Préambule

Charles Baudelaire évoque en poète l’idée d’un lien entre différents mondes de sensations dans son célèbre sonnet Correspondances : « ... Comme de longs échos qui de loin se confondent ... Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » L’existence de telles associations rencontre un écho particulièrement saisissant dans l’étonnant phénomène de la synesthésie entre sons et couleurs. En quoi consiste ce phénomène, comment l’expliquer et en trouver des exemples convaincants ? Le but de ce dossier et de répondre à ces questions.

1. Qu’est-ce que la synesthésie ?

J’ai déjà évoqué les nombreux chercheurs qui, à la suite de Newton, ont voulu faire correspondre des couleurs aux notes de la gamme. Le diagramme ci-dessous, réalisé à partir des propositions de 38 auteurs, montre leur total désaccord sur ces correspondances (un peu moins pour le do, le et le mi). Certains, comme le mathématicien jésuite Louis Bertrand Castel en 1740, sont même allés jusqu’à mettre au point des instruments de « musique des couleurs ». Le père Castel avait pour ambition de « faire voir la musique » aux personnes sourdes par la projection de couleurs correspondant exactement aux notes de la partition (voir caricature ci-dessous). Cette tentative était bien entendue vouée à l’échec puisque l’analogie entre les sons et des couleurs ne repose sur aucune base rationnelle.

Diagramme, réalisé à partir des propositions de 38 auteurs, présentant les correspondances entre couleurs et notes de la gamme.

Mais on ne doit surtout pas confondre ces démarches pseudo-scientifiques avec le phénomène de la synesthésie qui, lui, décrit un ensemble de sensations indéniables, souvent décrit par des personnalités fort diverses. En 1843, Théophile Gautier, poète et mélomane, témoigne d’une expérience synesthésique particulièrement intense : « J’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes. »

De son côté, Franz Liszt décrit lui-aussi une expérience d’audition colorée quand il écrit, à propos de l’ouverture du Lohengrin de Richard Wagner (écouter) :

« Le motif est ensuite repris par les instruments à vent les plus doux ; les cors et les bassons, en s’y joignant, préparent l’entrée des trompettes et des trombones, qui répètent la mélodie pour la quatrième fois, avec un éclat éblouissant de coloris, comme si dans cet instant unique l’édifice saint avait brillé devant nos regards aveuglés, dans toute sa magnificence lumineuse et radiante. Mais le vif étincellement, amené par degrés à cette intensité de rayonnement solaire, s’éteint avec rapidité, comme une lueur céleste. »

Cela explique que vers la fin de sa vie, le style de Liszt se tourne nettement vers l’impressionnisme. D’abord avec les Jeux d’eaux à la Villa d’Este, ancêtre de tous les jeux d’eaux d’Achille Claude Debussy et Maurice Ravel, puis surtout avec les Nuages Gris, pièce totalement impressionniste par son écriture essentiellement harmonique, la mélodie étant réduite au strict minimum (écouter).

La synesthésie commence à intéresser les scientifiques à la fin du XIXe siècle, notamment Alfred Binet. Connu surtout pour avoir inventé les premiers tests destinés à mesurer l’intelligence (Q.I.), cet éminent savant a écrit un article intitulé « Le problème de l’audition colorée ». Après avoir fait l’objet de nombreuses recherches, tests et expérimentations, la synesthésie apparaît aujourd’hui comme un phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés ; l’explication la plus probable de telles associations réside dans l’existence, chez certains individus, de « connexions » entre différentes régions du cerveau spécialisées dans différentes fonctions sensorielles. Certains y voient une anomalie, voire un trouble. Toujours est-il que, le champ des associations possibles étant très étendu, on peut observer de nombreuses formes de synesthésies, selon les régions du cortex qui sont mises en communication, à savoir : zones dévolues à la perception des couleurs, des formes, des sons, des goûts, des odeurs, à la situation dans l’espace, à la manipulation des lettres et des chiffres, etc.

Le phénomène concernerait environ une personne sur vingt-cinq (4% de la population) et expliquerait le cas des calculateurs prodiges ou des personnes particulièrement douées pour les jeux de lettres (anagrammes, scrabble…). L’association la plus répandue est celle des lettres et des couleurs comme Arthur Rimbaud en donne un exemple dans son célèbre sonnet "Voyelles" : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu … »

Et l’oreille absolue ?

Possédant moi-même ce qu’il est convenu d’appeler un peu prétentieusement une « oreille absolue » (environ une personne sur cinq chez les musiciens professionnels), je me suis demandée si cette particularité ne relevait pas de la synesthésie. La réponse n’est pas simple : c’est oui dans la mesure où elle permet d’associer la hauteur d’un son à une note précise, et c’est non parce que la réponse est toujours la même quelle que soit la personne testée. Or une des caractéristiques importantes de la synesthésie est sa variabilité selon les personnes. Ainsi, les mêmes sons suscitent des visions colorées différentes d’une personne à une autre. C’est ce que montre le schéma présenté plus haut : selon tel ou tel auditeur, les notes de la gamme passent par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel (fa, sol, la, si notamment) !

2. Deux exemples convaincants

a) Scriabine

Au début du XXe siècle, Alexandre Scriabine, synesthète lui-même, est parfaitement au courant des avancés de la réflexion sur le sujet, et il sait qu’un parallélisme étroit entre les sons et les couleurs est impossible et irréaliste. Son idée est tout autre quand, souhaitant élaborer un art total, il imagine d’accompagner son poème symphonique Prométhée ou le Poème du feu (1910 : écouter le début) avec des projections de lumières colorées. Il préconise pour cela une salle blanche à coupole haute : « De cette coupole, les couleurs descendent vers le sol, changeante et déchaînée. » Il confie ces effets à un « clavier à lumière ». À chaque touche, il fait correspondre une couleur, mais son but n’est pas d’installer une correspondance exacte entre les notes de la gamme et les couleurs. Le clavier n’est qu’un outil pour faire apparaître, au fur et à mesure du déroulement de sa musique, les couleurs qu’il juge s’accorder le mieux avec la musique (voir image ci-dessous). Il garde donc une liberté totale dans l’élaboration des correspondances car le choix final des couleurs est dicté par l’ambiance sonore générale. Son but est d’un autre ordre : philosophique et spirituel. Il considère les sons et les couleurs comme « de simples stades préparatoires à la fusion totale des arts sensoriels. […] Ces arts ne sont que des moyens d’atteindre à l’extase. »

Le clavier de Scriabine n’est pas sans rappeler le Piano Optophonique du peintre futuriste russe Vladimir Baranov-Rossiné (voir images ci-dessous). Cet instrument ne produit pas des sons, mais il met en mouvement des filtres transparents (peints par l’artiste) qu’un faisceau de lumière blanche traverse. Les images colorées ainsi produites sont projetées sur les murs ou au plafond. Ce "piano lumineux" devait permettre à son interprète, un pianiste-peintre, d’accompagner la musique d’un spectacle lumineux. Les œuvres retenues étaient en général des partitions de Bach que ces pionniers de l’abstraction appréciaient tout particulièrement pour sa rigueur.

Couleurs engendrées par le clavier de Scriabine

Piano Optophonique de Baranov-Rossiné (à partir de 1917)

Exemple d’image générée par le Piano de Baranov-Rossiné

b) Messiaen

Un autre synesthète célèbre est, au XXe siècle, Olivier Messiaen, véritable peintre des sons. Dans le texte introductif à son opéra Saint François d’Assise créé en 1983 (écouter un extrait du Prêche aux oiseaux), il écrit :

« Il y a dans cette œuvre des centaines d’accords différents. Chacun est un complexe de sons pourvu d’un complexe de couleurs correspondant. Accords du mode 2, accords du mode 3, accords à renversements transposés, accords à résonance contractée : tous ont leurs couleurs. Il y a donc un mouvement incessant de bleu, de rouge, de violet, d’orangé, de vert, de pourpre et d’or, et ma musique doit donner avant toute chose une audition-vision, basée sur la sensation colorée. »

Il confie par ailleurs à un journaliste :

« Je suis atteint d’une sorte de synesthésie qui se trouve davantage dans mon intellect que dans mon corps et me permet, lorsque j’entends de la musique, et aussi lorsque je la lis, de voir intérieurement, par l’œil de l’esprit, des couleurs qui bougent avec la musique ; et ces couleurs, je les sens d’une manière excessivement vive […]. »

L’audition colorée de Messiaen est donc intime et subjective. Au chapitre "Son-Couleur" de son Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, il précise : « Il s’agit seulement d’une vision intérieure, d’un œil de l’esprit  »

Conclusion

Ce que nous apprennent les musiciens synesthètes, c’est que leur audition colorée est personnelle et subjective. Les témoignages prouvent que, si elle est bien réelle, l’audition colorée ne peut absolument pas être généralisée : pour les mêmes sons, chaque synesthète perçoit intérieurement des couleurs différentes ; en outre, certains réagissent plutôt aux accords, d’autres aux tonalités, d’autres encore aux timbres des instruments, etc.

D’une façon plus générale, on peut avancer que toute mise en correspondance des sons et des couleurs s’appuie essentiellement sur une attitude qu’on pourrait qualifier d’esthétique, c’est-à -dire sur une approche subjective à la fois sensible et singulière du réel. C’est cette qualité de l’attitude perceptive qui permet à différentes régions du cerveau de construire une sensation intérieure associant les sons et les couleurs.

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