Charles Baudelaire évoque en poète l’idée d’un lien entre différents mondes de sensations dans son célèbre sonnet Correspondances : « ... Comme de longs échos qui de loin se confondent ... Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » L’existence de telles associations débouche sur l’idée séduisante mais problématique de correspondance des arts. Peut-être peut-on la cerner un peu mieux en interrogeant la notion d’impressionnisme musical, qui en est une des formes.
Quand on évoque l’impressionnisme musical, par analogie avec l’impressionnisme pictural, c’est toujours à l’œuvre d’Achille Claude Debussy que l’on pense. Pourtant, le compositeur s’est toujours défendu d’être réduit à une esthétique empruntée à la peinture : « Ce qui m’impressionne surtout, c’est la bêtise de ceux qui veulent à tout prix faire de ma musique un paysage à accrocher dans un décor. Je ne décris pas, je ne reproduis pas. J’exalte… » Il précise par ailleurs : « Il n’y a plus imitation directe mais transposition sentimentale de ce qui est "invisible" dans la nature. Rend-on le mystère d’une forêt en mesurant la hauteur des arbres ? Et n’est-ce pas plutôt sa profondeur insondable qui déclenche l’imagination ? » (in Gil Blas, 16 février 1903).
On comprend d’autant mieux les réticences de Debussy qu’à l’origine l’adjectif impressionniste était très péjoratif. Il faut rappeler que de nombreux termes en "isme" (impressionnisme, fauvisme, cubisme…) sont des inventions de critiques d’art visant à tourner en dérision une avant-garde picturale qu’ils ne comprenaient pas. À l’époque, ces mots étaient utilisés pour ridiculiser ou discréditer toute nouvelle création déconcertante. En témoigne le jugement porté par l’Académie des Beaux-arts sur la suite symphonique Printemps envoyée de Rome par le jeune Debussy en 1887 : « Il serait fort à désirer qu’il se mît en garde contre cet impressionnisme vague, qui est un des plus dangereux ennemis de la vérité dans les œuvres d’art. » Ensuite le qualificatif a perdu sa valeur péjorative mais il est resté, malgré les protestations de Debussy, indissolublement collé à son nom.
C’est donc aux œuvres de ce musicien qu’on pense toujours (Nocturnes, La mer) quand on cherche une musique pour accompagner l’univers visuel du plus représentatif des peintres impressionnistes, Claude Monet. Cela n’a rien d’étonnant car, même si le musicien n’a probablement jamais rencontré le peintre, il s’est nourri aux mêmes sources, les émotions éprouvées devant le spectacle changeant de la nature : « Quand vous assistez à cette féerie quotidienne qu’est la mort du soleil, avez-vous jamais eu la pensée d’applaudir ? Vous m’avouerez que c’est pourtant d’un développement un peu plus imprévu que toutes vos petites histoires sonores ? […] Voir le jour se lever est plus utile [pour le musicien] que d’entendre la Symphonie pastorale » déclare Debussy dans la Revue blanche du 1er juillet 1901. On peut dire que, de la même façon, Monet s’affranchit de la figuration descriptive en s’abandonnant à ses sensations : « Je n’ai que le mérite d’avoir peint directement, devant la nature, en cherchant à rendre mes impressions devant les effets les plus fugitifs, entre l’effusion offerte de la Nature ». Il y a donc une réelle contiguïté entre les démarches de ces deux artistes que la tradition qualifie d’"impressionnistes". Essayons de préciser pourquoi.
Travaillant, non plus à l’atelier, mais sur le motif (grâce notamment à l’invention du tube de couleur), les peintres dits "impressionnistes" veulent traduire le caractère éphémère et fugace de leur sujet ainsi que les subtiles variations engendrées par les changements de luminosité de l’atmosphère : « Il faut capter la lumière et la jeter directement sur la toile » déclare Monet, et encore : « Je veux peindre l’air dans lequel se trouve le pont, la maison, le bateau, peindre la "beauté de l’air" où ils sont, et ce n’est rien d’autre que l’impossible ». Il s’efforce d’y parvenir en juxtaposant des petites touches de couleurs pures sur sa toile, créant ainsi une sensation d’espace transparent et mouvant où la forme se dilue ; les Nymphéas de la fin de sa vie seront à la limite de l’abstraction. De son côté, Debussy enchaîne par petites touches, de courts motifs qui sont constamment variés par des harmonies riches et des nuances infinies ; ses compositions sont caractérisées par la mobilité et l’imprévisibilité permanente du discours musical.
Voilà donc comment est obtenue l’impression recherchée, inspirée par une Nature vue à travers le kaléidoscope de l’imagination, monde chimérique selon Debussy, idéalement ouvert à la rêverie : « La musique a seule le pouvoir d’évoquer à son gré les sites invraisemblables, le monde inhabitable et chimérique qui travaille secrètement à la poésie mystérieuse des nuits, à ces mille bruits anonymes que font les feuilles caressées par les rayons de la lune. » Et, à propos de la transition entre la 2ème et la 3ème partie d’Iberia dans les Images pour orchestre, il confie : « cela n’a pas l’air d’être écrit » (écouter).
En poursuivant le parallèle entre peinture et musique, l’auteur anonyme d’un article du Larousse de la musique s’efforce de préciser les caractères d’un langage musical "impressionniste".
« De même que les peintres recherchent les tons purs, utilisés par petites touches vives, de même les musiciens évitent le chromatisme dissolvant, d’essence germanique, pour régénérer le diatonisme au contact vivifiant des vieux modes, dont l’essence est statique, car ils ignorent l’attraction tyrannique des sensibles. Le parallèle se poursuit dans le domaine des timbres instrumentaux, qui se veulent purs de toute doublure, de tout empâtement et de toute grisaille. La joie d’une flûte ou d’une clarinette solo rejoint celle d’une tache de rouge ou de bleu pur. »
Il rejette d’autre part l’idée qui assimile l’impressionnisme au flou : « Ce n’est vrai ni pour les peintres ni pour les musiciens. […] Il suffit de citer la fermeté du trait chez Degas ou Toulouse-Lautrec ». Et Debussy, mélodiste admirable, a toujours revendiqué la clarté de la ligne. Même si elles sont dénuées de toute pesanteur, des œuvres comme les Nocturnes (proposés en introduction musicale) ou la Mer (écouter le début) regorgent de courtes cellules mélodiques.
L’auteur de cet article indique encore que, si l’on accorde un certain crédit au concept de musique impressionniste, on doit reconnaître qu’il déborde largement le court laps de temps occupé par l’école picturale de ce nom, aussi bien dans le temps que dans l’espace.
Dans la mesure où l’impressionnisme pictural se développe surtout en France, il est logique qu’il en soit de même pour l’impressionnisme musical. Chez quels autres compositeurs français, avant et après Debussy, peut-on le déceler ? Comme précédemment, citons à nouveau longuement l’article du Larousse de la musique :
« Il faut citer ici au premier chef Emmanuel Chabrier, qui fut l’ami des grands peintres impressionnistes, dont il collectionnait les toiles, et qui, par son sens de la couleur et de la lumière, se montre particulièrement proche de leur idéal esthétique. « Je préfère avoir dix couleurs sur ma palette et broyer tous les tons […]. Un peu de rouge, nom de Dieu ! à bas les gniou-gniou ! Jamais la même teinte ! » écrivait-il. Sous-bois (écouter) n’est-il pas l’équivalent sonore des plus frémissants Sisley ? La Joyeuse Marche n’est-elle pas un Lautrec en musique ? La tendresse charnelle de Renoir ne se retrouve-t-elle pas dans Idylle (écouter) ou dans l’Ode à la musique, et l’éclat de Manet dans les triomphales neuvièmes ouvrant le Roi malgré lui (écouter) ? »
Debussy, très vite, a dépassé le stade de l’impressionnisme pur mais ses dernières œuvres comme le ballet Jeux (1912 : écouter) relèvent d’un divisionnisme sonore à la Seurat ou à la Signac. L’article déjà cité nous invite à continuer notre exploration du répertoire français. Le profond classicisme de Maurice Ravel échappe le plus souvent à la tentation impressionniste, sauf, peut-être, dans les Miroirs, la Rhapsodie espagnole (écouter) et, bien sûr, Daphnis et Chloé, dont le « Lever du jour » (écouter) est un chef-d’œuvre purement impressionniste. Si Albert Roussel (le Festin de l’araignée : écouter) se rattache à cette esthétique, une violente réaction anti-impressionniste s’affirme dans tous les domaines après la Première Guerre mondiale, du fait notamment de Jean Cocteau et du Groupe des Six. Musicalement, elle est d’abord menée par Igor Stravinski, qui avait un temps cédé à l’impressionnisme avec son Oiseau de feu (écouter). Plus tard, l’esthétique impressionniste ressurgira avec la glorification de l’harmonie et de la couleur opérée par Olivier Messiaen, notamment dans son opéra Saint François d’Assise (1983 : écouter un extrait).
Toujours selon l’auteur de l’article déjà cité, l’idée d’impressionnisme musical pourrait aussi être étendue en dehors de la France. Il faudrait remonter à Franz Liszt (Les jeux d’eau de la villa d’Este : écouter) pour trouver les premières traces d’un impressionnisme musical. Il faudrait aussi citer les compositeurs de l’école russe, qui ont profondément marqué le jeune Debussy : Tableaux d’une exposition de Modest Moussorgski (Le ballet des poussins dans leur coque : écouter dans l’orchestration de Ravel), Dans les steppes de l’Asie centrale d’Alexander Borodine (1880 : écouter), rutilants tableaux orchestraux de Nikolaï Rimski-Korsakov, tel le Capriccio espagnol (1887 : écouter). Au même moment, on trouve en Norvège les recherches harmoniques de Edvard Grieg (début de Peer Gynt, suite d’orchestre tirée de l’opéra : écouter), autre source de l’art de Debussy. Durant le premier quart du XXe siècle, de nombreux compositeurs étrangers cèdent à l’esthétique impressionniste : l’Espagnol Isaac Albéniz avec Iberia (Évocation : écouter), son compatriote Falla avec Nuits dans les jardins d’Espagne (début : écouter), l’italien Respighi avec Fontaines de Rome (1916 : écouter), le Finlandais Sibelius (symphonies), le Hongrois Bartok avec ses Deux images (1910 : écouter), etc. Plus récemment, la production tardive d’un Bohuslav Martinů, notamment Fresques de Piero della Francesca (1955 : écouter) renouvelle l’exemple debussyste.
On pourrait considérer que la démarche, qui consiste à qualifier d’impressionnistes tant de compositeurs différents, procède d’un usage abusif des termes. Mais on peut aussi la comprendre comme un jeu (un peu tiré par les cheveux tout de même) consistant à aller jusqu’au bout des conséquences d’un concept. Il sera alors possible de l’appliquer à toute œuvre inspirée par une évocation poétique de la nature. En effet, pour traduire ses sensations, le compositeur sera souvent amené à les retranscrire sous la forme d’une mosaïque d’impressions et à briser la ligne traditionnelle du discours musical : le début, par exemple, de la Scène aux champs, de la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz (1830 : écouter), pourrait passer pour être prémonitoire de l’impressionnisme. On pourrait aussi qualifier d’impressionnistes les compositeurs de l’avant-garde actuelle qui, après deux décennies d’abstraction pointilliste sérielle, s’intéressent à nouveau aux recherches de sonorités, de timbres, de volumes et au renouvellement du langage harmonique.
« Ce sont autant de symptômes hautement révélateurs de l’actualité d’un impressionnisme musical : le fait que Debussy soit, plus que jamais, le suprême maître à penser de toute la jeune musique vient à l’appui de cette hypothèse. Et peut-être son héritier le plus authentique à l’heure actuelle s’appelle-t-il György Ligeti (écouter Atmosphères). » (c’est encore extrait du Larousse de la musique)
Mais, répétons-le, tout ce qui précède n’a de sens que si le concept d’impressionnisme musical est légitime… ce qui reste largement problématique. En effet, une réflexion approfondie sur ce concept (voir notre autre dossier Des sons et des couleurs) montre qu’il relève surtout d’une approche sensorielle et subjective, et que les tentatives pour le fonder sur des bases rationnelles sont vaines. Autrement dit, ce n’est pas un constat objectif mais, comme Baudelaire nous en offre l’exemple, une attitude esthétique (engageant à la fois les sens et l’intellect) qui permet à l’oreille qui écoute et à l’œil qui contemple de se rencontrer dans une impression commune.