Marcel Proust place la musique au-dessus de tous les arts, au-dessus même de la littérature. Il écrit dans La Prisonnière (cinquième tome de À la recherche du temps perdu) : « Je me demandais si la Musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être - s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées - la communication des âmes. »
Aborder les liens qui unissent si profondément Marcel Proust à la musique, c’est bien sûr parler des goûts musicaux de l’écrivain et de la place que tient la musique dans son œuvre. Mais c’est aussi tenter de cerner les correspondances subtiles qui rapprochent son art de celui du musicien.
Marcel Proust était passionnément épris de musique. Jeune homme, il fréquentait assidûment les salles de concert et l’Opéra. C’était, à son époque, les principaux lieux où l’on pouvait écouter et réécouter de la musique, et donc apprendre à la connaître : l’enregistrement sonore n’en était qu’à ses balbutiements. En marge de ces institutions, les salons tenus par des dames de la haute société parisienne (Madame Arman de Caillavet, Madeleine Lemaire, la comtesse Greffulhe, etc.) offraient un cadre à des auditions musicales et un moyen de rencontrer compositeurs et interprètes. Dans ces lieux de sociabilité, Proust venait nourrir son inspiration. Il a pu y entendre non seulement la musique de son époque mais aussi les œuvres du passé et, fait capital, il y a rencontré en 1894 Reynaldo Hahn, compositeur éclectique et critique musical éclairé. Les deux hommes, outre qu’ils ont été amants pendant deux ans, ont entretenu durant toute leur vie une relation esthétique et intellectuelle riche d’échanges et de confrontations.
Les goûts de l’écrivain ont évolué. À 20 ans, il aime Johann Sebastian Bach et surtout Ludwig van Beethoven auquel il restera attaché toute sa vie : il fait un parallèle entre le musicien sourd qui continue à composer et lui, gravement asthmatique, qui écrit malgré les crises qui le clouent au lit. On sait d’après sa correspondance qu’il apprécie particulièrement Christoph Willibald Gluck, Robert Schumann, Jules Massenet, Camille Saint-Saëns et Richard Wagner (dont il entend la Walkyrie à l’opéra en 1893 : écouter le début). Il joue du piano et on lui prête la composition de nombreuses partitions. Il a donc une connaissance approfondie de la musique. Durant ce qu’on nomme la « Belle Époque », les salons musicaux se multiplient. Dans celui du prince de Polignac on joue Gabriel Fauré et Maurice Ravel. Proust découvre lors d’un concert la Sonate pour violon et piano de César Franck (1886 : écouter le début). Reynaldo Hahn le met en contact avec l’univers des Ballets russes.
Chez Proust, on invite parfois des interprètes de musique de chambre : en 1916, Gaston Poulet y interprète le Quatuor à cordes en ré de Franck (1889 : écouter le début) ; il aime aussi réentendre la troublante rêverie du Quatuor No 12 de Beethoven (1824 : écouter le début). Sa maladie l’empêchant de sortir de chez lui, il acquiert un théâtrophone branché dans son salon : il découvre ainsi avec ravissement le répertoire lyrique, notamment Pelléas et Mélisande qu’Achille Claude Debussy termine en 1902 (écouter le début). Dans les dernières années, fidèle à sa passion de jeunesse, Proust revient à Gabriel Fauré avec le Cantique de Jean Racine (1865 : écouter le début). Une de ses dernières lettres mentionne, au sujet du final du Quatuor No 15 (1825) de Beethoven dont comme nous l’avons déjà mentionné il se sent particulièrement proche, « la si puissante tendresse humaine » (écouter le début).
Les compositeurs les plus cités dans À la recherche du temps perdu sont dans l’ordre : Wagner (plus de 50 fois), Beethoven (environ 25 fois) et Schumann. Ensuite il y a Debussy (une douzaine de fois), Bach (une dizaine de fois), Fauré, Franck et Saint-Saëns. Hector Berlioz n’est mentionné que deux fois, Franz Liszt six fois, Richard Strauss et « son éblouissant coloris orchestral » quatre fois. Beaucoup d’autres compositeurs n’apparaissent qu’épisodiquement : Georges Bizet pour « le côté gosse de sa musique », Pietro Mascagni pour le mauvais goût de sa Cavalleria rusticana, Felix Mendelssohn-Bartholdy pour « un chant innocent et mélodieux », Georg Friedrich Haendel, Giacomo Puccini, Giacomo Meyerbeer, etc.
Pour Proust, la musique est une inépuisable source de sensations et d’émotions. Il n’est donc pas étonnant qu’elle tienne une place essentielle dans son œuvre dans la mesure où il s’attache particulièrement à traduire la vie intérieure de ses personnages. On la retrouve partout dans À la recherche du temps perdu. Tout y est musique : le vent qui souffle sur la plage de Balbec, le rire de Charlus, ou encore les cris de la rue. Proust s’intéresse d’ailleurs à toutes les manifestations vocales d’un répertoire éclectique où voisinent œuvres savantes (profanes et religieuses) et musiques populaires. Il prête une oreille tout aussi attentive à la voix parlée, nous donnant à entendre ses personnages dont les caractéristiques vocales reflètent la personnalité.
On joue beaucoup de musique dans le salon de Madame Verdurin, qui est un des lieux où se rencontrent les principaux personnages de La Recherche. Pour Proust, le thème musical est une véritable idée qu’exprime le compositeur et qui permet l’accès à un univers au-delà de toute pensée rationnelle. La musique suscite, notamment chez le personnage de Swann, tout un monde d’émotions et de pensées enfouies : elle est l’occasion de revivre pleinement un passé ; à travers elle il peut revivre le temps perdu.
Ainsi, la musique joue un rôle analogue à celui des autres grandes expériences sensorielles qu’on trouve dans La Recherche comme celle de la fameuse madeleine. Elle est le microcosme révélateur du macrocosme. Entre « la petite phrase » de « la blanche Sonate » de Vinteuil et le déroulement de l’amour de Swann pour Odette s’établit une correspondance secrète, et les phases de l’amour de Marcel pour Albertine sont accompagnées par « le rouge septuor » du même Vinteuil.
Mais quand la musique s’arrête, l’auditeur retombe « dans la plus insignifiante des réalités », au milieu de ses voisins qui s’empressent de faire des commentaires… des paroles qui semblent tout à coup si fades, si inutiles, comparées à ces quelques notes qui suffiraient selon l’auteur, à faire « communiquer les âmes ».
C’est en 1907 que Marcel Proust commence l’écriture de son grand œuvre dont les sept tomes sont publiés entre 1913 (Du côté de chez Swann) et 1927, c’est-à -dire à titre posthume pour La prisonnière, Albertine disparue et Le temps retrouvé. Du début à la fin, la Recherche du temps perdu est hantée par une « petite phrase » musicale, cinq notes qui, de Swann au Narrateur, incarnent, expriment et attisent la totalité de leurs sentiments. Bien que son roman offre un reflet de la société de son temps, jamais la « petite phrase » n’est attribuée à un créateur existant. Proust préfère prendre modèle sur plusieurs personnalités pour inventer un compositeur fictif qu’il nomme « Vinteuil ». Ce dernier est surtout évoqué à travers sa musique, une Sonate et un Septuor. Ces œuvres sont les puissants déclencheurs d’émotions et de souvenirs qui animent les personnages.
À quoi tient cette puissance inouïe de la musique ? Quelle place occupe Vinteuil dans la composition de La Recherche ? Comment la musique parvient-elle, mieux que le langage, à perpétuer le souvenir des expériences sensorielles ? C’est ce qu’on va examiner maintenant.
Vinteuil est donc un compositeur fictif. Son Septuor est évoqué à la fin de La Prisonnière : il interrompt la rêverie du Narrateur tandis qu’il s’interroge sur sa relation avec Albertine. Sa Sonate incarne la relation passionnelle de Swann pour Odette. Elle est révélée à Swann pour la première fois dans le premier tome de La Recherche. Elle fait alors l’objet d’une longue description dont on appréciera la qualité poétique, la richesse des images et le caractère quasi musical. En voici des extraits :
« […] il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand, au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie - il ne savait lui-même - qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. […] Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà , selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son "fondu" les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables […]. Cette fois il avait distingué nettement une phrase [c’est nous qui soulignons] s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu. »
Voilà donc qu’apparaît pour la première fois la fameuse « petite phrase » qui va irriguer toute La Recherche et permettre à Swann et au Narrateur, chaque fois qu’ils l’entendront d’évoquer leurs sentiments amoureux.
« D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là , puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais, rentré chez lui, il eut besoin d’elle : il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom. »
De même qu’il ne peut qu’ignorer le nom d’une passante entraperçue, Swann ne sait rien de cette musique qui l’a si profondément ému et impressionné. Par un heureux hasard, il la réentend un an plus tard.
« Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup, après une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la "Sonate pour piano et violon" de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret. »
En même temps que Swann l’entend, la « petite phrase » de la Sonate devient souvenir. Elle ne s’affranchit pas (et ne s’affranchira jamais) de la situation qui l’a faite naître et dont elle ravive le souvenir - de la même façon que le goût d’une madeleine, la sensation des pavés de Venise ou la contemplation d’une peinture. Et c’est bien sous cette forme qu’elle apparaît à la fin d’Un Amour de Swann, traductrice fulgurante d’un vécu qu’elle révèle :
« Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : "C’est la petite phrase de la Sonate de Vinteuil, n’écoutons pas !" tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveiIlés et, à tire-d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur. »
Mais, bien que Proust décrive longuement le caractère et les effets de la « petite phrase » de la Sonate de Vinteuil, il n’en dit pas assez pour qu’on puisse identifier avec certitude une œuvre ou un auteur à qui elle appartiendrait. Elle demeure donc l’un des plus grands mystères proustiens. On a cependant quelques indices : quand il dédicace Du côté de chez Swann à l’écrivain Jacques de Lacretelle, Proust lui confie que plusieurs morceaux ont, selon lui, inspiré cette Sonate. Il mentionne notamment la Sonate n° 1 pour violon et piano de Saint-Saëns (1885 : écouter le début), l’Enchantement du Vendredi-Saint dans Parsifal de Wagner (1882 : écouter un extrait), mais aussi la Ballade de Fauré (1879 : écouter le début) et la Sonate pour violon et piano de Franck (1886 : écouter le début). Les accents wagnériens de la Sonate de Vinteuil sont confirmés par un passage de La Prisonnière où le Narrateur, profitant d’une absence d’Albertine pour la jouer au piano, est frappé par la similitude entre une mesure de la Sonate et un passage de Tristan (1865 : écouter le début du prélude), au point d’en venir à superposer les deux partitions :
« […] par-dessus la Sonate de Vinteuil, j’installai sur le pupitre la partition de Tristan. […] en revoyant ces thèmes si insistants et fugaces qui visitent un acte, ne s’éloignent que pour revenir, et, parfois lointain, assoupis, tout en restant vagues, si pressants et si proches, si internes, si organiques, si viscéraux qu’on dirait la reprise moins d’un motif que d’une névralgie. ».
Ajoutons qu’au moment où Proust commence la rédaction de La Recherche, ses goûts ont été profondément marqués par la révélation de Pelléas et Mélisande. On peut donc supposer que l’esthétique impressionniste d’un Claude Debussy fait aussi partie des références musicales qui imprègnent l’univers mental des personnages de l’écrivain.
Pourquoi Proust fait-il de longues phrases ? Certains diront que c’est parce qu’il était asthmatique : il compensait son insuffisance respiratoire par le souffle qu’il donnait à sa prose. D’autres, dans une perspective plus positive, présentent les longues phrases serpentines comme l’œuvre d’un musicien qui, tel un poète, met en arpèges la douceur ou la douleur d’exister. Car non seulement la musique parcourt toute son œuvre, mais son écriture elle-même est musicale, qu’elle traite ou non de musique.
Préciser en quoi l’écrivain parvient à s’approprier les pouvoirs de la musique, et par quels moyens il s’emploie à les convertir en mots, n’est pas chose facile. Nous allons cependant tenter de relever le défi en examinant la prose de Marcel Proust sous quatre angles différents : la construction du roman, le choix du vocabulaire, le rythme de la phrase et le recours à des images évocatrices.
On a vu que les goûts musicaux de Marcel Proust mettaient Franck en bonne place. Ce n’est donc pas un hasard si l’écrivain en retient le principal principe de composition : la forme cyclique qui, par la résurgence des thèmes d’un mouvement à l’autre, assure une grande cohérence à la structure d’ensemble. Le roman de Proust est lui aussi construit sur le retour « insistant » et « fugace » de mêmes motifs, qualifiés par l’auteur lui-même à la fois de « lointains » et de « viscéraux ». Le principe de la forme cyclique est présent non seulement chez César Franck mais il inspire directement de nombreux et prestigieux compositeurs français qui font partie du Panthéon de Marcel Proust : Saint-Saëns, Ernest Chausson, Fauré, Debussy, etc. On le retrouve aussi dans le procédé du leitmotiv wagnérien dont il s’approprie le principe récurrent : « ces thèmes si insistants et fugaces qui visitent un acte, ne s’éloignent que pour revenir… »
On peut aussi s’interroger sur le glissement de la Sonate au Septuor (entre le premier et le cinquième tome de La Recherche). Cette mutation musicale marque une triple variation du récit. Premièrement, un changement d’atmosphère : à « l’aube champêtre » de la Sonate s’oppose le « matin d’orage » du Septuor dans un paysage à dominante non plus végétale mais marine. Deuxièmement, un changement de couleur : de la blancheur de la Sonate, écho des aubépines de Combray, à la « rougeur vibrante » du Septuor. Enfin, un changement de registre : de la légèreté « pastorale »â€¯ de l’une à l’aigreur dissonante de l’autre. D’autre part, de même que le Septuor réclame sept interprètes, de même Proust divise La Recherche en sept parties : hasard ou choix volontaire ?
Pour étayer notre analyse, prélevons un extrait de Un amour de Swann où Marcel Proust évoque la « petite phrase » de la Sonate de Vinteuil : « […] et comme dans un pays de montagne, derrière l’immobilité apparente et vertigineuse d’une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule d’une promeneuse - la petite phrase venait d’apparaître, lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant et sonore. »
On a là un exemple d’une musique verbale qui repose en grande partie sur le choix des mots dont la sonorité est mise en relief par un réseau très dense d’allitérations et d’assonances. On y remarque aussi l’entrechoquement des termes : au lieu de déverser des eaux tumultueuses, la cascade apparaît comme immobile et, qui plus est, d’une immobilité « vertigineuse », qualificatif inattendu, probablement choisi pour sa sonorité et sa force évocatrice plus que pour sa signification rationnelle.
Ces traits de style, qui font passer la musicalité avant la logique, sont d’ailleurs permanents chez Proust, dont la prose est fertile en comparaisons et métaphores. De même que la cascade laisse apercevoir « la forme minuscule d’une promeneuse », de même la « petite phrase » apparaît, « lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant et sonore ». On notera la richesse du vocabulaire où dominent les sons longs (oin, aine, ieu, on, en, …) qui suggèrent une mélodie lente et méditative. On notera aussi l’ambiguïté du « long déferlement » de ce rideau qui, d’une part renvoie à l’image de la cascade comme rideau d’eau, mais qui peut aussi être compris comme l’accompagnement pianistique d’où émerge la « petite phrase ».
Dans le rythme de la phrase proustienne, la progression vers la fin est entravée par toutes sortes de parenthèses. De sorte que bien souvent on perd en route les articulations logiques du discours. D’ailleurs, comme on l’a vu précédemment, la logique du sens est souvent sacrifiée à une expression poétique des sensations qui, mieux qu’un récit rationnel, parvient à traduire le climat d’une situation ou la vie intérieure d’un personnage.
Le discours proustien est ainsi semé d’indications et d’associations qui anticipent ou résument l’intrigue. Ces éléments ont certes l’inconvénient d’alourdir la phrase et de retarder le récit, mais ils apparaissent aussi comme des chevilles essentielles de la composition. La ramification et le scindement perpétuel de la phrase constituent ainsi un procédé stylistique qui amène le lecteur à se laisser porter par la musicalité de la langue.
Les nombreuses images qui parsèment La Recherche contribuent elles aussi fortement à la musicalité du texte : d’abord par le rythme des phrases et la sonorité des mots, comme on l’a vu précédemment, mais aussi par la puissance évocatrice, à la fois affective et artistique, dont ces images sont chargées. Par exemple, le dialogue entre le piano et le violon, dans la Sonate, est décrit dans les termes d’une genèse mythique, antérieure aux vicissitudes du langage parlé : « c’était comme au commencement du monde ». Et la « petite phrase », suspendue dans l’air avant de disparaître, trouve son équivalent métaphorique dans l’image de l’« arc-en-ciel », déployant toutes les couleurs du « prisme ».
On assiste même, dans La Prisonnière, à la superposition des figures du musicien et de l’écrivain : « … par-dessus la Sonate de Vinteuil, j’installai sur le pupitre la partition de Tristan… ». Marcel Proust développe donc l’idée qu’il y aurait un langage, non « parlé » à la manière d’une conversation, ni « écrit » (donnant la primauté à la signification et au concept), mais un langage musical, indépendant de la représentation du réel, intense et pleinement libre.
Ainsi, non seulement Marcel Proust aimait passionnément et connaissait très bien la musique, mais il avait le désir de modeler son texte comme une matière sonore et poétique. En outre, il avait lui-même des ambitions poétiques. Voici un des huit chants qu’il a consacrés à des peintres et à des musiciens :
Chopin, mer de soupirs, de larmes, de sanglots
Q’un vol de papillons sans se poser traverse
Jouant sur la tristesse ou dansant sur les flots.
Rêve, aime, souffre, crie, apaise, charme ou berce,
Toujours tu fais courir entre chaque douleur
L’oubli vertigineux et doux de ton caprice
Comme les papillons volent de fleur en fleur ;
De ton chagrin alors ta joie est la complice :
L’ardeur du tourbillon accroit la soif des pleurs.
De la lune et des eaux, pâle et doux camarade,
Prince du désespoir ou grand seigneur trahi,
Tu t’exaltes encore, plus beau d’etre pâli,
Du soleil inondant ta chambre de malade
Qui pleure à lui sourire et souffre de le voir...
Sourire du regret et larmes de l’Espoir !
De nombreuses notations semblent indiquer que Marcel Proust avait une « audition colorée ». Les exemples les plus célèbres apparaissent dans les passages où il évoque le nom de lieux : « Le château et la lande était jaune […] la sonorité mordorée du nom de Brabant me l’avait montré avec évidence ». L’analogie simple entre son et couleur est la plupart du temps dépassée au profit de synesthésies plus complexes : le nom de Parme apparaît comme « compact, lisse, mauve et doux ». Autres exemples : « Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d’oeuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante, couronne par une tour de beurre ; etc. » L’univers de Combray est essentiellement chromatique ; même le silence y est coloré, l’image du ciel bleu devient « surface azurée du silence ». Comme l’écrivait Charles Baudelaire dans son célèbre sonnet Correspondances : « ... Comme de longs échos qui de loin se confondent... Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »