Charles Baudelaire évoque en poète l’idée d’un lien entre différents mondes de sensations dans son célèbre sonnet Correspondances : « ... Comme de longs échos qui de loin se confondent... Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » Nous avons développé d’autres aspects de ces correspondances (liens vers les dossiers en fin de page).
L’existence de telles associations semble aller de soi quand un artiste crée une œuvre où musique et arts plastiques ne font qu’un. Ces productions peuvent alors prendre plusieurs formes : partition graphique, théâtre musical, installation sonore, film.
Avec la « partition graphique », la fusion semble parfaite entre musique, texte et arts plastiques puisque l’artiste qui la conçoit se présente à la fois comme musicien, rédacteur et plasticien. En 1913, le peintre Marcel Duchamp propose une « musique conceptuelle ». Les « partitions » de ses deux pièces intitulées Erratum musical se présentent essentiellement sous la forme d’un texte expliquant comment répartir des notes sur une portée selon un processus de hasard. La réalisation musicale de la partition ainsi obtenue est secondaire : ce qui compte, c’est l’idée. La démarche de Duchamp s’inscrit dans sa remise en question des valeurs esthétiques établies : voir Duchamp compositeur. La démarche d’Erik Satie participe de sa personnalité anticonformiste : en mars 1914, alors que la première guerre mondiale est imminente, il termine ses Sports et Divertissements pour piano. En tête de la partition il rédige ce préambule malicieux : « Cette publication est constituée de deux éléments artistiques : dessin et musique. La partie dessin est figurée par des traits - des traits d’esprit ; la partie musique par des points - des points noirs. Les deux parties réunies - en un seul volume - forment un tout : un album. ». Ci-dessous, le manuscrit d’un extrait : Tango (écouter).
Pour avant-gardistes qu’elles soient, les pièces de Duchamp et de Satie respectent cependant les codes de l’écriture classique : notes inscrites sur une portée. Pour sa part, la « partition graphique », qui apparaît dans les années 1950-1960 aux États-Unis (Earl Brown, John Cage, Morton Feldman…) et en Europe (Sylvano Bussotti, Karlheinz Stockhausen, Cornelius Cardew…), est une remise en cause complète de ces codes. Elle fait plus que remplacer la partition traditionnelle par une représentation plastique, elle en propose une nouvelle approche technique tant du point de vue du matériau que de la forme et du mode d’exécution ; elle affirme aussi la polyvalence de l’artiste, sa capacité à s’exprimer dans toutes les dimensions. C’est pourquoi les musiciens qui la pratiquent attachent une importance particulière à la dimension esthétique de la partition graphique. Stockhausen déclare à propos de ses partitions : « Elles doivent être sur le plan graphique aussi limpides et belles que possible.  » (voir image ci-dessous).
Cardew réalise son monumental Treatise (194 pages) entre 1963 et 1967 (voir image ci-dessous). Michael Nyman écrit dans Experimental Music (1974) :
« Treatise est le résultat d’une collaboration entre Cardew le compositeur et Cardew le graphiste professionnel... Les formes utilisées dans Treatise sont simples - cercles, lignes, triangles, carrés, ellipses - de parfaites formes géométriques qui, d’un impeccable coup de crayon, sont soumises dans la partition à la destruction et à la distorsion. Treatise est un voyage graphique global, un enchevêtrement et une combinaison continus d’éléments graphiques donnant naissance à une longue composition visuelle dont la signification en termes sonores n’est jamais spécifiée. »
Atlas Eclipticalis (1962) est la première œuvre pour orchestre de Cage. À partir d’un atlas de la voûte céleste et après de multiples opérations de hasard suivant le Yi Ching (Traité des mutations chinois), Cage trace sa propre carte du ciel étoilé. Ce graphique lui sert à établir une « partition » pour chacun des 86 instruments acoustiques et électroniques déterminés aussi suivant le Yi Ching. Chacune des parties comprend quatre pages sur lesquelles Cage dessine une multitude d’agrégats de notes (les constellations : voir image ci-dessous). Celles-ci sont jouées en ordre ou en désordre mais le plus court possible ; leurs hauteurs sont précises, mais elles n’ont pas de valeur rythmique. Chaque page dure à peu près une minute : leur durée est déterminée par un guide-chef qui fait tourner ses bras à la manière d’une horloge. Mises à part les quelques règles énoncées précédemment, les instrumentistes ont toute liberté pour jouer leur partition en totalité, partiellement ou pas du tout. Le résultat sonore est une musique pointilliste sur un fond de notes tenues évoquant l’espace (écouter un extrait).
Cardew: Treatrise | Stockhausen: Elektronische Studie | Cage : Atlas eclipticalis |
En 1975, le compositeur et mathématicien Yannis Xenakis s’engage dans une expérience où le son et l’image ne font qu’un. Il fait construire l’UPIC (Unité Polyagogique Informatique CEMAMu), qui est un synthétiseur à commande graphique : tout dessin produit sur la machine est converti aussitôt en ondes sonores (voir et écouter Mycenae alpha, 1978).
À la fin des années 1900, Vassily Kandinsky cherche à réunir peinture, musique, poésie et danse dans un projet pour le théâtre qui ne fut jamais réalisé. Il renouvelle ainsi l’ambition d’un « art total » de Richard Wagner, à qui il reprochait d’avoir juxtaposé et non fusionné musique et poésie. La position de Kandinsky sur l’art est cependant complexe. S’il souhaite la fusion des modes d’expression, il souligne aussi leur spécificité et il les soumet à une finalité supérieure. La recherche d’une résonance intérieure commune apparaît nécessaire à la synthèse des arts : « Chaque art a son langage propre, c’est-à -dire des moyens qui n’appartiennent qu’à lui, mais les moyens sont identiques puisqu’ils travaillent au même but : affirmer l’âme humaine à travers un processus spirituel indéfinissable, et pourtant déterminé (vibration). » (L’Almanach du Blaue Reiter, Paris, éd. Klincksieck, 1981, p.249).
Dans une approche plus abstraite, Arnold Schönberg renouvelle aussi l’idée d’« art total » de Wagner, lorsqu’il travaille, de 1909 à 1913, à la musique et aux décors de La Main heureuse (rechercher sur Youtube). Son projet renvoie aux émotions intimes : « … cela doit être simplement regardé, ressenti. Absolument pas pensé. Couleurs, bruits, lumières, sons, mouvements, regards, gestes… doivent être liés les uns avec les autres de façon variée. Rien de plus. » Pourtant sa musique, dissonante, et sa peinture, raffinée mais expressionniste et figurative, sont bien éloignées. Si le discours souhaite une fusion entre son et image, la pratique est tout autre. Chez Schoenberg, sons et couleurs s’opposent mais, au-delà des styles, le peintre-musicien encourage une synesthésie des sens, favorisant la perception globale des arts, pour une œuvre intégrale.
Une autre manifestation d’art total nous est offerte par le théâtre musical du compositeur Mauricio Kagel, par exemple dans son spectacle intitulé Mare Nostrum (1975) : écouter un reportage.
Chez les dadaïstes, la musique, le langage et la poésie avaient éclaté en manifestations sonores. Le son était devenu matériau à découper, à scander, à manipuler. D’autres correspondances peuvent alors apparaître : la graphie devient son, l’art de la vidéo trouve à s’épanouir avec le son comme producteur d’images, ou encore le son devient ready-made. Aujourd’hui, la pluridisciplinarité des créations va croissant. Les rencontres du visuel et du sonore sont fréquentes et constituent, grâce au développement des nouvelles technologies, un nouveau mode de composition. De nombreux artistes sont à l’heure actuelle également « réalisateurs d’installations sonores ». Ces rapports resserrent naturellement le lien existant entre la couleur et la musique, la première constituant un véritable terrain d’expérimentations pour la seconde.
On peut citer par exemple Nam June Paik qui, dans les années 1960, est un précurseur de l’art vidéo. Il crée notamment Introduction d’ondes sonores dans 2 téléviseurs. Les deux moniteurs posés l’un sur l’autre sont branchés à des magnétophones diffusant des fréquences électriques. Cette interférence produit des zébrures à l’écran. Accidents ? Parasites ? Les sources sonores déforment les images et créent des motifs abstraits. Les trames vacillent, ondulent, rayonnent. La manipulation des sources sonores déforme les images et crée des motifs abstraits. De sorte que les téléviseurs sont détournés de leur statut d’appareils ménagers et sont valorisés en tant que matériau artistique.
Autre exemple : le compositeur espagnol Hector Parra, qui exerce par ailleurs une activité de peintre, utilise fréquemment le parallélisme couleur/musique dans son processus de composition. Dans son œuvre multimédia Chroma (2004), il « cherche une "pâte" sonore et "texture" orchestrale proche des moyens picturaux utilisés dans l’œuvre de Cézanne à laquelle cette pièce fait référence. »
En 1962, le compositeur américain La Monte Young et son épouse plasticienne Marian Zazeela, conçoivent un environnement, intitulé la Maison pour le rêve, qui est défini par un ensemble de fréquences sonores et lumineuses continues. « Durant mon enfance, certaines expériences sonores de fréquences continues ont influencé mes conceptions et mon évolution musicales : le son des insectes, le son des poteaux téléphoniques et des moteurs, le son de la vapeur qui s’échappe… » écrit La Monte Young. Le spectateur est invité à se déchausser pour pénétrer dans un autre univers où il se trouve comme immergé dans une double vibration : visuellement dans une lumière bleue-violacée et acoustiquement dans un bourdonnement continu, constitué de plusieurs ondes électroniques accordées dans un rapport parfaitement juste sans aucun battement. Cet environnement est censé provoquer des sensations inédites, une expérience du temps suspendu, favorisant la méditation (exemples sur Youtube).
La Monte Young et Marian Zazeela : Dream House, 1999, en dépôt au MAC de Lyon | Titre de l’installation placée à l’entrée de l’environnement | Mobiles portant des ombres sur un mur de l’environnement |
Toujours dans l’idée d’associer des couleurs à une production musicale, le mathématicien, compositeur et architecte Iannis Xenakis compose en 1967 le Polytope de Montréal, installation créée lors de l’exposition universelle qui avait lieu au Canada. L’œuvre est une synthèse des techniques de composition de Xenakis, au service de la lumière. Dans le scénario, des éléments descriptifs indiquent l’importance de la couleur dans l’œuvre : « mouvement vaste rotatoire de l’effervescence rouge », « obscurité brusque assez longue pour les yeux », « cataractes vertes ». Il adaptera ensuite le procédé à différents lieux : rechercher un exemple sur Youtube.
On vient de constater que le jeu des correspondances se poursuivait aujourd’hui avec des formes d’expressions nouvelles telles que l’installation, l’environnement ou le happening, parfois avec l’aide de l’ordinateur. Il ne faudrait pas oublier la plus populaire de ces formes d’expression : le cinéma, pour lequel un nouveau genre est apparu, la musique de film. Dès la commercialisation du cinéma sonore, autour de 1928, des artistes ont expérimenté les ressources de ce nouveau média. Oskar Fischinger notamment est fasciné à l’idée d’entendre le son des créations graphiques reportées sur la piste sonore : « Dans un fragment de pellicule de film sonore, un des bords présente une mince bande ornée de dentelures. Cet ornement, c’est de la musique dessinée, c’est du son : en passant par le projecteur, ces sons graphiques se font entendre avec une pureté inouïe et, dès lors, ce sont très manifestement des possibilités fantastiques qui s’ouvrent ici pour la composition musicale à venir » (voir images ci-dessous). Dans les années 1940, Norman McLaren développe l’écriture sonore avec virtuosité et renouvelle ainsi en profondeur le dialogue de l’image et du son : rechercher sa Phantasy in Colors sur Youtube.
Ces démarches expérimentales mises à part, les cinéastes actuels ont complètement intégré la musique dans leurs scénarios sous une forme plus traditionnelle. Certains choisissent des œuvres du répertoire (on constate que Franz Schubert est souvent sollicité) ; dans la mémoire collective, certains morceaux restent irrésistiblement associés à la séquence qu’ils accompagnent : la Chevauchée des Walkyries et le vol des hélicoptères dans Apocalypse Now, le Beau Danube bleu et le ballet des planètes dans 2001, l’odyssée de l’espace, la Sarabande de Haendel dans Barry Lyndon, etc. D’autres réalisateurs préfèrent faire appel à des compositeurs spécialisés comme Michel Legrand, Maurice Jarre, Joseph Kosma, Francis Lai, Philippe Sarde ou Georges Delerue en France..., Ennio Morricone, Nino Rota, John Barry, John Williams ou Joe Hisaishi ailleurs. Parfois la musique fait partie de l’action (on la dit « diégétique ») : on voit un personnage chanter, un orchestre jouer... (comme dans Tous les matins du monde d’Alain Corneau ou Amadeus de Milos Forman). Le plus souvent, elle est extradiégétique : elle accompagne le rythme et le caractère de l’action de façon plus ou moins littérale pour souligner une ambiance, créer un climat, accompagner un mouvement (course poursuite, bagarre…), renforcer une émotion (joie, tristesse, frayeur, colère, surprise…) : voir notre dossier sur la musique de film.