Visconti, dans ses tableaux d’un naturalisme post-romantique a voulu réaliser la synthèse entre l’image et le son. L’image devenant alors le prolongement du son et le son donnant sa raison d’être à l’image. Visconti a saisi l’ampleur de la musique classique en imaginant l’art musical en étroite fusion avec l’art cinématographique. Cette réalisation rend alors l’image dépendante du son pour lui donner son intensité. Dans un concept Bergsonien qui considérait l’art musical comme l’art suprême en terme de profondeur, Visconti multiplie la profondeur émotionnelle de l’image grâce au son en le transformant comme un instrument de projection. Il réalise l’ultime fusion subjective ; le spectateur ressentant par cette fusion l’intensité émotionnelle de l’image façonnée par la sensibilité du réalisateur et transcendée par celle du compositeur. De là le cinéma de Visconti traite de la dégénérescence de l’esprit qui perd toute lucidité face à l’intensité de l’émotion sentimentale. Visconti ne veut pas analyser la psychologie du personnage donc son comportement mais montrer le suprême pouvoir de destruction de la sensibilité et cela n’est possible qu’en réalisant l’alliage de l’image avec la profondeur du sentiment musical. D’où sa dimension post-romantique et son amour pour Richard Wagner et Gustav Mahler.
Dans Ludwig ou le crépuscule des Dieux, Visconti pose son paroxysme en créant la plus longue marche à la folie de l’histoire du cinéma. Ludwig est l’image et Wagner est la musique. L’image se confond dans la musique et elle ne peut plus exister qu’en s’identifiant à elle. D’où l’obsession de Ludwig pour l’opéra de Wagner. Le souverain s’imagine comme héros wagnérien et il intériorise le mythe comme sa propre réalité. De là Visconti utilise la musique comme le moyen de nous faire pénétrer l’émotion de Ludwig, de nous faire rentrer dans sa sensibilité qui petit à petit prend le pas sur son esprit. Son esprit se dégrade alors que sa sensibilité le déborde. L’image nous montre un homme sur un déclin progressif par une série de détails et de tableaux qui sont en étroite fusion les uns avec les autres. Cette évolution permanente est reflétée par le passage de la magnificence d’une figure de roi à celle de simple garde-chasse puis à celle de retraité dans un asile. La chambre de Ludwig pendant son internement où tout est gris, immobile, déprimant est la métaphore de son esprit. De même pour le caractère délirant de la scène de l’auberge presque fantastique. À ce moment son esprit n’a plus de réalité humaine, il est un être purement sensible d’où l’ampleur du prélude de Tristan et Isolde (1865 : écouter) et de l’ouverture de Tannhäuser (1845 : écouter). Les Scènes d’enfants de Robert Schumann (1838 : écouter Rêverie) montrant l’ultra sensibilité de Ludwig qui est tel un bambin devant son frère devenu fou.
Visconti réalise un chef-d’œuvre car il a compris l’intérêt de la fusion de la musique, comme intuition et émotion, avec l’image qui symbolise le temple spirituel en plein effondrement de Ludwig. La juxtaposition des tableaux est alors la contemplation de cette décomposition.
Dans Mort à Venise, c’est bien sûr l’adagio de la 5ème symphonie de Mahler (1902 : écouter) qui marque l’œuvre. Visconti nous pose un dilemme à propos de la beauté artistique au début de l’œuvre : la beauté est-elle le produit d’une harmonie entre l’esprit et les sens où une pure création intuitive des sens dans toute leur profondeur. Dans son amour pour Tadzio, les sens d’Aschenbach vont décomposer son esprit, c’est le thème central de l’œuvre de Visconti.
Sa morale lui interdit ce désir, cependant son amour va l’envahir pour dissoudre son esprit et sa moralité va progressivement se décomposer dans l’anéantissement d’un désir insurmontable. En effet, le musicien ne parvient pas à raisonner ses sens et le désir du beau l’empêche d’avoir une assise sur son esprit. Sa vieillesse et son sexe font l’immoralité de cette relation. Il se rend compte de la corruption de son esprit par ses sens et le mal anime son désir. Cette malignité de son désir est symbolisée par la peste qui l’emporte dans l’ultime contemplation de son désir. Quel va être le rôle de la musique de Mahler ? La musique de Mahler se caractérise par la déroute de l’esprit par les sens. La beauté de l’œuvre malherienne réside dans le fait que les sens sont corrompus par la dissonance et que l’esprit désemparé laisse cette corruption agir sur l’être. Il y a un anti-conformisme dans la musique de Mahler qui fait penser à l’immoralité du désir d’Aschenbach. L’amour de la beauté de Tadzio est alors symbolisé par la musique de Mahler car les deux signent la déroute de l’esprit par les sens, la corruption du corps par le désir et la beauté ; l’idéal de celle-ci ne peut alors se réalisé que dans le mal et la corruption. Mahler a réalisé la dissolution de la tonalité comme le désir a décomposé la moralité du musicien. Le vieux musicien meurt à Venise lieu où la beauté est révélée et trouve sa source dans la décomposition et le mal, il s’affale dans l’ultime contemplation de son désir maléfique et magnifique. Mahler et Tadzio fusionnent alors de façon métaphysique le mal et le désir, la corruption et les sens, la peste et la beauté.
Visconti a également utilisé des musiques classiques dans plusieurs de ses autres films. Par exemple, pour Le Guépard, ce sont des extraits d’opéras de Giuseppe Fortunino Francesco Verdi arrangés par Nino Rota comme cette valse extraite du Trouvère (écouter) ; pour Violence et Passion ce sont des extraits d’œuvres de Wolfgang Mozart comme la Symphonie concertante pour violon et alto (1770 : écouter) ; pour son dernier film, L’Innocent, ce sont des musiques de Franz Liszt, Frédéric Chopin, Christoph Willibald Gluck (extrait d’Orfeo ed Euridice, 1762 : écouter) et Mozart (finale de la Sonate pour piano n° 11 dite « Alla turca », 1780 : écouter). Il faut aussi signaler que Visconti, fervent mélomane, a mis en scène une dizaine d’opéras.
ajout d’azerty, le 2/1/2017