Impossible que vous l’ayez raté, à moins que vous ne viviez en ermite dans la forêt amazonienne, 2008 est l’année du centenaire de Herbert von Karajan. Plutôt qu’une œuvre, le mondialement célèbre SG-1 (Symphozik’s Guide) vous propose de découvrir ce chef hors norme...
Karajan naît à Salzbourg, ville de musique, le 5 avril 1908. Sa famille est d’origine grecque (Karajanopoulos). Très jeune, il écoute les leçons de piano de son frère, caché sous le piano. Jaloux de son frère, il insiste pour en prendre également. Mais bien que doué, il rencontre un jour un professeur qui, de l’avis de Karajan lui-même, lui rend le plus grand service en lui conseillant de se diriger plutôt vers la direction d’orchestre. C’est donc ce que fait le jeune Herbert. Il occupe des postes dans des villes de provinces, où il commence à se faire remarquer. En 1935, il adhère au parti nazi pour pouvoir accéder à un poste de "kapellmeister" (littéralement "maître de chapelle", mais en réalité une sorte de directeur musical) à Aix-la-Chapelle. Dès les années 1938-1939, il commence à être connu dans le monde musical allemand. Applaudi par la critique, sa rivalité avec le grand Furtwängler, qui règne à Berlin, commence.
Pour approfondir sur la période 1933-1945, consultez notre autre dossier : Karajan et le régime nazi.
Pendant la guerre, il dirige pour le régime nazi (parfois en uniforme), notamment Richard Wagner pour Hitler, et emmène le Philharmonique de Berlin en tournée en France, d’abord au Palais Chaillot, puis dans toute la France, tournée interrompue lorsqu’une bombe lacrymogène explose dans la salle du concert, à Marseille. Ces activités lui vaudront après la guerre d’être interdit par la commission de dénazification alliée, tout comme son collègue Furtwängler. Sans vouloir rentrer dans la polémique qui a fait couler beaucoup d’encre, il faut préciser que Karajan s’est toujours défendu d’avoir eu des activités nazies, et que son adhésion (double adhésion même, c’est dire s’il ne prenait pas la chose au sérieux) au parti nazi n’avait pour but que de lui ouvrir les portes du succès. Il précisera plus tard "Furtwängler ne m’aimait pas, et Hitler me haïssait"...
Son interdiction est finalement levée par les Alliés, et il rencontre le producteur britannique Walter Legge (un des plus grands producteurs de disques du XXe siècle), qui lui fait signer chez EMI et lui propose de diriger l’orchestre qu’il vient de créer, le désormais célèbre Philharmonia Orchestra. Commence alors la période dite "du Philharmonia" (hé oui, c’est logique) au cours de laquelle Karajan signe ses premiers grands enregistrements, notamment une intégrale des symphonies de Ludwig van Beethoven (la première d’une longue série) ainsi que certains opéras avec de grands noms comme Elizabeth Schwarzkopf (Karajan fera même office d’agence matrimoniale, puisqu’il présenta cette dernière à Walter Legge, qui épousera la cantatrice).
En 1955, alors qu’il est sous contrat à la Scala de Milan, Karajan voit la chance de sa vie apparaître. On lui propose de remplacer au pied levé Furtwängler à la tête du Philharmonique de Berlin pour une tournée aux États-Unis. Il demande la permission de son directeur, qui l’autorise à rejoindre Berlin en dépit de son contrat, chose dont Karajan lui sera redevable toute sa vie. Toutefois le chef a les idées bien en place, et ne se prend pas pour n’importe qui. Il expose clairement ses conditions : Herbert von Karajan ne fait pas les remplaçants. Il demande ni plus ni moins à etre nommé directeur à vie du prestigieux orchestre. Alors qu’on lui refuse, il fait mine de partir, et est finalement nommé chef à vie, sans même l’accord des musiciens (qui, d’habitude, dans le cas du Philharmonique de Berlin, élisent leur chef).
Le voici donc, à 48 ans, chef à vie de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, chose qui ne s’était jamais vue. Commence alors une période de gloire qui s’étendra jusqu’à ce qu’il quitte l’orchestre en 1989 (nous y reviendrons). Il signe par la même occasion avec la grande maison Deutsche Grammophon, association qui deviendra mythique à travers des centaines d’enregistrements réalisés pour cet éditeur. En 1958, il rencontre à Saint-Tropez (où il avait ses habitudes) une jeune mannequin française, Éliette Mouret, qui deviendra le 18 octobre de la même année Éliette von Karajan.
Au faîte de sa gloire, Karajan accumule de nombreuses fonctions, en plus de la direction de sa phalange berlinoise : de 1956 à 1964, il dirige l’Opéra de Vienne ; de 1969 à 1971, il est conseiller musical de l’Orchestre de Paris ; à partir de 1967, il dirige le prestigieux Festival de Salzbourg... Il dirige également régulièrement l’Orchestre Philharmonique de Vienne, notamment au cours de célèbres enregistrements par DECCA. Dans les années 80, les relations de Karajan avec "son" orchestre de Berlin se font plus tendues. Les musiciens supportent de plus en plus mal l’hégémonie du chef qui dure depuis plus d’un quart de siècle. Suite à un violent désaccord avec l’orchestre (concernant l’introduction dans l’effectif d’une femme soutenue par Karajan, la clarinettiste Sabine Meyer, rejetée par un orchestre pour le moins misogyne), Karajan claque la porte du Berliner Philharmoniker. Il meurt peu après, malade et affaibli depuis quelques temps déjà . Il confiera à sa complice la cantatrice Christa Ludwig : "quand je mourrai, on pourra dire que cela aura été après une longue et douloureuse maladie".
Il suffit de se rendre aujourd’hui chez un disquaire pour voir que l’influence de Karajan n’a pas diminué. Ses enregistrements sont partout présents, et, plus encore en cette année de centenaire, les coffrets hommages et les rééditions fleurissent.
Pourquoi un tel engouement ? Certes, Karajan fut une sorte de produit médiatique, son image de chef "playboy" étant exploitée à fond par Deutsche Grammophon (nous y reviendrons plus tard). Mais au-delà de cela, Karajan fut un travailleur infatigable, passionné de nouvelles technologies, touche-à -tout. Il favorisa énormément la diffusion des nouveaux supports, comme le disque et plus tard le CD. Il réalisa en tout près de 1000 enregistrements : ce chiffre seul en fait déjà un chef à part. Mais il faut voir plus loin que cette image médiatique. Karajan a beaucoup été critiqué : certes, tous ses enregistrements n’étaient pas des chefs-d’œuvres, mais c’était avant tout un formidable chef symphonique et lyrique. Nombre de ses enregistrements dans certains domaines font référence. Karajan privilégiait souvent les sonorités d’ensemble, dirigeant les yeux fermés avec des gestes très expressifs des bras (pour un aperçu de l’art de direction de Karajan, voir les films réalisés sur lui par le grand cinéaste français Henri Georges Clouzot).
Le mythe Karajan est évidement indissociable de la longue complicité qui l’unit au Philharmonique de Berlin. La sonorité de l’orchestre, façonnée par le chef, est immédiatement identifiable (avec un certain entraînement, évidemment ;) ). Les cordes notamment sont renommées pour leur pureté. Karajan a été chef principal et directeur musical de l’orchestre pendant 34 ans, une exception dont seul Michel Plasson à Toulouse (30 ans) se rapproche (citons également le "règne" d’Evgueni Mravinski à Leningrad, pendant près de 50 ans). Cette complicité devint une quasi-exclusivité : alors que les chefs d’orchestre voyagent normalement d’orchestres (prestigieux) en orchestres (prestigieux), ou sont invités à diriger par d’autres orchestres (prestigieux), Karajan pour sa part ne fera que peu d’infidélités au Philharmonique de Berlin (quelques fois à Vienne, de plus en plus dans les années 80 alors que ses rapports avec les Berlinois deviennent plus tendus), emmenant "son" orchestre aux quatre coins du monde.
Évidement, Herbert von Karajan ne plaît pas à tout le monde. On peut critiquer avec raison son côté "star de rock" et tout le marketisme qui va avec. En tant que chef, il était également très maniaque, au point parfois de se fâcher avec ses interprètes. Christa Ludwig se souvient d’un Karajan voulant lui expliquer "comment chanter". À une autre occasion, Ludwig se plaint du tempo trop lent de Karajan qui réplique : "si vous n’arrivez pas à suivre, je changerai de chanteuse" (Gundula Janowitz était également présente). Mais Christa Ludwig lui tint tête : "vous n’en trouverez pas de meilleure !". Karajan dit alors à contre-cœur : "bon, je vais essayer d’aller plus vite". Le coté mégalomane du chef était bien connu de son entourage. Ainsi la cantatrice Léontine Price lui offrit un jour un T-shirt proclamant fièrement "the King". Quoi qu’il en soit, Karajan appartenait certainement à cette génération de chefs d’orchestres adulés, tous tout à la fois un peu tyrans et mégalomanes...mais géniaux et disposant d’une aura considérable (avec Furtwängler, Mravinski, Toscanini...).
Comme tous les grands chefs, Karajan avait des interprètes privilégiés. Grand chef lyrique, il s’investit beaucoup dans l’opéra. À l’époque du Philharmonia, il enregistra beaucoup avec Elisabeth Schwarzkopf ou Maria Callas dans le répertoire lyrique, parfois aussi avec l’orchestre de la Scala de Milan. Ces enregistrements sont édités par EMI. Plus tard à Berlin, Christa Ludwig, Gundula Janowitz, Dietrich Fischer-Dieskau et d’autres encore chantèrent avec lui. Karajan fut à l’origine d’importantes avancées dans le domaine lyrique. Ce fut ainsi lui qui exigea que les opéras soient chantés dans leur langue originale, à une époque où les traductions étaient monnaie courante.
Se donnant à fond dans tous ses projets, le maestro avait pour coutume de vouloir tout régir, ce qui provoquait parfois des mésententes : direction, enregistrement, mise en scène, ses enregistrements d’opéra témoignent d’une certaine obsession maniaque. Mais le résultat est au rendez vous : ses Wagner sont particulièrement renommés, notamment son Ring que les critiques qualifient de "chambristes", car Karajan y évita les approches pompeuses de la musique de Wagner pour en dégager toute la subtilité. Sa Walkyrie est légendaire, avec Régine Crespin que Karajan imposa dans le rôle de Brünhild. Karajan dut néanmoins renoncer à un projet de tétralogie filmée (d’une esthétique très vieillie, il est vrai), dont il reste quelques extraits. On peut encore citer ses enregistrements de Giuseppe Verdi à la Scala, avec Maria Callas en rôle titre. Karajan enregistra également un formidable "Boris Godounov" à Vienne, avec Nicolai Ghiorov. Enfin, on ne peut évidement faire l’impasse sur son "Pelléas et Mélisande" d’Achille Claude Debussy, œuvre que le chef autrichien considérait comme sa préférée.
Pour la musique instrumentale, Karajan collabora également avec les plus grands interprètes. Pour enregistrer le "Triple concerto" de Ludwig van Beethoven, il choisit une distribution de légende, réunissant les trois "monstres" de l’école russe : Mstislav Rostropovitch, David Oïstrakh et Sviatoslav Richter. Cet enregistrement est resté une référence. Il serait évidement fastidieux de citer tout les prestigieux interprètes avec lesquels enregistra Karajan. Citons la violoniste Anne Sophie Mutter, que Karajan a découvert et qui deviendra sa complice privilégiée (certaines mauvaises langues diront plus encore) dans nombre d’enregistrements.
Anne Sophie Mutter avoua qu’à ses débuts, elle s’était énormément entraînée pour jouer devant Karajan. Celui-ci l’écouta jouer sans l’interrompre, puis dit simplement "revenez l’année prochaine" et sortit. On imagine aisément la frustration de la jeune fille devant cette réaction, qui en aurait découragée plus d’une. Mais elle revint l’année suivante, et Karajan, satisfait, s’investit personnellement pour la lancer sur la scène internationale, faisant d’elle la vedette que l’on connaît aujourd’hui. Le maestro soutint également Sabine Meyer, comme on l’a dit plus haut, pour son entrée dans le Philharmonique de Berlin. Il est intéressant de constater que cette clarinettiste fait aujourd’hui une carrière de soliste internationale, et est unanimement reconnue. Ces deux exemples peuvent illustrer la force de l’instinct musical de Karajan.
Si Karajan fut parfois critiqué dans ses enregistrements de concertos, considéré comme un accompagnateur moyen (il avait tendance à prendre toute la place, fidèle à lui-même), il est l’auteur de nombre de prestigieux enregistrements de musique orchestrale. Il faut naturellement évoquer Beethoven, dont Karajan se fit une spécialité. Il enregistra quatre cycles complets, et indépendamment, certaines symphonies près d’une dizaine de fois ! Cet acharnement est sans doute la marque d’une certaine recherche de la perfection, mais Karajan (contrairement à une idée reçue) savait rester modeste. Ainsi, il affirma à Jacques Chancel qui lui demandait s’il était irréprochable : "Ah mon Dieu non ! Pourquoi vous pensez que j’ai fait trois fois les symphonies de Beethoven ? Plus vous faites, plus vous trouverez c’est tellement profond, vous n’avez jamais fini... et peut-être je fais encore ! Je pense c’est vraiment la caractéristique du grand chef-d’œuvre. Il n’est jamais usé" (note : retranscription exacte par votre serviteur d’une interview donnée par Karajan en français, ce qui explique la langue un peu hésitante. Rappelons que sa femme Éliette était française).
Comme on l’a dit plus haut, Karajan était également un interprète privilégié de Johan Julius Christian Sibelius (voir notre dossier sur ce dernier), dont il a enregistré avec brio les symphonies et les poèmes symphoniques. Tout comme d’ailleurs son collègue et "concurrent" (en termes de célébrité) Leonard Bernstein. Sibelius (qui est mort en 1957) aurait dit après avoir entendu certaines de ses œuvres interprétées par Karajan : "voilà enfin un homme qui a compris ma musique".
Ses interprétations de musique baroque sont aujourd’hui critiquées (à l’heure de l’instrument d’époque) pour leur "romantisation" par Karajan, et ne sont plus d’actualité. À l’opposée, Karajan ne fut jamais impliqué dans la musique contemporaine. Il semble également avoir des difficultés à pénétrer l’univers de son compatriote Gustav Mahler, dont il n’enregistra que trois des neuf symphonies, les 5e, 6e et 9e, enregistrements qui en ont déconcertés plus d’un, mais qui restent respectables. Par contre, le maestro excella dans la musique de Richard Strauss, dans des œuvres comme "Also sprach Zarathustra" (Ainsi parlait Zarathoustra) ou "Eine Alpensinfonie" (Une symphonie alpestre) : la pureté et la puissance du "son Karajan" est ici à son apogée.
La liste de ses réussites pourrait encore s’allonger longtemps, aussi la rédaction vous propose-t-elle ci-dessous ses coups de cœur parmi la discographie de Karajan (comme l’a fait récemment un grand magazine musical, mais nos choix n’étant pas les mêmes que ceux de ces illustres critiques, on ne pourra pas nous accuser de plagiat :P ).
Difficile de s’y retrouver dans la discographie de Karajan ! Près de 1000 enregistrements audio, une centaine d’enregistrements vidéo. Certaines œuvres on été enregistrées plusieurs fois, avec des bonheurs inégaux, ou parfois deux enregistrements d’une même œuvre sont intéressants chacun pour ses particularités. Nous ne vous proposerons donc qu’une sélection, les disques que chaque membre de la rédaction a appréciés, selon ses goûts. À chacun de trouver sa voie ! (Note : sauf mentions contraires, il s’agit toujours d’enregistrements de Herbert von Karajan à la direction de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, qui est de loin l’orchestre avec lequel il a le plus enregistré ; et édités par Deutsche Grammophon Gesellschaft – DG pour les intimes ^^).
Les coups de cœurs d’Antonin :
- Beethoven : symphonies 5 et 6 (1982)
- Beethoven : triple concerto (+ Rostropovich, Oïstrakh, Richter; EMI)
- Sibelius : Finlandia, Tapiola, le Cygne de Tuonela, etc.
- Sibelius: symphonies 1,2,4,5,6 et 7 (EMI et DG)
- Johannes Brahms : symphonie n°3 (OP Vienne; DECCA)
- Dimitri Chostakovitch : symphonie n°10
- Wagner: Tétralogie - Strauss : « Also spracht Zarathustra « , Don Juan, etc.
- Modest Moussorgski : Boris Godounov (OP Vienne; DECCA)