En 1917, quand la plupart des salles de concert sont fermées du fait de la Première Guerre mondiale, le peintre Emile Lejeune met son atelier à la disposition des mélomanes. Pour l’occasion, les murs sont décorés avec des toiles de Picasso, Matisse, Léger, Modigliani et autres. Le programme est composé de pièces d’Erik Satie, Arthur Honegger, Georges Auric et Louis Durey. C’est ce concert qui donne à Satie l’idée de réunir un groupe autour de lui, Les Nouveaux jeunes, embryon du futur Groupe des Six. Mais un long chemin reste à parcourir, dans lequel le rôle de Jean Cocteau est essentiel.
C’est lui en effet qui, en octobre 1918, invite poètes et musiciens à des dîners hebdomadaires dont on vantera longtemps les plaisirs et la bonne humeur. Ils seront abandonnés en 1923 car, nous dit Jean Cocteau, ils devenaient une véritable institution, voire une obligation, peu en rapport avec le vent de liberté, la fantaisie et la soif de nouveauté qu’on attendait de ces rencontres.
Les premières ont lieu chez Darius Milhaud, qui habite à Montmartre. La soirée se termine dans l’appartement de l’un ou l’autre par de la poésie, de la musique ou quelque facétie. Le souvenir du ballet Parade (musique de Satie, décor et costumes de Picasso : écouter le début) a donné à Cocteau l’envie de se consacrer de nouveau à la scène et d’écrire une vraie farce. Quand le compositeur (Darius Milhaud) comprit ce que voulait faire son ami, il songea à un titre, celui d’une rengaine entendue au carnaval de Rio, « Le Boeuf sur le Toit ».
Le 6 mars 1920 naît l’idée de fonder un journal qui constituerait une réponse directe de Cocteau à l’ostracisme perpétré contre lui par les revues dadaïstes. Le « Coq » s’annonce résolument anti-dada. En même temps, les textes de Cocteau traduisent si bien leur esthétique commune que les Six n’hésitent pas à les contresigner.
En 1918, Jean Cocteau écrit sous le titre Le Coq et l’Arlequin, un recueil d’aphorismes dans lequel on peut lire :
« Satie enseigne la plus grande audace à notre époque, être simple.
- Schoenberg est un maître, tous nos musiciens et Stravinsky lui doivent quelque chose, mais Schœnberg est surtout un musicien de tableau noir.
- Debussy a joué en français, mais il a ajouté la pédale russe...
- Assez de nuages, de vagues, d’aquariums, d’ondines, et de parfums la nuit; il nous faut une musique sur la terre, une musique de tous les jours.
- Le café‑concert est souvent pur, le théâtre toujours corrompu. On peut espérer bientôt un orchestre sans la caresse des cordes. Un riche orphéon de bois, de cuivres et de batterie. »
Et Cocteau de réclamer du jazz, du Satie et du François Couperin à la place de Beethoven, de Wagner et de Debussy. Ce manifeste exprime les aspirations de toute une jeunesse lasse des excès de l’impressionnisme et qui s’était groupée autour d’Erik Satie.
Le 8 janvier 1920, à 16 heures 30, un jeune compositeur français déjà bien en vue, Darius Milhaud, récemment rentré du Brésil, où il a été le secrétaire particulier de l’Ambassadeur Paul Claudel, reçoit chez lui, rue Gaillard à Paris, quelques critiques musicaux en vue de leur faire connaître quelques-uns de ses jeunes collègues les plus talentueux. Cinq répondent à l’appel : Durey, Auric, Germaine Tailleferre, Francis Poulenc et Honegger. On fait connaissance, on bavarde, on fait de la musique. L’un de ces critiques, Henri Collet, ami de Cocteau, également compositeur et grand expert en musique espagnole, est particulièrement impressionné. Une semaine plus tard, le 16 janvier, il fait paraître dans la revue Comœdia un article intitulé : "Un ouvrage de Rimsky et un ouvrage de... Cocteau : les Cinq Russes, les Six Français". Quelques jours plus tard un second article suit : "Les Six Français". Voilà donc réunis à leur insu six personnalités censées partager un même état d’esprit : une syntaxe musicale épurée, à la fois éloignée de Richard Wagner et de l’impressionnisme, lorgnant du côté des classiques (Johann Sebastian Bach avant tout) comme du côté du music-hall et du jazz. Mais chacun des compositeurs développera son esthétique propre, le groupe restant ce qu’il se voulait à l’origine : un groupe d’amis prenant plaisir à créer leurs œuvres dans les mêmes concerts.
Cocteau se chargera de lui créer sa légende à laquelle les Six participent d’abord volontiers. Ils produisent collectivement un recueil pour le piano, Album des Six (1920) et surtout le ballet Les Mariés de la tour Eiffel (1921, argument de Cocteau), qui provoque un beau tumulte. Mais Durey quitte le groupe en 1923 suite à un désaccord à propos de Maurice Ravel. Ils se retrouveront cependant tous les dix ans au moins, pour le traditionnel anniversaire, prétexte à diverses manifestations musicales. Malgré leurs différences, leur amitié ne faiblira jamais.
En 1927, Auric, Milhaud et Poulenc, avec sept autres compositeurs, composent conjointement le ballet des enfants L’Eventail de Jeanne ; en 1949, Auric, Milhaud et Poulenc, ainsi que trois autres compositeurs (dont Henri Sauguet et Jean Françaix), écrivent Mouvements du cœur, une suite de chansons pour baryton et piano en commémoration du centenaire de la mort de Frédéric Chopin ; en 1952, Auric, Honegger, Poulenc, Tailleferre et trois autres compositeurs collaborent à une œuvre orchestrale appelée La Guirlande de Campra.
À propos de l’article d’Henri Collet, voici ce que Darius Milhaud raconte plus tard dans ses Notes sans Musique : « D’une façon absolument arbitraire, il avait choisi six noms ; ceux d’Auric, de Durey, d’Honegger, de Poulenc, de Tailleferre et le mien, simplement parce que nous nous connaissions, que nous étions bons camarades, et que nous figurions aux mêmes programmes; sans se soucier de nos différents tempéraments et de nos natures dissemblables ; Auric et Poulenc se rattachaient aux idées de Cocteau, Honegger au romantisme allemand, et moi au lyrisme méditerranéen... mais il était inutile de résister ! L’article de Collet eut un tel retentissement mondial que 1e Groupe des Six était constitué. »