Attention ! Ceci est une analyse qui sort vraiment de l’ordinaire : c’est une longue étude du Boléro de Maurice Ravel rédigée par l’éminent anthropologue Claude Lévi-Strauss selon sa méthode d’analyse structurale. Il faut donc vous accrocher et vous attendre à fournir quelques efforts pour lire le texte original (in "L’homme nu", 1971).
Mais Symphozik est compatissant : pour vous aider à vous repérer dans ce texte dense et touffu, nous vous en proposons quelques extraits significatifs rangés et commentés en six rubriques.
Les mots charnières sont soulignés en gras et les passages musicaux cités sont illustrés par des extraits sonores.
L’idée fondamentale sur laquelle est fondée l’analyse de Lévi-Strauss consiste en ceci : une œuvre musicale doit être décodée comme un récit mythologique, en dépassant sa dimension narrative pour mettre à jour sa construction interne et ses ressorts cachés.
« Toute phrase mélodique, ou développement harmonique, propose une aventure. L’auditeur y confie son esprit et sa sensibilité aux initiatives du compositeur. […] À sa manière, la musique remplit un rôle comparable à celui de la mythologie. Mythe codé en sons au lieu de mots, l’œuvre musicale fournit une grille de déchiffrement. »
Lévi-Strauss justifie par ailleurs son analyse en contestant les propos de Ravel selon lesquelles le Boléro n’était qu’un simple exercice d’orchestration, et il ajoute : « … on n’irait pas loin dans l’analyse des œuvres d’art si l’on s’en tenait à ce que leurs auteurs ont dit ou même cru avoir fait. ».
Lévi-Strauss se livre alors à une étude minutieuse de la partition, numéro par numéro. À chaque numéro correspond une mélodie qui se décompose en deux séquences : un sujet S (écouter) et sa réponse R (écouter). Cette première mélodie (1a) est répétée avec une autre instrumentation (1b) puis s’enchaîne à une seconde mélodie (2a), qui présente elle aussi deux séquences : un contre-sujet CS (écouter) et sa contre-réponse CR (écouter). Cette seconde mélodie est également répétée avec une autre instrumentation (2b), si bien que l’on entend une succession de quatre séquences (1a-1b-2a-2b) instrumentées de quatre façons différentes. Il compare cette succession à « une sorte de fugue mise à plat », ce qui lui permet d’utiliser les termes propres à ce genre, à savoir : sujet et contre-sujet.
« La partition divise Boléro en segments numérotés de (0) à (18), correspondant à autant d’énoncés homologues, mais au sein desquels on discerne immédiatement des divisions plus fines. Pour des raisons de commodité, et bien que la formule soit littéralement inexacte, on peut considérer l’œuvre comme une sorte de fugue "mise à plat", c’est-à -dire où les différentes parties, disposées en séquence linéaire, se suivent bout à bout au lieu de se poursuivre et de se chevaucher. On distinguera alors un sujet et sa réponse, un contre-sujet et sa contre-réponse occupant chacun huit mesures. »
Lévi-Strauss met donc en évidence la complexité de la structure du Boléro. Pour compléter sa description, il indique aussi qu’un même rythme lancinant (r) est martelé imperturbablement durant toute la pièce par une puis deux caisses claires (écouter). On imagine la difficulté pour le batteur de répéter sans faiblir cet ostinato pendant environ 15 minutes (cette performance a d’ailleurs fait l’objet d’un sketch avec Villeret). Ce motif rythmique apparaît à découvert durant les deux mesures qui précèdent chaque mélodie. Des instruments de plus en plus nombreux s’ajoutent progressivement à la caisse claire à chaque fois que le motif apparaît à découvert, le faisant ainsi participer au crescendo général.
Voici ce que donne l’enchaînement des quatre séquences correspondant aux numéros (0) à (3) de la partition : (0 : rr Sa Ra) puis (1 : rr Sb Rb) puis (2 : rr CSa CRa) puis (3 : rr CSb CRb) : écouter 0 à 3. Après quatre répétitions de cet enchaînement (où seule l’instrumentation varie), on arrive enfin aux quinze dernières mesures de la pièce (numéros 16 à 18 de la partition), sorte de coda qui apparaît comme « une réponse décisive à un problème obscur posé dès le début et dont, tout au long du discours musical, on avait vainement aligné et éprouvé plusieurs solutions. ».
Voici ce que donnent ces trois séquences finales : (16 : rr S R) puis (17 : rr CS CR) puis modulation et résolution finale conclue par un écroulement en forme de gamme descendante (18 : modulation rrrr écroulement) : écouter 16 à 18.
C’est donc donc trois oppositions binaires que Lévi-Strauss met en évidence : 1) entre le sujet et sa réponse ; 2) entre le contre-sujet et sa contre-réponse ; 3) et globalement entre le sujet et le contre-sujet. Il remarque en outre que si, par le jeu des répétitions, chaque numéro de la partition offre un découpage binaire, la mesure de la pièce, notée 3/4, est ternaire. On est donc en présence d’une quatrième opposition binaire : « une opposition binaire, en quelque sorte horizontale, persiste pendant toute la durée de l’ouvrage qui se déroule simultanément sur deux niveaux, l’un mélodique et l’autre rythmique. Et cependant, la mesure est entièrement à trois temps. ».
À partir toutes ces remarques, Lévi-Strauss souligne ce qu’il considère comme un aspect fondamental de l’œuvre : « l’ambiguïté entre les découpages et redécoupages binaires du discours musical et le mètre ternaire qui le scande, entre la symétrie complexe qui prévaut dans la construction et l’asymétrie simple qui préside à l’exposition. »
Il peut sembler étrange que Lévi-Strauss relève des décalages rythmiques dans le Boléro alors que l’œuvre semble puissamment structurée par le motif ryhmique de la caisse claire, ostinato qui la parcourt du début à la fin. Pourtant, deux constats lui donnent raison : l’un concerne la mélodie, l’autre le rythme.
Démarrant par une syncope, la mélodie semble se faire attendre. Comme le montre la partition ci-dessous, le sujet (S) ne comporte pas moins de 6 syncopes. Il en est de même pour toutes les séquences mélodiques. Si bien que durant toute l’œuvre, on est comme suspendu à une « mélodie constamment sur l’expectative ».
Concernant le rythme, alors que la caisse claire tambourine imperturbablement son ostinato, les différents instruments qui se surajoutent progressivement à cet ostinato, marquent seulement les deuxième et troisième temps. Ils suggèrent ainsi une syncope rythmique qui, en décalage avec la syncope mélodique, paraît toujours en retard d’un temps. Pour illustrer cet aspect, Lévi-Strauss prend l’exemple de l’entrée de la harpe au numéro 2 de la partition : « … elle entre à (2) avec des noires sur le deuxième et le troisième temps (écouter), … les mêmes accents passent ensuite aux violons puis aux bois […]. Ainsi, pendant toute cette période et au delà (car l’effet, confié aux trombones, atteint son paroxysme dans les six dernières mesures (écouter), c’est le deuxième temps qui est marqué et s’oppose donc au premier, non marqué ou moins fortement marqué que les deux autres. » Voir ci-dessous la première entrée de la harpe :
On constate donc que toute l’œuvre repose sur un ensemble complexe d’oppositions. La principale, énoncée dès le début, se situe entre la mélodie et le rythme. D’autre part, le rythme semble constamment hésiter entre binaire et ternaire, et la mélodie semble constamment balancer entre sérénité et anxiété.
Pour Lévi-Strauss, le procédé consistant à varier l’instrumentation à chaque changement de séquences a pour effet de « réconcilier les contraires » : l’enrichissement progressif et régulier de la pâte orchestrale fait passer au second plan les différentes oppositions qu’il a mises en évidence. De plus, le crescendo qui gonfle peu à peu met l’auditeur en position d’attente. La fin tant attendue semble arriver : « … au moment où l’exaspération orchestrale atteint son point culminant, de cette impuissance même jaillit la bonne solution. Désespéré d’aboutir et ne pouvant enfler la voix davantage, comme pour un ultime recours, l’orchestre hausse le ton et module. » (écouter). On espère une fin triomphale, or c’est tout le contraire qui va se passer car, après une formidable dissonance, c’est tout l’édifice savamment élaboré jusqu’alors qui s’écroule dans un amas « de gammes ascendantes et descendantes, toutes jetées en paquet » (écouter). Partition ci-dessous : transcription pour deux pianos des trois dernières mesures :
« Au début de cette analyse, il n’était donc pas complètement faux de comparer Boléro à une fugue, disait-on, mise à plat. […] Comme dans une fugue véritable, les plans superposés du réel, du symbolique et de l’imaginaire se poursuivent, se rattrapent et se recouvrent partiellement jusqu’à la découverte de la bonne tonalité. Aussi, quand la modulation fait enfin se rejoindre et coïncider l’ordre du réel et celui de l’imaginaire, les autres oppositions se résorbent : les principes binaire et ternaire deviennent compatibles par superposition. Après un suprême tumulte coupé net, la partition s’achève sur des silences consécrateurs d’un labeur bien rempli. »
Vous n’avez pas tout compris… rassurez-vous, nous non plus ! L’important à retenir de cette analyse, c’est que, par de complexes et subtiles observations, Lévi-Strauss s’efforce de mettre à jour les ambiguïtés, décalages, oppositions, superpositions et autres procédés, qui constituent selon lui la structure sous-jacente de l’œuvre et révèlent ce par quoi elle agit sur nous.