Replaçons-nous dans le contexte. 1840, Robert Schumann compose depuis maintenant dix ans, et seulement pour le piano [tellement que le piano c’est trop classe, ndlr]. Il faut dire qu’à l’époque romantique, et notamment dans la génération 1810, on considère que l’instrument est plus noble que la voix car moins extraverti et moins accessible à tous. 1840, c’est aussi la date du mariage avec Clara Wieck. Après avoir lutté contre le père, Friedrich Wieck, professeur de Schumann, qui s’opposant à leur union les sépara pendant cinq ans, après un procès interminable, le compositeur a enfin pu épouser sa bien-aimée. 1840, c’est l’année féconde chez Schumann. Il compose 138 de ses 248 lieder. Il écrit « le piano est devenu trop petit. Je veux chanter comme un rossignol », dans une lettre à Clara, « Clara, quel bonheur divin d’écrire pour ta voix dont j’ai été longtemps privé ». Basés sur 16 des 65 poèmes de Heine des Lyrisches Intermezzos, les Dichterliebe sont justement dédiés à Clara, et la musique exprime tous ces malheurs que le poète a dû affronter. Le poète semble être l’image de Schumann au travers d’un miroir constitué des 16 Lieder du cycle.
Dans une première section, l’amour semble encore possible, on fait l’éloge de la bien-aimée qui semble si douce et dévouée au poète. Enfin…si on se contente de lire les paroles, car la musique, elle, est déjà très tourmentée.
Im wunderschönen Monat Mai Als alle Knospen sprangen Da ist in meinem Herzen Die Liebe aufgegangen. Im wunderschönen Monat Mai Als alle Vögel sangen Da hab ich ihr gestanden Mein Sehnen und Verlangen. |
Au merveilleux mois de mai Alors que tous les bourgeons éclataient Dans mon cœur aussi L’amour avait éclos. Au merveilleux mois de mai Alors que tous les oiseaux chantaient À ma mie j’ai fait l’aveu De mes langueurs et mes désirs |
La voix et le piano ont tous les deux un rôle mélodique, on a une écriture en double (la voix et la voix du piano se font toutes les deux entendre, de quoi devenir aussi schizophrène que le compositeur). L’harmonie est très surprenante et ambigüe, de nombreux retards créent un brouillage harmonique et rythmique, que le tempo lent permet d’entendre. On remarque que la tonalité n’est pas si fa si la trouver. Nous sommes en Fa# mineur, et pourtant la première cadence parfaite est en La Majeur ! La voix s’arrête de manière suspensive, et même le postlude au piano ne conclut pas, on arrive sur une septième de dominante non résolue. Ces éléments harmoniques sont caractéristiques de l’écriture de Schumann, on les retrouvera d’ailleurs dans la plupart des autres lieder. Ils créent une atmosphère tourmentée où résonnent la mélancolie et le désespoir, malgré des paroles si douces.
La prosodie donne le rythme, donc l’écriture est syllabique, et la ligne vocale relativement conjointe, ainsi les paroles sont facilement audibles et le texte est mis en valeur, donc l’ambigüité est d’autant plus soulignée. Ca évite aussi de donner un caractère trop extravagant à la musique, qui doit rester introvertie dans l’expression. Le poème est constitué de deux strophes, et la musique reprend la structure du texte. La forme du lied est strophique. Il n’y a pas de figuralisme flagrant, on peut éventuellement en souligner un sur les deux derniers vers, où la voix monte en hauteur et en intensité, ce qui pourrait traduire l’aspiration dont il est question dans le texte.
Aus meinen Tränen sprieàŸen Viel blühende Blumen hervor, Und meine Seufzer warden Ein Nachtigallenchor. Und wenn du mich lieb hast, Kindchen Schenk ich dir die Blumen all’, Und vor deinem Fenster soll klingen Das Lied der Nachtingall. |
Mes larmes font éclore Mille feuilles brillantes, Et mes soupirs de changent En un chœur de rossignols. Et si tu m’aimes, mon enfant Je t’offrirais toutes ces fleurs Et à ta fenêtre retentira Le chant du rossignol |
Ce lied est en La Majeur, le ton relatif de Fa# mineur. Le passage du premier au second lied se fait par note commune. En effet, le do# est présent dans l’accord final de « im wunderschönen Monat Mai » et dans le premier accord de « aus meinen Tränen sprieàŸen ». On retrouve encore une fois un brouillage rythmique, provoqué par la levée liée, mais l’harmonie est plus claire que précédemment. Au piano, les mains resserrées traduisent l’intériorité, et à la voix, l’écriture proche du récitatif, syllabique et peu chantant. Le piano double la voix.
Les vers sont groupés deux par deux, avec une césure presque inaudible entre chaque vers. Au lieu d’entendre des rimes croisées, comme Heine les avait faites, on entend des rimes suivies dans le lied de Schumann (« le métier de poète, c’est plus ce que c’était, plus aucun respect », aurait pu dire Heine). La première strophe est donc constituée de deux phrases, que Schumann a voulues identiques, les deux vers suivants introduisent une nouvelle phrase musicale modulante (mi mineur, si mineur, fa# mineur, tout en mineur, rien que du mineur). On note qu’en disant « je t’offrirai toutes ces fleurs », le poète s’enferme dans la langueur. La phrase utilisée au début est réutilisée pour les deux derniers vers. La voix ne conclut pas, c’est le piano qui le fera.
Die Rose, die Lilie, die Taube, die Sonne, Die liebt’ ich einst alle in Liebeswonne. Ich lieb sie nicht mehr, ich liebe alleine Die Kleine, die Feine, die Reine, die Eine ; Sie selber, aller Liebewonne Ist Rose und Lilie und Taube und Sonne |
La rose, le lis, la colombe, le soleil Je les ai tous aimés avec ivresse Je ne les aime plus, je n’aime plus qu’elle Elle seule, si charmante, si pure, si belle ; Elle seule, source de toutes les amours, Est ma rose, mon lis, ma colombe, mon soleil |
Pour la première fois depuis le début du cycle, le tempo est rapide, le poète est dans un état d’exaltation. Au niveau tonal, on est en Ré Majeur, la sous-dominante de La. On commence à descendre le cycle des quintes (cette descente [SPOILER : aux enfers] continuera sur quasiment l’ensemble des lieder). Cette joie est malgré tout fébrile, comme l’exprime l’écriture rythmique : dactyles pour la voix, doubles croches et quarts de soupirs au piano. On retrouve le principe de l’écriture en double, avec la main droite qui double la voix et la main gauche qui dessine une nouvelle ligne mélodique. L’harmonie est particulièrement riche, avec notamment une marche d’harmonie comportant une pédale de ré (m.10 à 12, voir partition analysée), ce qui crée un brouillage harmonique à cause du tempo rapide.
On constate que Schumann a à nouveau arrangé le texte de Heine, en reprenant à la fin le quatrième vers, et en répétant « die Eine », mot sur lequel Schumann a utilisé la valeur rythmique la plus longue du lied. Le poème n’est pas structuré en strophes, et la « forme » est durchkomponierte (= composée en continu). C’est un procédé que l’on retrouvera de plus en plus souvent dans la suite du cycle. Malgré tout, le postlude du piano permet de donner une unité au lied, puisqu’on distingue la mélodie du début à l’octave inférieure. On remarque aussi que pour la première fois, la voix conclut. Il n’y a toujours pas de mélisme pour le chanteur, Robert a trouvé le bon moyen pour que les chanteurs arrêtent de se vanter de leur incomparable technique !
Wenn ich in deine Augen seh’, So schindet all mein Leid und Weh; Doch wenn ich küsse deinen Mund, So werd ich ganz und gar gesund. Wenn ich mich lehn an deine Brust, Kommt’s über mich wie Himmelslust; Doch wenn du sprichst : Ich liebe dich! So muàŸ ich weinen bitterlich. |
Quand je regarde dans tes yeux Mon chagrin et ma peine me quittent Et quand j’embrasse tes lèvres Je suis guéri de tous mes maux. Quand tu me tiens contre ton cœur C’est une joie divine qui m’envahit Mais quand tu me dis: je t’aime Je ne puis que pleurer amèrement. |
Le caractère est beaucoup plus calme que dans le lied précédent, et rappelle celui du second lied. L’harmonie est prépondérante ici, la mélodie étant peu chantante et rappelant un récitatif, on parle d’harmonie oratoire. Encore une fois on a une écriture en double, mais cette fois-ci, elle est décalée, comme on peut le voir dès les premières mesures : la voix commence sa ligne mélodique, et celle-ci est reprise au piano à la mesure suivante. La première strophe est en majeur, avec un point culminant sur « Mund », le summum du bonheur du poète. La deuxième strophe est, elle, en mineur. On note dans cette partie un grand nombre de retards au piano, donc tuilage d’harmonies, et donc…brouillage harmonique ! La voix et le piano concluent ensemble, pour une fois.
Ce lied semble marquer un tournant dans les amours du poète. La première partie est donc très sereine, apaisante, elle « guérit » les maux comme le veulent les mots (N.B. : Schumann a laissé deux interprétations possibles à la mesure 7, la plupart des interprètes choisissent la voix la plus aigue, mais pour préserver le côté introverti, la voix la plus grave semble convenir le mieux, comme elle est dans la tessiture médium des ténors). La deuxième strophe énumère tous les gestes d’amour de la bien-aimée envers le poète, et pourtant le caractère est plus mélancolique, le piano monte dans les aigus et ses accords tombent comme des larmes. Les frottements causés par la superposition d’harmonies est l’expression même de la douleur. Le point où la tension est la plus élevée est à la mesure 13, où une septième diminuée arpégée en descendant se fait brutalement entendre, un « je t’aime » qui sonne amèrement, les larmes le consolent. C’est certain, elle ne l’aime point.
Ich will meine Seele tauschen In den Kelch der Lilie hinein; Die Lilie soll klingend hauchen Ein Lied von der Liebsten mein. Das Lied soll schauern und beben Wie der KuàŸ von ihrem Mund, Den sie mir einst gegeben In wunderbar süàŸer Stund. |
Je veux plonger mon âme Dans le calice pur des lis, Pour que le lis, dans un soupir Exhale un chant d’amour. Un chant ardent et frémissant Comme un baiser de sa bouche Ce baiser qu’un jour elle m’a donné À une époque si paisible. |
Ça à l’air merveilleux, des fleurs, une aimée aimante…mais aime-t-elle vraiment, est-ce si heureux ? Ce lied est en Si mineur (si si si si !), la dernière note du précédent étant la première note de celui-ci. Le premier accord est une septième majeure, son apparition sans préparation et sans énoncer la tonique est très surprenant et montre que le langage harmonique est plus complexe que le langage tonal classique. Forme strophique, mais en fait il s’agit d’une phrase répétée deux fois : la première fois, elle se finit de manière suspensive, et la deuxième fois de manière conclusive. On parle d’antécédent-conséquent. Il y a de petits mélismes à la voix, qu’on remarque à peine à cause du tempo rapide. Paradoxalement, l’harmonie est encore une fois très fournie malgré le tempo rapide. Certes, le rythme harmonique est une noire généralement, mais l’enchainement des accords est parfois très surprenant, notamment dans le postlude. Ce postlude d’ailleurs est très expressif, c’est là qu’on trouvera le point culminant de tout le lied. On note également l’apparition d’un accord de quinte augmentée (m.19), un accord de passage qui pourtant ajoute une tension supplémentaire et marque d’autant plus l’amertume du cœur du poète.
Im Rhein, im heiligen Strome Da spiegelt sich in den Well’n Mit seinem groàŸen Dome Das groàŸe, heilige Köln Im Dom da steht ein Bildnis, Auf goldenem Leder gemalt. In meines Lebens Wildnis Hat’s freundlich hinein gestrahlt. Es schweben Blumen und Englein Um unsere liebe Frau. Die Augen, die Lippen, die Wänglein, Die gleichen der Liebsten genau. |
Le Rhin, ce divin fleuve Reflète dans ses eaux Parée de sa titanesque cathédrale La Grande, la Sainte Cologne. Dans la cathédrale est une icône Peinte sur du cuir doré. C’est le désert de ma vie Qu’elle a illuminé. Les fleurs et les angelots Couronnent Notre-Dame Ses yeux, ses lèvres, ses joues Sont celles de mon adorée. |
C’est le lied le plus sombre qu’on ait rencontré. En Mi mineur, la descente du cycle des quintes continue, donnant à la musique un caractère basculant dans le côté obscur de la force. Ce caractère est renforcé par une descente perpétuelle de la main droite, qui remonte toutes les deux mesures pour mieux chuter. A ceci se surajoute le rythme qui rappelle celui de la marche funèbre. Cette musique présente peu de fluidité. Durchkomponierte, il y a néanmoins quatre parties nettement séparées par des mesures de silence pour la voix, une partie par strophe, la dernière partie étant un postlude au piano qui reprend l’élément thématique du début, en amplifiant la descente, les mains finissent superposées dans la tessiture grave du piano, ce qui donne une pesanteur. Le texte et sa structure sont globalement respectés. On remarque de petits mélismes notamment dans la troisième partie, ce qui apporte la fluidité qui était absente au début. La musique est étonnamment proche du sens même du texte, avec un apaisement et le point culminant à la deuxième strophe, sur « Wildnis », et il sera question de lumière dans la suite. Malgré tout, sur ce point culminant, la pédale de sol tire encore la mélodie, qui tente de s’échapper, vers le bas par sa gravité et son étrangeté dans l’harmonie. De plus, la tension revient dès la troisième partie avec des accords diminués, des retards par la basse syncopée, et la mélodie chantée au piano et non à la voix…et on parle de la femme chérie…coïncidence ? Certainement pas.
A. Ich grolle nicht, und wenn das Herz auch bricht, Ewig verlor’nes Lieb ! Ich grolle nicht. B. Wie du auch strahlst in Diamantenpracht, Es fällt kein Strahl in deines Herzens Nacht. Das weiàŸ ich längst. A’. Ich sah dich ja im Traume Und sah die Nacht in deines Herzens Raume Und sah die Schlang’, die dir am Herzen friàŸt, Ich sah, mein Lieb, wie sehr du elend bist. |
Je ne te maudis pas, même le cœur brisé à” mon aimée à jamais perdue, je ne te maudis pas Alors que tu rayonnes dans ta parure de diamants Aucun rayon n’atteind l’obscurité de ton cœur Je le savais depuis longtemps. Je l’ai bien vu en rêve J’ai vu l’ombre qui remplit ton cœur J’ai vu le serpent qui empoisonne ton cœur J’ai vu, mon amour, ton désespoir infini. |
Vous imaginez sans doute un lied particulièrement sombre, et pourtant, alors que la descente du cycle des quintes continue, nous sommes en Do Majeur, avec une dynamique générale plutôt forte, donnant à la musique un caractère triomphant. Il y a un léger emprunt en mineur sur « wie du ach strahlst in Diamantenpracht », le seul moment où on parle justement de lumière ! Les accords sont très simples, avec toutefois des accords diminués et des sixtes napolitaines. Ce sont ces accords qui donnent à cette musique un arrière goût amer et rancunier. On remarque la présence systématique d’accents sur les temps forts (2 et 4), qu’ils soient explicitement signalés par des >, ou implicitement par de grands intervalles disjoints pour la voix. Alors qu’on a eu une ambiguïté rythmique et harmonique dans la plupart des lieder précédents, celui-ci est d’une étrange netteté, avec des cadences très lourdes. Au piano, des accords plaqués et répétés sonnent comme des coups de marteau, qui enfoncent le clou de la douleur dans le cœur du poète. Se surajoutent à cette lourdeur les basses en octaves dans la tessiture grave du piano. Les ritardando permettent encore une fois d’insister sur le texte.
Schumann a pris plus de libertés que précédemment avec le texte afin d’accentuer le martellement. Par exemple il répète « ich grolle nicht » deux fois à la fin du deuxième vers, et deux fois à la toute fin. A partir de là on peut dégager la structure du lied (voir texte). On remarque aussi qu’il ne suit pas la structure des vers de Heine, mais qu’il arrange l’enchaînement des deux. La voix est beaucoup plus extravertie qu’auparavant, avec des grands intervalles et une grande hauteur, en particulier à la fin (on note encore une fois deux interprétations possibles). La voix conclut encore une fois, et le postlude au piano permet encore de renforcer la cadence, avec des accords resserrés et très lourds. Les trois derniers accords sonnent comme le coup de grâce d’une lutte contre l’amour.
Und wüàŸten’s die Blumen, die kleinen, Wie tief verwundet mein Herz, Sie würden mit mir weinen, Zu heilen meinen Schmertz. Und wüsten’s die Nachtigallen, Wie ich so traurig und krank, Sie lieàŸen fröhlich erschallen Erquickenden Gesang. Und wüàŸten sie mein Wehe, Die goldenen Sternelein, Sie kämmen aus ihrer Höhe, Und sprächen Trost mir ein. Sie alle können’s nicht wissen, Nur Eine kennt meinen Schmertz; Sie hat ja selbst zerrissen, Zerrissen mir das Herz. |
Et si les fleurs, les mignonnes, savaient Combien mon cœur est blessé Elles pleureraient avec moi, Pour guérir ma souffrance. Et si les rossignols savaient, Comme j’en suis triste et malade Ils tonneraient un chant joyeux Pour soulager mon tourment. Et si elles connaissaient ma peine Les petites étoiles dorées Elles descendraient de leur firmament Pour me redonner espoir. Mais aucun d’eux ne peut savoir Une seule connait ma souffrance C’est elle-même qui a brisé Brisé mon cœur en deux. |
On a un flottement au début, on ne sait pas si on est en mineur ou en Majeur car la tonalité n’est pas affirmée (pas de basse harmonique et oscillations au piano en triples croches). On aura la confirmation qu’on est en La mineur qu’à la mesure 5, avec la présence du sol#. Une même mélodie est reprise trois fois (1 fois par strophe), et la quatrième fois on retrouve les grandes lignes de la mélodie, mais tout de même très modifiée avec des harmonies différentes par moments et surtout une basse qui forme une nouvelle ligne mélodique. La voix conclut sur « Herz », qui sonne comme un premier coup de poignard à cause du ritardando et de la basse lourde en octave grave au piano. Le postlude au piano introduit déjà le lied suivant et sonne très lourd avec des accents en début de mesure, des basses profondes que le motif de vague à la main droite tente en vain d’apaiser. La dernière note est le coup fatal sur un cœur qui jamais ne guérira.
Das ist ein Flöten und Geigen, Trompeten schmettern drein; Da tanzt den Hochzeitreigen Die Herzallerliebste mein. Das ist ein Klingen und Dröhnen Von Pauken und Schalmei’n; Dazwischen schluchzen und stöhnen Die lieblichen Engelein. |
Au chant les flûtes et des violons Au son éclatant des fanfares Celle que j’aime de tout mon cœur Danse la ronde nuptiale. C’est un vacarme assourdissant De timbales et de pipeaux Où se mêlent les soupirs et sanglots Des bons angelots. |
C’est une danse endiablée, qui se mène ici. Le piano ne marque pas un temps d’arrêt de tout le morceau. Une même mélodie est reprise deux fois (on a une forme strophique), et cette mélodie comprend un motif qui sera répété 13 fois dans tout le morceau, postlude inclus. Tout ceci semble symboliser la ronde de la mariée. Les accords de la main gauche sont scandés, ce qui surajoute à la lourdeur des basses. Ces accords pourraient servir de figuralisme aux trompettes citées dans le texte. On remarque un certain nombre de modulations qui se font de manière brutale, ce qui rend la musique un peu grossière : c’est l’amertume du poète qui ressort, poète qui est dégouté par ce mariage qu’il ne trouve absolument pas beau.
Au chant, cette grossièreté se retrouve par les grands intervalles et le grand ambitus présentés. De ces sauts résultent un excès d’énergie dégagé par le chanteur, qui va devoir forcer sur sa voix pour chanter juste, et par conséquent cela va sonner un peu brutal. C’est en plus ce que demandent les nuances lorsque le poète décrit les bruits de la cérémonie : mf cresc f. Il y a à peine 10 mesures de nuance p dans le morceau, mais c’est pour mieux hurler de désespoir. La voix ne conclut pas, mais le piano non plus. Son postlude présente des accords très lourds, et dans les quatre dernières mesures des chromatismes aussi bien à droite qu’à gauche (la main droite voit ses notes groupées par 2 au lieu de 3 comme on a pu avoir avant). C’est le poète qui se morfond dans l’ombre de ce spectacle macabre.
Hör ich das Liedchen klingen, Das einst die Liebste sang, So will mir die Brust zerspringen Vor wildem Schmerzendrang. Es treibt mich ein dunkles Sehnen Hinauf zur Waldeshöh’, Dort löst sich auf in Tränen Mein übergroàŸes Weh. |
Quand j’entends résonner la chanson Que mon aimée un jour chanta Alors se fend mon cœur Sous l’étreinte de la douleur. Un élan sombre m’entraîne Vers les hauteurs de la forêt Alors ma peine infinie Se dissout en larmes. |
C’est probablement le lied où la tristesse - plus que l’amertume - du poète se fait le plus sentir dans la musique. On trouve des harmonies très tourmentées mais avec légèreté car les accords sont arpégés descendants et non plaqués. Ces arpèges rappellent des larmes, et la note la plus aigue peut servir de figuralisme à « klingen » (= sonner). La forme est durchkomponierte, mais on retrouve trois types d’accompagnement (voir partition), et le troisième type d’accompagnement est repris à la fin de chacune des deux strophes, ce qui donne une unité au morceau. Cet accompagnement d’ailleurs lie les notes les plus aigues de chaque temps entre elles, et comme celles-ci arrivent toujours au deuxième quart de temps, cela crée des retards et donc un brouillage harmonique et rythmique (ça faisait longtemps), puisque la mélodie n’a aucune note sur les temps forts. Autre chose qu’on n’avait pas eu depuis longtemps, c’est l’écriture en double : le chant et la main droite ont la même mélodie, mais chaque voix est décalée par rapport à l’autre. Le chant est syllabique (hormis sur « auf »), très prosodique et respecte l’accent tonique de la langue allemande, par exemple sur « Tränen » on trouve une appogiature sur la première syllabe. Les vers sont groupés par deux, on entend donc des rimes suivies. Un paradoxe dans la musique «sur « dunkel », on passe en Majeur alors qu’il s’agit d’un terme sombre (c’est le mot). La voix conclut mais pas en même temps que le piano, donc la cadence finale ne sera encore une fois affirmée que par le piano. Tristesse et tourment introvertis du chanteur exprimés dans le postlude.
Ein Jüngling liebt ein Mädchen, Die hat einen andern erwählt; Der andre liebt eine andre, Und hat sich mit dieser vermählt. Das Mädchen nimmt aus à„rger Den ersten besten Mann, Der ihr in den Weg gelaufen; Der Jüngling ist übel dran. Es ist eine alte Geschichte, Doch bleibt sie immer neu; Und wem sie just passieret, Dem bricht das Herz entzwei. |
Un jeune home aime une jeune fille Qui en avait choisi un autre Cet autre en aime une autre Et s’est marié avec elle. La jeune fille dépitée choisit Le premier galant Qu’elle trouve en chemin Le jeune homme en est fort marri. C’est une vieille histoire Mais d’autres encore la vivent Et quand elle vous arrive Elle vous brise le cœur en deux. |
C’est une jolie petite histoire champêtre que nous raconte le narrateur. Les harmonies sont très simples. C’est vraiment la fête de la bière à Munich. L’écriture est très peu raffinée, on se rapproche plus du Volkslied (chant du peuple) que du Kunstlied (chant « artistique », chant savant). Les accents décalés par rapport au temps sont étranges dans la musique de cette époque. Une bribe de mélodie saccadée se détache de la main droite, mais on ne l’entend pas vraiment. On note un emprunt brutal en Sol b Majeur aux mesures 29 à 31, accompagnées d’un ritardando, qui ajoute encore plus de masse. La voix conclut, et le postlude sert entre autres à donner une unité à ce lied durchkomponiert puisqu’il reprend le motif du début. La fin est marquée par trois accords identiques martelés sans délicatesse. C’est un air faussement joyeux, un poète qui chante dans un rire nerveux et sarcastique le malheur qui remplit son cœur.
Am leuchtenden Sommermorgen Geh ich im Garten herum. Es flüstern und sprechen die Blumen, Ich aber wandle stumm. Es flüstern und sprechen die Blumen, Und schaun mitleidig mich an: "Sei unserer Schwester nicht böse, Du trauriger, blasser Mann!" |
Par un radieux matin d’été Je vais flânant dans le jardin Les fleurs chuchotent et jasent Mais j’ère en silence. Les fleurs chuchotent et jasent Et me regardent avec pitié : « N’en veux pas à notre soeur à” triste et pâle ami ! » |
Ce lied est comme un apaisement. L’accompagnement est constitué d’arpèges descendants, dont la note la plus aigue semble scintiller. Ces lignes descendantes s’opposent à une mélodie à la voix qui peine à monter. Le premier arpège (une sixte allemande, voir partition pour explications) est un élément thématique. Il sonne comme une septième de dominante, mais c’en n’est pas une. Il y a une ambigüité harmonique à ce niveau, d’ailleurs l’harmonie subtile se fait entendre grâce au tempo lent. La voix est très discrète et très douce, d’où l’apaisement ressenti…c’est comme une réconciliation, le poète est en harmonie (…1) avec lui-même et avec la nature.
Cette musique est faite de multiples attractions entre les notes, ce qui lui donne un aspect lisse. Nous allons nous intéresser particulièrement aux mesures 17 à 20, où le fragment entre guillemets est chanté. La transition avec ce qui se passe avant se fait en glissant, on arrive en Sol Majeur, alors qu’on était restés dans une même gamme (…2) de couleurs, ce qui éclaire la musique d’un pâle rayon de soleil. On a vraiment une nouvelle voix qui se dessine. Sur « trauriger » (=triste), on a le seul figuralisme, puisque ce mot est prononcé sur un accord de Sol mineur. La voix ne conclut pas ici, ce que le postlude va faire dans une lourdeur harmonique très surprenante dans ce lied. Les notes aigues sont liées donc il y a beaucoup de retards (cf lied 10), et un accord de septième diminuée apporte du tragique. (N.B. : ce postlude sera repris. N.B.2 : ce lied sera utilisé par Gustav Mahler dans une symphonie, et par Schumann dans le concerto pour piano…tellement c’est trop beau)
Ich hab im Traum geweinet, Mir träumte, du lägest im Grab. Ich wachte auf, und die Träne FloàŸ noch von der Wange herab. Ich hab im Traum geweinet, Mir träumt’, du verlieàŸest mich. Ich wachte auf, und ich weinte Noch lange bitterlich. Ich hab im Traum geweinet, Mir träumte, du wärst mir immer gut. Ich wachte auf, und noch immer Strömt meine Tränenflut. |
J’ai pleuré en rêve, Je songeais que tu gisais dans la tombe. Je me suis réveillé, et les larmes Coulaient encore sur mes joues. J’ai pleuré en rêve, Je songeais que tu m’avais quitté. Je me suis réveillé, et j’ai pleuré Amèrement encore longtemps. J’ai pleuré en rêve, Je rêvais que tu m’étais toujours fidèle. Je me suis réveillé, et encore Mes larmes coulaient à flots. |
Ce lied présente des éléments inédits que nous allons vous dévoiler en exclusivité ;) L’écriture se présente comme un dialogue entre voix et piano, tel un récitatif, voire un air, d’opéra. Mais ce qui caractérise tout particulièrement ce lied, c’est les silences dont il est ponctué. Comme on le sait, les silences sont des touches de sentiments extrêmement profonds puisqu’ils laissent l’auditeur à son imagination dans la résonnance et l’attente des notes qui l’entourent. La deuxième strophe est chantée de manière moins saccadée, et parait plus courte. Le rythme rappelle les marches funèbres (bien qu’il soit en ternaire et elles en binaire), et le premier fragment mélodique rappelle celui du lied 2 mais en mineur. Ces éléments font que le lied a une ampleur dramatique et tragique sans égal. Dans le postlude, les silences sont de plus en plus longs, la musique semble se dissiper, sombrer, expirer.
Allnächtlich im Traume seh ich dich, Und sehe dich freundlich grüàŸen, Und lautaufweinend stürz ich mich Zu deinen süàŸen FüàŸen. Du siehst mich an wehmütiglich, Und schüttelst das Blonde Köpfchen; Aus deinen Augen schleichen sich Die Perlentränentröpfchen. Du sagst mir heimlich ein leises Wort, Und gibst mir den StrauàŸ von Cypressen Ich wache auf, und der StrauàŸ ist fort, Und das Wort hab ich vergessen. |
Chaque nuit en rêve je te vois Tu m’accueilles amicalement Et je me jette en pleurant A tes doux pieds. Tu me regardes tristement Et hoches ta petite tête blonde De tes yeux s’échappent furtivement Tes larmes perlées. Tu me murmures un mot tendre En m’offrant un bouquet de cyprès Je me réveille, et le bouquet n‘est plus Et j’ai oublié le mot. |
C’est un lied relativement joyeux. Une même mélodie est répétée trois fois (pour trois strophes), avec une modification sur laquelle nous reviendrons à la fin de la troisième reprise. Le départ en anacrouse est lourd comme il est harmonisé, et la basse tenue donne un brouillage rythmique et harmonique. On remarque, de plus, la présence de deux mesures en ¾ alors que le reste du lied est en 2/4, ainsi que de nombreuses fluctuations de tempo, ce qui brise encore plus la stabilité rythmique. Les accords sont fournis mais à l’écoute on ne ressent pas de surcharge harmonique car le tempo est plutôt lent. La voix est doublée par le piano, mais le piano a quelques notes en plus, la mélodie semble plus complète au piano, son rôle est donc prédominant. La troisième fois, il n’y a pas de mesure à ¾ mais les harmonies sont plus riches et la mélodie atteint sont point culminant. La voix ne conclut pas, et le postlude est vraiment très bref, donc la cadence est si légère qu’elle ne donne pas l’impression de conclure le lied, ce qui permet de mieux l’enchaîner au suivant.
Aus alten Märchen winkt es Hervor mit weiàŸer Hand, Da singt es und da klingt es Von einem Zauberland: Wo bunte Blumen schmachten Im goldnen Abendlicht, Und zärtlich sich betrachten Mit bräutlichem Gesicht; - Und grüne Bäume singen Uralte Melodei’n Die Lüfte heimlich klingen Und Vögel schmettern drein; Und Nebelbilder steigen Wohl aus der Erd’ hervor Und tanzen luft’gen Reigen Im wunderlichen Chor; Und blaue Funken brennen An jedem Blatt und Reis Und rote Lichter rennen Im irren, warren Kreis; Und laute Quellen brechen Aus wildem Marmorstein, Und seltsam in den Bächen Strahlt fort der Widerschein Ach, könnt ich dorthin kommen Und dort mein Herz erfreun, Und aller Qual entnommen, Und frei und selig sein! Ach! jenes Land der Wonne, Das seh ich oft im Traum; Doch kommt die Morgensonne, ZerflieàŸt’s wie eitel Schaum |
Du fond des vieilles légendes Une main pâle me fait signe Tout chante, tout résonne Depuis un pays merveilleux Où resplendissent des fleurs colorées A la lumière dorée de la tombée de la nuit Et répandent leurs agréables parfums Avec un visage nuptial, Et où tous les arbres chantent Des mélodies séculaires L’air sonne secrètement Et les oiseaux roucoulent avec. Et des images de brume S’élèvent au dessus de la Terre Et dansent des vaporeuses rondes Dans un cortège incroyable. Et des flammes bleues brûlent Sur chaque feuille, chaque rameau Et de rouges lueurs Tournoient follement. Et de bruyantes sources Jaillissent du marbre brut Et dans les ruisseaux Rayonne l’étrange reflet Ah ! Que ne puis-je m’y rendre, Y délecter mon cœur Et me libérer du tourment Et connaitre la paix et le bonheur! Hélas ! Ce pays d’allégresse Je le vois souvent en rêve Mais dès les premiers rayons du matin Il part en fumée. |
C’est une fois de plus un lied léger qui nous est présenté, avec un rythme triomphant qui peut évoquer le cliché du cavalier. C’est en trottant que deux thèmes (a et b sur la partition) se développent de manière très articulée. Comme le poème est très long, chaque strophe correspond à une phrase. Alors que le premier thème est très clair dans ses harmonies, le second est plus brouillé à cause d’une pédale de dominante. Il y a de nombreux changements de tonalité et ils se font par transposition et non par modulation, ces changements sont donc très brutaux. L’écriture est rarement double, en fait, elle l’est uniquement sur la 6ème strophe, phrase musicale très importante car très tragique. Il s’agit d’une marche mélodique où les accords sont très lourds (7 à 8 notes !). A partir de là on trouve de nombreuses modifications dans le tempo, de plus en plus lent, la mélodie se dissout. L’harmonie se calme, avec une dernière claque sur le premier « ZerflieàŸt’s wie eitel Schaum », où on trouve une série de septièmes diminuées renversées en descente chromatique. La reprise de ce vers est plus apaisante. La voix conclut, et le postlude a pour rôle de rappeler le premier thème qui résonne comme un vague souvenir des temps révolus.
Die alten, bösen Lieder, Die Träume schlimm und arg, Die laàŸt uns jetzt begraben, Holt einen groàŸen Sarg. Hinein leg ich gar manches, Doch sag ich noch nicht was; Der Sarg muàŸ sein noch gröàŸer Wie ’s Heidelberger FaàŸ. Und holt eine Totenbahre, Von Brettern fest und dick; Auch muàŸ sie sein noch länger, Als wie zu Mainz die Brück’. Und holt mir auch zwölf Riesen, Die müssen noch stärker sein Als wie der heil’ge Christoph Im Dom zu Köln am Rhein. Die sollen den Sarg forttragen Und senken ins Meer hinab, Denn solchem groàŸen Sarge Gebührt ein groàŸes Grab. WiàŸt ihr, warum der Sarg wohl So groàŸ und schwer mag sein? Ich legt auch meine Liebe Und meinen Schmerz hinein. |
Les vieux chants de misère Les terribles songes maléfiques Enterrons-les Qu’on apporte un grand cercueil J’y mettrai de nombreuses choses Je ne vous le dis pas tout de suite Le cercueil doit être encore plus grand Que le tonneau de Heidelberg Qu’on me prenne un brancard De planches épaisses et solides Lui aussi doit être encore plus long Que le pont de Mayence. Qu’on m’amène douze géants Qu’ils soient encore plus forts Que Saint Christophe que l’on voit Dans la cathédrale de Cologne, sur le Rhin Ils devront emporter le cercueil Et le noyer au fond de la mer Car à ce vaste cercueil Il faut une vaste tombe. Savez-vous maintenant Pourquoi un cercueil si vaste et lourd ? Dedans s’y noieront ensemble Mon amour et ma peine. |
C’est la fin. Le premier accord tombe comme la foudre de Zeus. Et comme dans tout cycle, la fin doit rappeler les épreuves subies précédemment, on parle bien par exemple du « Dom zu Köln am Rhein » (lied 6). Un simple coup d’œil sur la partition permet de remarquer à quel point l’écriture est fournie. Comme précédemment, de nombreux changements de tonalité par transposition se font entendre. Nous allons découper dans cette analyse rédigée le lied en quatre parties, pour une analyse plus détaillée, se référer à la partition. La première partie regroupe les quatre premières strophes, on remarque un accompagnement en croches aux harmonies lourdes. La seconde englobe la 5ème strophe et les deux premiers vers de la strophe suivante, et même si le thème du début est ici repris, on voit que l’accompagnement est fait de valeurs plus longues, ce qui donne à la fois un effet de ralentissement et de lourdeur. Sur « ab » de « hinab », on a un accord de septième diminuée qui tombe tel un coup de poing. Sur « Grab », on a la note la plus grave, la tombe, l’enterrement. Les deux derniers vers constituent une troisième partie en Ré Majeur, ton napolitain de Do# mineur, qui rappelle le lied 2, et malgré tout cette partie est aussi déchirante que des cris de désespoir. Dernier lied et pourtant la voix ne conclut pas ! La présence du postlude est alors nécessaire. Et c’est là qu’on retrouve le lied 12, en Ré b Majeur (ton homonyme de Do# mineur). Ecriture double et brouillages reviennent. La cadence finale est une cadence à l’italienne répétée trois fois, pour bien signaler la fin. On finit sur une touche de douceur, la douceur d’un cœur qui a aimé et qui est brisé, qui est mort, qui souffre en silence et que la nature tente d’apaiser. Ce calme ne peut mieux se résumer que par ces vers de Verlaine : « sans amour et sans haine mon cœur a tant de peine !».