Chargement…

Fauré - Les Djinns

blopblop, le 10/07/2015

Introduction

Écouter l’œuvre sur Youtube :

Cette chanson, une des premières œuvres du compositeur français Gabriel Fauré, a été composée en 1875 sur un poème de Victor Hugo. Notons que Fauré a pris la liberté d’amputer le poème original (c’est sans doute comme ça qu’il s’est fait la main).

1) Murs, ville
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise
Tout dort.

3) La voix plus haute
Semble un grelot.
D’un nain qui saute
C’est le galop.
Il fuit, s’élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d’un flot.

5) Dieu ! La voix sépulcrale
Des Djinns !... - Quel bruit ils font !
Fuyons sous la spirale
De l’escalier profond !
Déjà s’éteint ma lampe,
Et l’ombre de la rampe…
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu’au plafond

7) Prophète! Si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
J’irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs!
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d’étincelles,
Et qu’en vain l’ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs !

9) Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leur pas;
Leur essaim gronde;
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu’on ne voit pas.

11) On doute
La nuit...
J’écoute :
Tout fuit,
Tout passe;
L’espace
Efface
Le bruit.

2) Dans la plaine
Naît un bruit.
C’est l’haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu’une flamme
Toujours suit.

4) La rumeur approche,
L’écho la redit.
C’est comme la cloche
D’un couvent maudit,
Comme un bruit de foule
Qui tonne et qui roule
Et tantôt s’écroule
Et tantôt grandit.

6) Cris de l’enfer ! Voix qui hurlent et qui pleurent !
L’horrible essaim, poussé par l’aquilon,
Sans doute, o ciel ! S’abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et l’on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu’il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon!

8) De leurs ailes lointaines
Le battement décroît.
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l’on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d’une voix grêle
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d’un vieux toit.

10) Ce bruit vague
Qui s’endort,
C’est la vague
Sur le bord;
C’est la plainte
Presque éteinte
D’une sainte
Pour un mort.

Il s’agit d’une œuvre vocale dans laquelle on peut entendre un chœur mixte à quatre voix et un orchestre symphonique (ou un piano, selon les versions). La richesse de l’ensemble est caractéristique de la musique du XIXème siècle. On a une mesure à 4 temps binaire (C), plutôt perçue avec une pulsation à la blanche, et la tonalité principale est fa mineur.

I. Orientalisme

Voir notre dossier sur l’Orientalisme.

Au XIXème siècle tout particulièrement, et particulièrement en France, les artistes ont vu le monde oriental comme une muse exotique. Cette chanson en est une preuve. Victor Hugo s’est en effet inspiré des créatures mystiques que sont les Djinns pour les croyances de tradition sémitique dans son poème.

C’est quoi un djinn ?

Les djinns sont des pantalons créatures surnaturelles qui peuvent apparaitre sous différentes formes. Ils naissent de la flamme d’un feu sans fumée. Ils ont la capacité d’influencer l’âme humaine. S’ils peuvent être associés au diable, ce n’est pourtant pas toujours le cas.

II. Forme et liens texte-musique

A première vue, l’écriture est poétique : les rimes jalonnent le texte et sont organisées comme suit dans chaque strophe de huit vers : ABABAAAB. Cela donne une unité au texte poétique et à la musique, qui insiste sur ces rimes.

La musique utilise onze strophes du poème de Hugo, et on remarque qu’elles sont organisées de manière symétrique : les vers de la première ont le même nombre de pieds que ceux de la dernière, la deuxième a le même lien avec l’avant dernière, et ainsi de suite, exception faite des strophes 5 à 7, que l’on pourra appeler « axe de symétrie ». Mais ce n’est pas la seule particularité que présente la forme. On remarque que les strophes ont des vers de plus en plus longs avant l’axe de symétrie, et de plus en plus courts après (ben oui, c’est le principe de la symétrie…), avec l’intensité, la puissance sonore et la richesse de la formation instrumentale évoluant avec la longueur des vers. C’est ce qu’on appelle une forme « en arche », ou « en cloche », selon l’appellation de Pierre Boulez. La musique insiste d’autant plus sur cette symétrie qu’elle attribue à chaque paire de strophes un rythme qui lui est caractéristique (cf. tableau ci-dessous, on verra en fait que la symétrie est plus une sensation qu’un fait réel et strict).

nombre de pieds/vers cellule rythmique caractéristique voix utilisées
1 2 alto
2 3 soprano, alto
3 4 soprano, alto, ténor
4 5 ou 6 soprano, alto, ténor, basse
5 6 valeurs longues caractéristiques soprano, alto, ténor, basse
6 10 soprano, alto, ténor, basse
7 8 soprano, alto, ténor, basse
8 6
soprano, alto, ténor, basse
9 4 soprano, alto, ténor
10 3 soprano, alto
11 2 alto

Hormis dans la forme, les liens texte/musique sont aussi très marqués dans l’illustration du texte, et ce, dans chaque strophe :

1) La première strophe semble presque vide, le son haletant, l’ambitus est réduit à la tierce, avec des chromatismes omniprésents. « mort », « tout dort ». Calme mais quand même oppressante, cette ambiance.

2) C’est alors que « nait un bruit », la nuance monte d’un cran. Crescendo sur « elle brame », puis decrescendo sur « une flamme toujours suit », la flamme étant représentée par une voix nette mais furtive. Les voix s’opposent, se répondent, se reprennent.

3) Le « grelot » est une voix aigue et légère et détachée. Ce même rythme détaché rappelle la danse du nain sautillant. Le rythme pointé traduit le galop. Les voix continuent de même à dialoguer, en s’interrompant.

4) Il y a apparition de tremolos dans l’accompagnement, que ce soit dans la version orchestrale ou celle avec piano. On note un crescendo sur « la rumeur approche », ainsi qu’un dialogue entre les basses qui chantent ce premier vers et les alti qui prennent le vers suivant « l’écho la redit ». Tutti sur « un bruit de foule », mouvement descendant sur « et tantôt s’écroule », puis ascendant sur « et tantôt grandit ».

5) A la 5ème strophe, on entend le triangle, un son métallique à glacer le sang, ce qui fait ressentir la pression, l’angoisse grandissante, alors que les harmonies se complexifient et que les dissonances sont de plus en plus nombreuses. La « spirale » devient un tourbillon infini au violon ou au piano, dans un mouvement général descendant : c’est la descente aux enfers. Quand « l’ombre montre jusqu’au plafond », les voix s’élèvent dans les aigus stridents et la nuance atteint ses sommets.

6) Le climax est atteint à la strophe 6, où les voix hurlent plus qu’elles ne chantent. Elles sont soudainement à l’unisson, il s’agit d’une complainte collective et universelle, cela donne plus de puissance et de profondeur aux exclamations du texte poétique. On parle de « cris de l’enfer » et soudain, les voix se déchirent, un fracas de timbres et d’harmonies retentissent. Des rythmes saccadés s’abattent « sur ma demeure », le « mur fléchit » en une ligne mélodie descendante. « du sol arrachée », au contraire, s’élève dans les airs. Les tourbillons continuent, particulièrement dans l’accompagnement.

7) A la 7ème strophe, on entend les voix d’hommes qui se dédoublent et une couleur joyeuse et pleine d’espoir exprimée par la tonalité de Do Majeur, le relatif de fa mineur, c’est l’espoir d’un prophète qui viendrait sauver ces âmes tourmentée. Le tutti reprend au milieu de la strophe. Les voix ne sont plus à l’unisson, mais continuent les mêmes rythmes.

8) « Le battement décroit » tout comme la puissance sonore la tension, et ce, dans la première partie de la strophe. Dans la deuxième moitié, les rythmes pointés reprennent, imitant le saut de la sauterelle et le pétillement de la grêle. On retrouve la sensation de quelque chose de connu grâce à ces rythmes pointés.

9) Comme à la 3ème strophe, crescendo sur « gronde » et voix murmurant de plus en plus à partir de « murmure », jusqu’à devenir imperceptible sur « on ne voit pas ».

10) Rien de particulier à signaler par rapport à la 2ème strophe, si ce n’est que le decrescendo continue, annonçant le mot « mort »

11) L’espace créé par le silence efface de nos mémoires le bruit qui a précédé. On a beau écouter, tout a fui. Cette dernière strophe est donc, à l’image des précédentes, hautement traduite en symboles par la musique.

Il n’y a pas de symétrie rigoureuse, bien que l’effet y soit. En fait, de nombreux détails, notamment harmoniques, créent une diversité dans l’unité cyclique de cette chanson.

III. Schéma

Nous allons ici détailler la forme de l’œuvre, en soulignant le trajet harmonique et les différentes interventions des voix.

Partie Description rôle des instruments
A 1 8 mesures. Très détaché à la voix, accompagnement discret. Nuance pp, ambitus réduit, caractère pesant. Début en fa mineur, fin empruntant en si bémol mineur (on y arrive par chromatismes) les altos sont seules. l’accompagnement les double.
2 8 mesures, toujours détaché, Nuance pp mais plus légère du fait des rythmes pointés. Fa mineur, avec demi-cadence à la fin de la strophe. altos et sopranos s’alternent et se reprennent, l’accompagnement est une voix supplémentaire qui dialogue. Homorythmie à la fin.
3 8 mesures, encore détaché. Accents aux différentes voix en décalé -> donne relief, accentue tension et surprise. Fa mineur, cadence parfaite qui conduit à la strophe suivante. idem, avec les ténors en plus et l’accompagnement qui n’est plus une voix mais qui crée du mouvement (rythmes plus rapides).
4 2*4 mesures, plus lié et lourd qu’avant. Sol bémol majeur au bout de 4 mesures, puis do bémol majeur au bout de 8. Ascension mélodique sur deux mesure, puis descente. Nuance mf dialogue basse alto (2 mesures), puis tout le chœur. Les trémolos à l’accompagnement font monter la tension.
axe de symétrie 5 ralentissement soudain: 16 mesures et valeurs plus longues. Harmonies de plus en plus complexes multiples emprunts (la bémol mineur, la mineur, si bémol mineur, do mineur). Nuance f toutes les voix sont en homorythmie. Accompagnement en trémolos, avec rythmes pointés rapides sur la dernière mesure.
6 16 mesures. Nuance ff. Point culminant sur do mineur, ton de la dominante mineure. Écriture de l’accompagnement très chargée. L’amitus est au plus large. voix à l’unisson. L’accompagnement a un röle figuratif.
7 a) 8 mesures. Do majeur, éclaircissement soudain. Nuance ff, déclamé.
b) 8 mesures. Début de marche harmonique (do majeur, sol majeur). Plus doux et presque paisible.
a) hommes seulement, chaque voix se dédouble.
b) choeur entier, mais plus à l’unisson.
A à l’envers 8 16 mesures. Decrescendo jusqu’à ppp. Retour dans les 8 dernières mesures du motif rythmique pointé. Impression de flottement harmonique avant de retourner en fa mineur sur le premier temps de la section suivante. choeur entier. Les rythmes de l’accompagnement augmentent, donc il y a un effet d’apaisement, le calme après la tempête.
9 comme 3) mais présence du sol bémol qui forme une sixte napolitaine assombrit la cadence. comme 3)
10 comme 2). comme 2).
11 comme 1) mais fa mineur tout du long. comme 1).

En jaune, le climax (ou point culminant) de l’œuvre.

IV. Matériau

Concernant le matériau, nous avons pu constater dans le schéma précédent que le compositeur varie les tessitures des voix et joue sur le nombre de celles-ci pour donner de l’intensité au texte. Par moments, on a l’impression que les voix ne chantent pas mais qu’elles font des bruits, voire des cris. C’est le texte qui est mis en avant par les harmonies et les choix d’instrumentation, pour donner un côté plus ou moins mystérieux, plus ou moins tragique et plus ou moins lumineux selon le sens du texte. Le rythme a lui aussi de l’importance, il est presque tout le temps pointé, et cela donne du mouvement et de l’énergie, en somme, une sensation d’avancée inexorable qui rappelle une vague dévastatrice (vague évoquée dans le texte). Les rythmes semblent se réduire jusqu’à la cinquième strophe, ce qui donne un effet d’accélération, puis d’un seul coup, à cause des valeurs longue, il y a un grand ralenti, qui ne fait qu’augmenter le suspens avant l’explosion au climax, strophe 6 (au centre de l’œuvre, que c’est bizarre)

Au final, l’harmonie complexe et modulante, le choix des instruments et l’attribution de leurs rôles, ainsi que le rythme donnent à cette pièce, pourtant construite sur le principe d’une mélodie accompagnée et simple dans son principe, une dimension tragique impressionnante.

Conclusion : une œuvre à l’image du romantisme

On retrouve dans le texte comme dans la musique des signes évidents témoignant de l’appartenance de l’œuvre au romantisme. L’ensemble vocal est très fourni, chaque voix ayant la capacité de se subdiviser en deux sous-voix, et d’une imposante puissance. Les harmonies sont complexes, avec de nombreuses dissonances, emprunts, et chromatismes. L’aspect figuraliste est un point prépondérant dans cette pièce. De plus, le thème de l’eau est redondant, et il se trouve que c’est un thème qui a marqué l’époque romantique. Etant une œuvre de jeunesse de Fauré, on ne retrouve pas les sonorités qu’on lui associe communément, même si en écoutant plus attentivement, on voit les prémisses de son style si particulier.

Ressources liées

Commentaires des internautes

Poster un message
♪♬♪♩♪♪