Avant d’entamer la lecture cette docte analyse, nous vous conseillons de garder à portée d’yeux le texte original et la traduction de Der Lindenbaum de Franz Schubert (et peut-être même de vous préparer une petite infusion).
I) Étude de la forme : entre répétition et variation
D’un point de vue général, les remarques concernant les genres de ce cinquième lied du Voyage d’hiver restent valables (cf premier paragraphe de l’analyse de Gute Nacht). Plus encore peut-être, c’est un lied hybride entre le Kunstlied (musique savante = composition plus recherchée) et le Volkslied (musique populaire = musique). C’est même un Kunstlied qui se ferait passer pour un Volkslied à cause de son début champêtre en apparence. Anecdote d’ailleurs devenue célèbre : lorsque Schubert fit entendre le cycle à ses amis, ils furent très déconcertés par le caractère particulier de l’ensemble et seul ce Tilleul trouva grâce, ne retenant que le début naïf et occultant la troisième strophe dramatique. Premier lied en majeur du cycle et s’ouvrant sur une romance très simple, il contraste avec les premiers lieder. Néanmoins, la naïveté schubertienne n’existe pas : surtout à la fin de sa vie, le drame psychologique, la détresse et la mort sont omniprésents et l’atmosphère va se dégrader petit à petit...
La mise en musique de Schubert découpe clairement le lied en quatre strophes dont trois basées sur la même idée musicale que nous appellerons A (strophe 1, 2, 4), la troisième étant contrastante (logiquement B). Chacune des strophes de A est constituée de deux phrases qui se répètent chacune une fois. Par exemple, pour la première strophe, on a une phrase de quatre mesures (mesure 9 et sa levée à mesure 12) répétée mesures 13 à 16, puis une deuxième phrase de 17 à 20 répétée de 21 à 24. De plus, on trouve un prélude-ritournelle-postlude qui revient au début, entre chaque strophe (sauf troisième) et à la fin du lied. Le plan tonal, quant à lui, donne un autre découpage de la pièce, puisque les strophes 1 et 4 sont dans la tonalité principale de mi majeur alors que les deux strophes centrales sont à l’homonyme (mi mineur). La deuxième strophe, en réalité, débute en mi mineur mais la deuxième phrase revient en majeur. On prend en compte dans ce cas le matériel musical qui prime sur la tonalité.
Nous savons donc déjà que les trois strophes basées sur A sont différentes puisque la deuxième est en mineur. Mais ce n’est pas tout. En effet pour la strophe minorisée, Schubert change de formule pour l’accompagnement pianistique passant d’accords plaqués (strophe 1) à un accompagnement plus figuratif en octave aux deux mains. Il va y ajouter quelques subtils changements harmoniques. Au premier accord de la deuxième phrase (mesure 17), qui est un accord de dominante de la dominante (V de V), va correspondre mesure 37 un accord de dominante simple. Le do# de la mesure 19, harmonisé initialement comme un quatrième degré, va être considéré dans la deuxième strophe comme une appogiature du premier degré.
La quatrième strophe, bien qu’intégralement en majeur, reprend l’accompagnement de la deuxième. Pour ne pas avoir de redite textuelle, il va changer l’accompagnement de la deuxième phrase en l’amplifiant et en lui faisant prendre plus d’ampleur, ce qui est propice à une conclusion. Il va d’ailleurs réaliser une cadence évitée (imparfaite au lieu de rompue, vue la mélodie), qui répète deux fois comme c’est l’usage le dernier motif. L’harmonie utilisée est également celle de la deuxième strophe. Toujours par souci de rendre la fin conclusive, Schubert va aller chercher le mi à la place du do# (sommet mélodique) à la répétition de la deuxième phrase.
L’autre élément important de ce lied est bien sûr la ritournelle qui revient, subissant ou anticipant elle aussi les modifications des strophes. Lorsqu’on l’entend pour la première fois, elle pose le décor champêtre du lied. On la réentend après la première strophe en mineur, annonciatrice du mode homonyme qui va suivre. L’originalité (enfin, l’une des nombreuses originalités) de ce lied va être de récupérer la figuration de la ritournelle et de se servir du rythme plus agité de celle-ci pour la faire devenir accompagnement de la strophe dramatique avec une harmonie beaucoup plus tendue, donnant encore plus d’unité à la pièce. L’accompagnement (en sextolet de double) va se poursuivre après l’arrêt de la voix, créant un conduit (plutôt d’une ritournelle) vers la quatrième strophe. On réentendra la ritournelle initiale (quasiment inchangée) en tant que postlude pour conclure.
Ainsi, le compositeur viennois réalise là un tour de force formel, variant les répétitions de la strophe A à chaque fois et unifiant la strophe B par l’utilisation de la ritournelle, pour l’unité, preuve de la maîtrise impressionnante du compositeur de tout juste 30 ans lors de la composition de ce lied.
II) Caractères et langage musical
On trouve principalement deux atmosphères dans ce lied : la première, plutôt bucolique, pastorale avec des évocations de la nature, fait penser à une romance. La deuxième est dramatique, inquiétante, et modifie l’èthos et le ressenti de l’auditeur. Même au retour au calme de la troisième partie (strophe 4), la sérénité n’est plus aussi présente. Ces atmosphères résultent des choix compositionnels de Schubert.
La tonalité de mi majeur, si elle s’inscrit dans le cycle, n’est pas anodine. Elle a une connotation culturelle d’évocation de la nature (concerto « Le printemps » d’Antonio Vivaldi, par exemple). Le romantisme allemand est fait d’évocation de la nature depuis la Pastorale de Ludwig van Beethoven, en se servant de figuration (comme l’orage dans la symphonie). Ici, on trouve par exemple les sextolets de doubles qui représentent le vent sur le branche du tilleul, et surtout les appels de cor mesure 7-8 en écho. Ceci est un symbole fort du romantisme allemand : les cors de chasse qui résonnent dans la forêt (citons simplement le Freischütz de Carl Maria von Weber, contemporain du cycle schubertien). L’auditeur reconnaît le cor pour des raison acoustiques et historiques : au début du XIXème, les cors étaient naturels et n’avaient donc pas de piston. Ils ne pouvaient jouer que quelques notes : uniquement les harmoniques de la fondamentale (c’est-à -dire les multiples des fréquences, soit principalement la tonique, la dominante, la tierce et, dans l’aigu, la neuvième et la onzième). Les cornistes avaient donc un cor pour chaque tonalité (en mi majeur, il pouvait jouer mi sol# si, plus fa# et la à l’aigu), soit exactement le dessin mélodique qu’on retrouve aux mesures sept et huit : c’est ce qui donne l’idée d’un cor. Il faut ajouter à cela l’idée de l’écho, comme si la sonnerie de cor se perdait dans la forêt. Ce sentiment est renforcé par l’harmonisation en arrivant sur quinte à vide (si fa#), que ce soit pour l’appel de cor (mesure sept) ou pour l’arrivée des sextolets de double (mesure 2).
L’harmonie s’inscrit dans cette ligne conductrice en étant la plus claire et limpide possible. Basée principalement sur les accords de tonique et de dominante, elle est donc très simple. Outre ces deux accords, on trouve simplement un accord de dominante de dominante (au début de la deuxième phrase et uniquement dans la première strophe) et quelques accords de sous-dominantes (IVème et IIème degré). Pour la première phrase, le compositeur n’a utilisé que des premiers et cinquièmes degrés. À la cadence, il a utilisé l’accord de 5 4 sur dominante avec retard de la tonique qui se résout sur la dominante pour éviter un accord de sous-dominante. Pour simplifier le tout, il n’y a pas de dissonances provoquées par des notes de passages attaqués (appogiatures), simplement quelques passages et broderies. Enfin, l’effet champêtre est accentué par l’accompagnement en tierces parallèles de la main droite quasiment continu sur cette strophe, qui donne un côté populaire. On en trouve un exemple probant mesure 18-19. Même dans la deuxième strophe mineure, on retrouvera ces mêmes procédés, ce qui fait que le caractère n’est pas trop affecté au final par cette minorisation.
L’agitation et le dramatisme de la troisième strophe est dû à de nombreux changements musicaux de la part de Schubert. L’harmonie est beaucoup plus complexe, basée sur des accords dissonants comme la sixte allemande mesure 45 (certainement l’accord de sixte augmenté le plus célèbre et le plus utilisé de l’époque). Cet accord est une altération du quatrième degré sur un accord de septième souvent au premier renversement. Ainsi, en mi mineur, au lieu d’avoir l’accord de quatrième traditionnel au premier renversement (do mi sol la), on altère le la en la# et on obtient une dissonance due à l’intervalle de sixte augmentée (do la#). On retrouve l’accord mesure 47 et, plus brièvement, sur la croche de 52. L’agitation est également provoquée par la rapidité des sextolets qui procurent une accélération du rythme harmonique (la vitesse de changement des accords), et de très nombreuses notes étrangères (mesure 50 le la bémol et fa qui sont des broderies de l’accord do mi sol, accord de sixième degré) ont une sonorité assez étranges, le la bémol étant très éloigné de la tonalité principale (troisième bémol dans une armure à 4 dièses à la base). Mesure 51, le sol# et mi# sont un glissement chromatique entre l’accord do mi sol et do fa# la. Tous ces glissements sont basés sur le fait que les sextolets jouent continuellement des sixtes majeures, quitte à sortir de la tonalité avec de nombreuses notes étrangères. On trouve un exemple très caractéristique mesure 53 avec une montée chromatique par sixte majeure sur pédale de dominante, qui donne de nombreuses harmonies passagères provoquant une grande agitation, symbolisant le vent qui souffle plus fort. Le tout dans une nuance beaucoup plus forte va aboutir au retour au calme par l’appel de cors mesure 57-58.