On sait que Le Sacre du printemps a été créé par les Ballets russes le 29 mai 1913 (deux semaines après Jeux d’Achille Claude Debussy et un peu plus d’un an avant la Première Guerre mondiale). Mais ce que l’on sait moins, c’est qu’avant la représentation inaugurale, Igor Stravinski avait écrit un texte, publié le même jour dans la revue littéraire et artistique "Montjoie". Il y pressent un peu le scandale que son œuvre provoquerait : « Je crains que le Sacre du printemps, où je ne fais plus appel à l’esprit des contes de fées ni à la douleur et à la joie tout humaines, mais où je tends vers une abstraction un peu plus vaste, ne déroute ceux qui m’ont témoigné jusqu’ici leur sympathie. »
Anticipant ainsi le désarroi du public, il s’emploie à expliquer ses intentions en livrant son analyse du ballet (à laquelle nous nous sommes permis d’ajouter, entre crochets, quelques compléments).
« Dans le Prélude [il débute par un basson solo dans le registre suraigu] (écouter), avant le lever du rideau, j’ai confié à mon orchestre cette grande crainte qui pèse sur tout esprit sensible devant les choses en puissance qui peuvent grandir, se développer indéfiniment. C’est la sensation obscure et immense à l’heure où la nature renouvelle ses formes, et c’est le trouble vague et profond d’une pulsion universelle. À mon orchestration même, et aux jeux mélodiques, j’ai demandé de l’évoquer. Tout le Prélude est fondé sur un "mezzo forte" toujours égal. La mélodie s’y développe selon une ligne horizontale que seules les masses des instruments - le dynamisme intense de l’orchestre et non la ligne elle-même - accroissent ou diminuent.
Par conséquent, j’ai exclu de cette mélodie les cordes trop évocatrices de la voix humaine, et j’ai mis au premier plan les bois, plus secs, plus nets, moins riches d’expressions faciles et, par cela même, plus émouvants à mon gré. En somme, j’ai voulu exprimer dans le Prélude la crainte "panique" de la nature pour la beauté qui s’élève, une terreur sacrée devant le soleil de midi, une sorte de cri du dieu Pan ; sa matière musicale elle-même se gonfle, grandit, se répand. Chaque instrument est comme un bourgeon qui pousse sur l’écorce d’un arbre séculaire ; il fait partie d’un formidable ensemble. Et tout l’orchestre doit posséder l’énergie du printemps qui naît.
Dans le premier Tableau, des adolescents se montrent avec une vieille, très vieille femme [qui symbolise l’hiver], dont on ne connaît ni l’âge ni le siècle, qui connaît les secrets de la Nature (écouter). Elle court courbée sur la terre, ni femme, ni bête. Les adolescents auprès d’elle sont les "Augures printaniers". Ils marquent de leurs pas sur place, le rythme du Printemps, le battement du pouls du Printemps. [Cette pulsation puissante est traduite par un motif rythmique répétitif accompagné des huit cors. Temps et contretemps rivalisent, créant des effets de surprise, tandis que différents instruments jouent un ostinato piqué, dans un contexte polytonal.]
Pendant ce temps, les adolescentes entrent sur scène. Elles mêlent leurs rondes à celles des garçons. Les groupes se mélangent; mais vers la fin le rythme annonce leur brutale séparation en s’accélérant. (écouter).
En effet, ils se divisent à gauche et à droite (écouter). [Le complexe orchestral s’amplifie de façon frénétique. À la fin de cet épisode, les adolescentes tombent sur le sol.]
Seuls les garçons dansent maintenant. Ils évoluent en deux groupes sur un rythme lent et pesant (écouter).[La lourdeur est accentuée par le tempo assez lent, renforcé par le jeu homorythmique de l’orchestre. Le thème populaire initial réapparaît.]
Les deux groupes de garçons se séparent et entrent en conflit (écouter), des danseurs vont des uns aux autres et se querellent en simulant un rapt [Le sentiment "panique" est évoqué par les coups de timbales donnés à contretemps. Rupture et explosion sonores caractérisent ce rituel collectif endiablé qui joue sur les accents et les contrastes dynamiques.]
Mais on entend l’arrivée d’un cortège (écouter). C’est celui du Sage, l’homme le plus âgé du clan. [Des coups de cymbales rythment le cortège. La polyrythmie particulièrement complexe va de pair avec le déchaînement orchestral, brusquement suspendu à la fin du mouvement.]
Une grande terreur s’empare de tout le monde (écouter). Et le Sage donne la bénédiction à la terre, étendu sur le ventre, les bras et les jambes écartés, faisant corps avec le sol. Sa bénédiction est comme le signal d’un jaillissement rythmique. Tous les danseurs forment des spirales, bondissant et jaillissant sans cesse pour traduire les nouvelles énergies de la nature : c’est la "Danse de la Terre". [Point final et culminant de cette première partie, cette danse, frénétique et exubérante, est essentiellement rythmique. Dans le grand crescendo final, on entend des salves de grosse caisse et timbales en roulement, ainsi que de rapides trilles, trémolos et accents fortissimo.]
Le deuxième Tableau commence par le jeu des adolescentes. Au début un Prélude est basé sur le chant mystérieux qui accompagne les danses des jeunes filles (écouter). [C’est un Nocturne aérien, presque vaporeux, d’allure répétitive.]
Celles-ci marquent par leurs rondes l’endroit où, à la fin, sera enfermée l’Élue (écouter). L’Élue est celle qui doit être consacrée pour rendre sa force au Printemps. Les jeunes filles dansent autour de l’Élue, immobile. [On réentend le chant précédent, entrecoupé de passages suspensifs. Il provient de mélodies populaires russes recueillies par Rimski-Korsakov.]
Puis c’est la "Glorification de l’élue" (écouter).[Ce passage débute par une accélération de tempo et de puissants accords martelés fortissimo amènent une danse sauvage qui célèbre l’élue]
Ensuite c’est "L’invocation des Ancêtres" (écouter).[série d’appels des cuivres, fortissimo avec les bois en écho.]
Et les Ancêtres se groupent autour de l’Élue qui commence à exécuter la "Danse sacrale". [L’élue se met en mouvement sur un bref motif chromatique répétitif joué au cor anglais, complété par un contre-chant aux couleurs orientales joué à la flûte alto.] (écouter).
Lorsqu’elle est sur le point de tomber épuisée, les Ancêtres glissent vers elle comme des monstres rapaces. Pour qu’elle ne touche pas le sol en tombant, ils la soulèvent et la tendent vers le ciel (écouter). [La danse tragiquede l’élue se termine dans la violence avec des nuances fortement contrastées, Stravinsky traite l’orchestre comme un seul et unique instrument, jouant staccato, dans une apothéose d’accentuations rythmiques.]
Le cycle annuel des forces qui renaissent et qui retombent dans le giron de la nature est accompli dans ses rythmes essentiels. »
Ce texte inspirera celui du programme de la représentation inaugurale. Il ne dissipera malheureusement pas la surprise et les protestations indignées d’une partie du public. Voir notre biographie de Stravinski ainsi que l’article très complet du journal "Télérama".
On a vu que, dans son analyse, Stravinsky accorde une place essentielle au rythme. C’est aussi sur le rythme qu’Olivier Messiaen et Pierre Boulez appuient leur analyse du Sacre. On en trouve un résumé dans un ouvrage qu’André Hodeir consacre à La musique trangère contemporaine (collection "Que sais-je ?", n° 631, p. 22).
« C’est à Olivier Messiaen que revient le mérite de la première analyse lucide de l’œuvre. On s’était contenté jusque-là de louer la variété et le pouvoir expressif des rythmes décalés utilisés par Sravinsky. Messiaen sut apercevoir leur véritable signification. Il mit l’accent sur les « personnages rythmiques » que sont ces figures qui se développent, s’agrandissent, se contractent, en un mot évoluent comme des êtres vivants. Reprenant cette conception, Pierre Boulez, dans un travail minutieusement étayé d’exemples, a démontré que ces cellules rythmiques s’organisaient avec une grande rigueur. Il a montré que, par le simple jeu des rapports arithmétiques, le Sacre, pour la première fois dans l’histoire de la musique européenne depuis Guillaume de Machaut, faisait état d’un langage d’essence rythmique. Le thème rythmique circule parfois du thème mélodique à son accompagnement (accents des "Augures printaniers") ; il peut donner lieu, par simple interpolation et rétrogradation des cellules qui le composent, à une étonnante richesse de variation rythmiques ("Danse sacrale"). Parfois, de l’antagonisme de deux forces rythmiques (structure rythmique ou rythmes simples) nait un développement ("Jeu du rapt"). D’autres types de développement résultent soit de la combinaison quasi contrapuntique de plusieurs cellules rythmiques mobiles ("Glorification de l’Elue"), soit de l’opposition de structures jouant sur des indépendances horizontales et des interdépendances verticales, soit encore sur des organisations monorythmiques ou polyrythmiques du matériau sonore ("Danse de la terre", "Danse sacrale"). Elles peuvent encore résulter du "phénomène de tuilage" (recouvrement progressif) que l’on observe dans la plus grande partie du "Prélude". Toutes ces acquisitions présentent un caractère proprement révolutionnaire et concourent à faire du Sacre une oeuvre de rupture. Faut-il ajouter que les éléments constitutifs d’une oeuvre aussi merveilleusement réussie, éléments que nous séparons pour les besoins de l’analyse, s’interpénètrent en réalité très étroitement ? Si la forme est ici principalement conditionnée par le rythme, le langage orchestral et le jeu des timbres, loin de se borner à une accumulation gratuite d’effets extraordinaires, en soulignent puissamment les piliers et les voutes. Il n’est pas jusqu’au découpage du flot musical en blocs distincts qui ne joue un rôle clarificateur et ne contribue, par là , au tonus poétique de l’œuvre. »