Maître de Saint-Florian pour les uns, Paysan du Danube pour les autres, Anton Bruckner ne laisse pas indifférent. Tant de puissance dramatique alliée à un mysticisme le plus sincère est pratiquement inédite en musique romantique, mise à part la neuvième de Ludwig van Beethoven, mais ce sont là considérations purement subjectives. Les esprits latins lui reprochent sa lourdeur, son emphase, sa boursouflure encore. Cependant, il y a un élément essentiel à prendre en compte: Bruckner est avant tout un organiste, reconnu dans l’Europe entière comme le plus grand de tous, et notamment dans ses improvisations hélas complètement disparues (ah! si le magnétophone avait été inventé quarante ans plus tôt…). De toute son œuvre pour orgue, il n’existe qu’une vingtaine de minutes couchées sur papier. Il arrive souvent que parallèlement à la pratique de l’orgue et ses registres qui provoquent de nombreuses doublures, un organiste-compositeur écrit de la musique symphonique qu’on peut parfois trouver très lourde. C’est le cas notamment de la symphonie en ré mineur de César Franck. De même, Anton est un méditatif qui a passé sa jeunesse entre les murs d’une abbaye qui l’a influencé durablement. Sa foi profonde nous conduit à vivre avec lui des expériences spirituelles à nulles autres pareilles. Ainsi, nous voyageons entre affres de doutes et d’incertitudes face à l’au-delà , et illuminations dues à une confiance en Dieu retrouvée et inébranlable. Bruckner l’organiste traite les pupitres de l’orchestre comme les registres de son instrument et procède par une succession de phrases et d’accords majestueux que lui inspirent les voûtes de l’église abbatiale.
Il existe à propos de l’Autrichien quelques idées reçues que je vais me faire un plaisir de mettre à mal.
- Bruckner est une sorte de "Richard Wagner de la Symphonie" : faux en grande partie. Même si certains blocs monolithiques ne sont pas sans rappeler le maître de Bayreuth, l’écriture contrapunctique et harmonique sont à cent lieues du compositeur de la Tétralogie.
- La musique de Bruckner est particulièrement cuivrée : faux! Écoutez donc les mouvements lents des symphonies : la complexité des cordes, alliée à une magnifique fluidité, démontre le contraire.
- Bruckner est le dernier romantique, celui qui sonne le glas d’un genre moribond : vrai et faux à la fois! S’il est vrai que sa musique est à l’audition d’une veine romantique indéniable, certaines audaces d’écriture ont durablement influencé certains des compositeurs majeurs qui lui ont directement succédé: Mahler, Wolf, Alexander von Zemlinsky, même Arnold Schönberg. Le premier nommé ne s’y est d’ailleurs pas trompé, lui qui vouait une admiration sans bornes au professeur d’harmonie et de contrepoint à l’université de Vienne, au point d’assister en catimini à des cours auxquels il n’était pas inscrit (Mahler se liera d’ailleurs d’une profonde amitié avec celui qu’il considérait comme son maître absolu).
- Bruckner était un être influençable, il corrigeait ses œuvres au gré des lubies des chefs d’orchestre : faux! S’il est vrai que la plupart des symphonies ont été remaniées à plusieurs reprises, c’est soit parce qu’il les trouvait inabouties, soit parce que certains chefs d’orchestre, qui étaient par ailleurs des amis proches, lui suggéraient modestement quelques modifications, considérant qu’ils risquaient d’avoir des problèmes de direction dans tel ou tel passage. Bruckner était bien trop têtu pour se laisser aller à la facilité que lui auraient dictée certains "esprits bien intentionnés". Quand on sait qu’il a travaillé avec acharnement malgré l’opposition farouche du tout-Vienne (Hanslick et Johannes Brahms en tête)… C’est seulement après sa mort que d’infâmes coupures ont été opérées à la hache afin de rendre sa musique plus "accessible", l’amputant ainsi parfois d’un quart! Mais rendons justice à deux musicologues du vingtième siècle qui ont accompli un travail remarquable pour restaurer les symphonies dans ce qu’elles ont d’original : Robert Haas et Leopold Nowak.
La huitième Symphonie est la plus longue de l’histoire de la musique, si l’on exclut certaines symphonies avec chœurs, la Huitième de Mahler par exemple. Et à l’écouter attentivement, vous remarquerez malgré ses dimensions qu’il n’y a pas une seule note inutile ("trop de notes", comme le dit l’Empereur à Wolfgang Mozart dans le film Amadeus). Elle est aussi celle dont les interprétations sont les plus variables face au chrono : parmi les versions que je possède, la version la plus rapide est celle de Bernard Haitink (73’), la plus longue celle de Celibidache (103’). Curieusement, la version de Haitink paraît s’étirer en longueur, tandis que celle de Celibidache est habitée d’une telle tension et d’une lecture quasi métaphysique qu’elle nous fait entrer de plain pied dans un autre monde, celui où l’art pur rejoint la philosophie la plus stratosphérique.
Contrairement aux symphonies précédentes, Bruckner compose la 8ème joyeusement, voire dans l’euphorie. En effet, la 7ème vient de connaître un triomphe sans précédent, le premier de sa carrière; même ses détracteurs les plus acharnés (Hanslick en tête) doivent reconnaître qu’il s’agit d’un chef d’œuvre. Donc, en 1884, Anton se met au travail mais sa béatitude sera de courte durée : achevée en 1887, elle est présentée au chef d’orchestre Herman Lévi qui refuse de l’exécuter car il n’y comprend rien. Pourtant, c’est ce même Levi qui a conduit la 7ème au firmament viennois. Ce refus sera tellement catastrophique pour notre paysan du Danube qu’il ira même jusqu’à envisager le suicide, lui, l’homme de grande foi. La retravaillant sans relâche, y passant des jours et des nuits sans sommeil, enfin, il termine son harassant labeur en 1892 (cinq ans après son premier jet!). Mais l’incompréhension de Lévi est en quelque sorte bénéfique : deux versions différentes vont se succéder directement l’une après l’autre, ce qui n’est pas le cas des autres, retravaillées parfois bien des années plus tard (la troisième, par exemple, est composée en 1873, mais sa mouture ultime date de 1890, soit à 17 ans d’écart).
Mais revenons à la première de la symphonie : le 18 décembre 1892, le tout-Vienne assiste médusé à ce monument gigantesque, hors proportions, indescriptible, exécuté d’après les témoins de l’époque, par un Orchestre Philharmonique au sommet de son art (il ne s’appelait pas encore Orchestre Philharmonique de Vienne). Le chef Hans Richter s’y révèle aussi sublime qu’inspiré, comme dans un état second. Dans le public, les ovations sans fin succèdent aux frissons, et les critiques, unanimes, qualifient cette œuvre de "Symphonie des Symphonies". A noter, pour l’avoir vue plusieurs fois en concert, que ce même sentiment d’hébétude se signale par une longue pause avant les applaudissements frénétiques des auditeurs. Citons le témoignage de Hugo Wolf présent dans l’assistance : "[…] une complète victoire de la lumière sur l’obscurité. Avec une force primitive, une tempête d’applaudissements se déchaînait après chaque mouvement. Bref, ce fut un triomphe plus beau qu’aucun général romain osa jamais en rêver". Un dessin en ombre chinoise montre d’ailleurs la consécration du maître par une couronne de lauriers.
La version que je propose ici (la version définitive de 1890, dite version Haas) est celle de Sergiu Celibidache, parce qu’elle présente quelques particularités.
- Si la longueur de la Huitième est étonnante sous la baguette du chef, c’est d’une part parce que celui-ci jugeait qu’on entre en Bruckner comme en religion, et que cela demande du temps, le temps de se poser et de méditer; d’autre part, Celibidache refusait d’enregistrer en studio. Il préférait l’expérience de la communion avec le public, ajoutant : "L’auditeur d’un concert doit tout entendre, chaque note, chaque instrument. Il a payé pour cela. C’est à moi qu’incombe la tâche de maintenir l’attention du public, et non au public de se plier à mes volontés."
- Autre particularité, mais moins audible : la version choisie définitivement pour l’enregistrement, et à laquelle le fils de Sergiu a accordé son blanc-seing, n’est pas, comme à l’accoutumée, un choix parmi les différentes dates de concert successives (le lundi, le mardi, le mercredi, etc.) mais bien entre les exécutions de 1984, de 1989 et de 1994 (prouesse technique!). L’intelligence du maître d’œuvre et de son équipe fait que ce travail de fourmi ne s’entend absolument pas et que les plus grands spécialistes de Bruckner ou de Celibidache sont incapables de dater les enregistrements des différentes parties.
- Enfin, pourquoi les applaudissements? Un auditeur d’une telle œuvre sera heureux de s’imaginer Celibidache monter au pupitre, s’installer, regarder ses musiciens de son œil complice et perçant, et de lever la baguette avant le grand départ. Avec le respect dû à ceux qui sont venu l’applaudir. Idem pour les applaudissements de fin : ils voient le maître saluer avec son regard presque malicieux après s’être extrait de la symphonie de son vénéré Anton.
Quant à l’orchestre, il est le plus important auquel Bruckner fait appel : bois par trois, trois trompettes, trois trombones, six cors, quatre tubas, un kontrabass tuba, cordes en proportion. Les mouvements centraux font également intervenir, et pour la première fois dans l’histoire de la musique, trois harpes. A remarquer également l’utilisation de six timbales, au lieu des trois habituelles. Suivant les disponibilités (surtout au niveau des cordes), l’orchestre se compose ainsi de 90 à 110 interprètes.
La charpente générale de l’œuvre est par contre de nature tout à fait classique. Elle s’articule suivant le mode de la forme sonate et ce, pour chaque mouvement.
Rappelons ce qu’est une forme sonate (à ne pas confondre avec une sonate). Apparaissant grosso modo dans la seconde partie du 18ème siècle (c’est-à -dire à peu de choses près avec l’apparition du classique), cette forme s’articule comme suit : un premier thème (A), suivi d’un second (B), formant l’exposition généralement intégralement reprise. Ensuite vient le développement basé sur les deux thèmes puis enfin la réexposition des thèmes A et B pouvant être suivie d’une coda (conclusion). Il en est de même parfois avec trois thèmes. Cette forme sera mise à mal dès le début du 20ème siècle, où les compositeurs n’auront de cesse de se libérer du carcan du romantisme.
1er mouvement : allegro moderato
Nimbé d’une atmosphère mystérieuse, presque magique, le mouvement initial nous fait découvrir peu à peu dans quel univers la symphonie veut nous plonger. Étant donné la longueur de la symphonie, ce mouvement est particulièrement court. Bruckner a d’ailleurs modifié la fin du mouvement, à l’origine fortissimo, par un decrescendo qui n’est pas loin de nous mener aux enfers, dans une tension qui n’aurait probablement pas été possible avec une fin fortissimo.
2ème mouvement : Scherzo – allegro moderato – trio- langsam
La charge émotionnelle suscitée par le premier mouvement empêcha le maître de continuer par un mouvement lent : il fallait une sorte de "distraction". Nous avons ici le loisir de respirer quelque peu, sachant la suite qu’il nous réserve. Rarement un scherzo aura été aussi long dans une symphonie de cette ampleur : plus ou moins la même durée que le mouvement initial. Il est en fait un arrangement d’une chanson populaire de sa Haute-Autriche natale. Ce qui lui donne une formidable pulsion, c’est l’ostinato avec lequel est répété un thème de cinq notes, scandé par les timbales omniprésentes. Après une accalmie qui propose un thème champêtre à quatre notes. Le mouvement se termine de manière abrupte par une conclusion presque fortissimo du thème à cinq notes,
3ème mouvement : Adagio – feierlich langsam – doch nicht schleppend
Voici l’exemple-type de la difficulté qui s’impose aux chefs d’orchestre et aux instrumentistes. Le mouvement, comme l’indique la partition, doit être lent (et lent, chez Bruckner, c’est plus lent que chez les autres!), et c’est bien là l’écueil qui guette. Tenir un tel tempo avec une précision métronomique tout en maintenant une tension dramatique qui ne peut fléchir, n’est pas donné à tout le monde. Certains chefs reconnaissent cette difficulté, et c’est tout à leur honneur. D’autres s’y cassent les dents, les citer n’est pas ici mon propos. Soyons juste, parmi les grandes réussites : Günter Wand, Rudolf Kempe, Eugen Jochum, Herbert Blomstedt, … Comment le qualifier, sinon de lévitation mystique, d’apesanteur céleste, de rite du passage? Ce mouvement est à mon avis le sommet de l’œuvre du Maître, et peut-être de toute la musique symphonique. Celui-ci est aussi le plus long adagio de l’histoire de la musique : plus ou moins une demi-heure. Malgré ses dimensions, le mouvement expose ses deux thèmes de façon limpide et simple : ni larmoiements, ni digressions inutiles. Des échelles, la plupart du temps constituées de gammes entières, ascendantes puis descendantes, ponctuent tout le mouvement, et les cordes n’ont jamais évolué avec un tel bonheur. D’ailleurs, toute cette troisième partie s’articule autour de phrases exposées par lesdites cordes et répondues par les cors et les tubas. Elle se termine par un apaisement traduit par une gamme descendante des violons et se conclut par une note particulièrement étirée, empreinte d’une sérénité contrastant avec celle du mouvement précédent.
4ème mouvement : Feierlich, nicht schnell
L’incroyable silence qui termine l’adagio ne peut qu’être suivi d’une apogée grandiose, sommet d’où le créateur contemple son œuvre. Il est presque totalement d’une forme sonate (1er thème, 2ème thème, réunion des deux) des plus classiques, qui aboutit à une forme fuguée absolument extraordinaire (bien que moins accomplie que le 4ème mouvement de la cinquième - rappelons qu’il ne s’agit toujours que de mon avis…). Sous-tendu par des cordes recto tono, une sonnerie où interviennent tous les cuivres est ponctuée de martèlements brefs mais fortissimo des timbales. S’ensuit un apaisement joué par les cordes, d’où émerge ça et là le rappel du second thème aux cuivres, et plus spécialement des tubas et des trombones. Mais la tension va aller croissant, de manière "souterraine" au début, avant que les timbales, puis les cuivres n’interviennent à nouveau. Tout ce manège va durer pendant environ vingt-cinq minutes. Le plus incroyable, étonnant, fascinant, réside dans les dernières mesures (en gros les trois dernières minutes) qui suivent un grand silence correspondant au" lâcher prise" du clavier d’un orgue. Tout le discours de ce monument symphonique, de cette cathédrale sonore, trouve son dénouement dans ces dernières mesures, sorte d’Apocalypse instrumentale qui a littéralement cloué sur leur siège les auditeurs de la première, et qui en ont conclu que c’était bien là "la Symphonie des Symphonies ".
Dans ce finale précisément, nous serions de bien mauvaise foi si nous n’en reconnaissions pas l’audace qui débouchera sur la musique du vingtième siècle. Plus personne après lui ne pourra faire mieux, aller plus loin dans la forme dite romantique. Il fallait "aller voir ailleurs", ce qu’a très bien compris Mahler, qui persistait à dire qu’il aurait été bien incapable d’écrire pareil chef d’œuvre.
Quelques versions que je recommande (en toute partialité!)
Parmi les versions dites historiques, citons celle (1953), littéralement possédée, d’un Fürtwangler survolté (peut-être un peu trop?) Mais la prise de son assez mal restaurée empêche de l’estimer à sa juste valeur. Autre enregistrement historique : la version de Hans Knapperbutsch, que je trouve personnellement plus à l’aise dans Wagner que dans Bruckner.
La version d’Hermann Abendroth prête à une discussion sans fin : très (trop?) rapide, mais d’une précision et d’un punch diaboliques. Exception quant à la prise de son : l’extraordinaire version (couplée avec la 9ème) d’Eugen Jochum avec Hambourg et Munich (1949, mono).
Parmi les versions plus récentes, Karajan avec le Philharmonique de Berlin, Gunter Wand et la NDR de Hambourg (tous deux aussi disponibles en DVD) sont particulièrement réussies. Entre parenthèses, c’est l’occasion, perfide, de rappeler mon dégoût devant l’utilisation qu’en a faite le sinistre Goebbels pour "agrémenter" ses parades de Nuremberg : soit-il à jamais voué aux gémonies!
Parmi les versions de l’ère CD, je retiens principalement, outre l’inaccessible Celibidache, la version de Georg Tintner, chef absolument méconnu, qui a gravé une intégrale de toute beauté avec le Royal Scottish Orchestra (autre avantage ; publiée chez Naxos, d’où bon marché), Neeme Jarvi - que l’on n’attendait pas dans ce répertoire - et le London Symphony Orchestra, Herbert Blomstedt et la formidable Staatskapelle de Dresde. Von Donanhy est très acceptable, mais un peu distant. Enfin, la version de Barenboim (qui en est à sa seconde intégrale avec le Berliner Philharmoniker) est tout à fait recommandable – avec le Chicago Symphony Orchestra.
Enfin, ce serait malhonnête de ma part de citer d’autres versions, que je ne connais pas.
- La Bible brucknérienne : Paul-Gilbert Langevin, Bruckner aux éditions l’Âge d’Homme, ouvrage absolument indispensable;
- Jean Gallois, Bruckner dans la collection Solfèges, Éditions du Seuil, remarquable ouvrage pour découvrir ce compositeur si injustement méconnu.
Les ouvrages en anglais et allemand sont particulièrement fournis et précieux : références sur demande.
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