I. Introduction
Si le personnage de Richard Wagner est célèbre dans le monde entier, tant admiré que décrié (après le Christ et Napoléon, c’est le compositeur allemand qui a suscité la plus impressionnante bibliographie ; en 1962, d’après Jean Gallois, près de 42 000 livres, articles ou documents le concernaient) et si l’on considère la Tétralogie comme son plus grand chef-d’œuvre, c’est bien Tristan et Isolde qui restera le plus novateur harmoniquement. Le chromatisme du prélude poussé à l’extrême marque un tournant dans l’histoire de la musique, arrivant à un point de non-retour de la musique tonale. Est-ce la fin du romantisme ou la naissance des procédés de la musique moderne ? La question a souvent fait débat et le compositeur français Achille Claude Debussy, très influencé par Wagner et cet opéra avant de s’en détacher et de le rejeter écrira à propos de Tristan : « ce crépuscule que l’on a pris pour une aurore ».
C’est le premier accord du prélude, le premier de l’opéra entier, qui fait polémique et que tous les musicologues depuis un siècle et demi cherchent à analyser harmoniquement en l’intégrant au système tonal. Jean-Jacques Nattiez a relevé une cinquantaine d’interprétations différentes de ce même accord, et si chacune n’est complètement fausse, aucune ne donne entière satisfaction. Nous ne chercherons pas à analyser cet accord mais à reproduire par étapes le processus de composition de l’accord en mettant en évidence les éléments stylistiques wagnériens. Cette démarche est bien sûr partisane d’une des analyses de l’accord, qui est la plus répandue à l’heure actuelle.
II. Construction
Une cadence parfaite est généralement constituée de trois accords : un accord de préparation, qui est un accord fonctionnel de sous-dominante (soit un IIème ou un IVème degré, rarement un VIème), suivi d’un accord de tension à fonction de dominante (Vème degré) résolu par un accord de tonique (du premier degré). À partir de ce générateur de cadence, on peut construire plusieurs archétypes de cadences dont voici un exemple dans une harmonisation à 4 voix standard (IIème degré avec septième en deuxième renversement comme préparation dans la tonalité de la mineur).
Une demi-cadence est une cadence parfaite amputée de sa résolution. Elle laisse l’auditeur en suspens sur l’accord de dominante qui appelle la tonique qui ne viendra pas. Elle correspond parfaitement à l’argument de l’opéra : l’amour de Tristan et Isolde ne trouve pas d’accomplissement sur Terre et ne pourra se consommer que dans la mort.
Historiquement, c’est sur l’accord de préparation que l’on va chercher à produire des dissonances. C’est le cas notamment dans la majorité des chorals de Johann Sebastian Bach, sur l’avant-dernier temps fort. Dans l’harmonie romantique, cet accord va prendre plus de poids encore et les compositeurs vont commencer à l’altérer, c’est-à -dire à hausser une des notes de l’accord pour lui donner une autre couleur et rendre sa sonorité plus « dure ». On en trouve un sur le deuxième degré par l’altération de la tierce. C’est un des accords classés de sixte augmentée qui doit son nom à l’intervalle de sixte augmentée dissonante mise en évidente dans le deuxième renversement (ici fa-ré#). On parle d’accord de sixte française.
Mise à part l’altération de certains accords, on peut également, pour enrichir l’harmonie, y ajouter des notes étrangères, comme les appogiatures et les notes de passages. Les appogiatures étant appuyées et plaquées avec l’accord, elles changent notre perception harmonique puisque l’on n’entend pas l’accord de base mais un accord avec une (ou plusieurs) « fausse note » qui va être résolue par la note réelle, donnant la sonorité de l’accord de base. Pour que la structure tonale reste perceptible à l’audition, les compositeurs choisissent entre l’enrichissement harmonique par accords altérés et l’enrichissement contrapuntique par l’ajout de notes étrangères, ce qui crée de la dissonance et de la tension dans les deux cas. Mais le tour de force de Wagner va être de combiner ces deux procédés, ce qui va former la sonorité si particulière de l’accord de Tristan : un accord altéré avec en plus une appogiature. Pour poursuivre la montée chromatique de la voix supérieure, on va retrouver une appogiature également sur l’accord de dominante, ce qui est plus habituel.
L’autre trouvaille de Wagner se situe au niveau du rythme : normalement, c’est l’appogiature qui est courte et la note réelle qui prend le plus de place. Ici, l’appogiature est tellement longue qu’elle finit par être perçue comme une note réelle, tant la résolution se faire attendre, et l’accord de Tristan devient une entité en lui-même. C’est d’ailleurs sur ce principal point que les analyses se distinguent. Ici, nous avons pris le parti de considérer que le sol# est l’appogiature du la (réel), mais on pourrait considérer le sol# comme note principale, et le la comme note de passage. Néanmoins, notre analyse fait que nous retombons sur un accord classé (sixte française) alors que l’accord de Tristan avec le sol# ne s’explique pas tonalement.
En plus du rythme qui accentue le sol#, l’orchestration va dans ce sens, puisque le deuxième hautbois double le sol# du fameux accord mais s’arrête au moment de la résolution, renforçant l’harmonie accidentelle (provoquée par une note étrangère) et non l’harmonie « réelle » Voici le résultat final obtenu par Wagner !
III. Conclusion
Englobant tout le génie de Wagner en quelques mesures, l’ouverture de Tristan est également un condensé de l’argument principal de tout l’opéra, à savoir qu’ici le chromatisme provoquant la tension harmonique devient symbolique de la passion (amoureuse), un élément déjà présent dans le langage musical de Bach (notamment dans Les passions, justement). Mais Wagner fait de Tristan une glorification du chromatisme jusqu’à en inverser le rapport entre diatonisme et chromatisme. Habituellement occasionnel, le chromatisme va devenir majoritaire et c’est le diatonisme qui va devenir exception, engendrant un effet musical traduisant un effet sonore (par exemple, la discussion vaine entre Brangaine et Tristan dans l’acte 1, vide de tout sentiment). De plus, le chromatisme Wagnérien s’accompagne souvent de mouvements contraires : ici on a un chromatisme ascendant à la voix supérieure combiné à un chromatisme descendant à la basse et à l’alto, ce qui provoque une sensation d’étirement. Ce rapport chromatique en mouvement contraire sera un élément important de l’écriture de Debussy par exemple.
À l’inverse, dans Parsifal, la ferveur religieuse se traduit par un parfait diatonisme. Mentionnons le prélude avec ses accords cuivrés qui est un autre modèle du génie Wagnérien aux antipodes de Tristan.
IV. Genèse d’un dossier