Il faut bien reconnaître que nous n’avons, en Occident, qu’une vue très partielle de la musique de l’Inde. Le côté populaire nous est surtout connu par les comédies musicales de Bollywood (chercher sur YouTube) et l’aspect savant en a essentiellement été popularisé par le virtuose du sitar Ravi Shankar.
Pour comprendre la musique savante indienne, il faut d’abord avoir en tête qu’il y règne un climat de grande spiritualité. Pour un Indien en effet, la musique est d’origine divine : c’est par le son que le dieu Brahmâ a créé l’univers. Cette croyance marque encore aujourd’hui profondément l’univers sonore du pays. Au-delà de toute considération métaphysique, la musique classique indienne remonte aux chants sacrés du Veda (équivalents de nos psaumes), qui datent d’avant J.C. Les hymnes védiques les plus anciens étaient chantés en utilisant uniquement trois notes. Entre le XIVe et le XVIIIe siècles de notre ère, l’influence de la musique persane et moghole (époque du Taj Mahal) au Nord de l’Inde a provoqué la séparation de la musique indienne en deux courants : celui du Nord dit « hindustani » est celui du Sud dit « carnatique ».
Cependant, à par les instruments de musique, les points communs sont nombreux car, en l’absence d’un système de notation pouvant difficilement traduire la complexité de cette musique, celle-ci s’est fidèlement transmise oralement, l’élève imitant le maître, et a subi peu d’évolution. Dans le nord et le sud du pays, on peut donc entendre une musique sensiblement identique à celle des origines.
Typique de l’Inde du Nord, il est fabriqué avec du bois de teck ; il a six ou sept cordes principales et une vingtaine de cordes "sympathiques" (vibrant par résonance). Au bout du manche, est fixé un second résonateur en bois, plus petit, en forme de calebasse. Ravi Shankar a révolutionné le jeu du sitar et il a popularisé la musique indienne dans le monde entier (écouter).
Cet instrument est appelé tanpura en Inde du nord et tambura en Inde du sud. Il dispose de quatre à six cordes. Il sert surtout à assurer le bourdon lors d’un récital (écouter).
Le tabla est composé de deux petits tambours d’environ 25 cm de haut, l’un en bois, l’autre en métal. Le joueur les frappe avec la base de la paume et avec le bout des doigts. Il peut ainsi créer une grande variété de sons. Il est surtout utilisé en Inde du Nord (écouter).
La sarasvati vînâ actuelle ressemble à un gros luth dont la caisse de résonance est en bois dur (jacquier ou teck). À l’extrémité est fixée une seconde caisse de résonance, sorte de calebasse faite de papier mâché. L’instrument possède sept cordes : 4 de jeu et 3 de bourdon. Il n’a pas de cordes sympathiques (écouter).
C’est un long tambour de bois de forme oblongue. Vieux d’au moins 2000 ans, c’est l’instrument le plus utilisé en Inde du Sud, notamment pour accompagner la vînâ (écouter).
Appelée Bansuri en Inde du Nord et Venu en Inde du Sud, elle est fabriquée en bambou. Simple cylindre percé de six ou huit trous, elle permet de réaliser des glissendi et des microintervalles : écouter. Elle fait partie des attributs du dieu Krishna. Pour en savoir plus, laissez-vous entraîner par l’enthousiasme du chroniqueur Christophe Chassol…
La musique de l’Inde comporte de nombreux modes. Chacun est lié à une courte mélodie appelée râga. Cette mélodie est le centre d’une structure formelle à laquelle elle donne son nom (exemple : râga shivranjani). Chaque râga, s’appuie sur une tonique qui, quand il est interprété, est constamment maintenue en pédale (ou bourdon) par le tanpura. Le râga n’est pas simplement une échelle de notes : il traduit une humeur, un sentiment (la pensée indienne en dénombre neuf : érotique, comique, pathétique, héroïque, terrible, odieux, merveilleux, serein et furieux), une ambiance liée à une heure de la journée ou à une période de l’année : il y a des râgas du matin, d’autres du soir, d’autres de la mousson.... Il en existe des centaines, dérivant de 10 principaux en Inde du Nord et 72 principaux en Inde du Sud.
Le raga se présente donc comme une brève cellule mélodique qui sert de thème principal à une pièce importante, généralement interprété par trois musiciens : le premier pour la mélodie, un second pour le bourdon (joué au tanpura) et le troisième à la percussion (exemple ci-dessous).
La pièce commence par une longue introduction (plus courte dans le Sud) improvisée par l’instrument mélodique soutenu par le tanpura (écouter un extrait) : elle est destinée à mettre l’auditeur dans l’ambiance et à bien installer la couleur du râga. Le thème principal apparaît ensuite (écouter) ; on peut le repérer parce que son arrivée coïncide avec l’entrée de la percussion. Une fois que le râga est exposé, il donne lieu à une longue improvisation (écouter un extrait) qui, après plus d’une demi-heure de subtiles variations, s’accélère et atteint au paroxysme dans une envolée virtuose (écouter).
Il est important de noter que l’improvisation joue un grand rôle dans la musique indienne (plus dans le Sud que dans le Nord). Mais l’absence de partition ne signifie pas qu’on y joue n’importe quoi, car il y a des règles très strictes sur la manière d’improviser, et bien des musiciens apprennent par cœur des passages entiers de telles ou telles mélodies ou structures harmoniques. Un peu à la manière du jazz, l’habileté du musicien à improviser sur un râga montre sa maîtrise et sa créativité.
A priori rien de mystérieux : comme en Occident, on parle en Inde de gammes composées de sept notes (les svaras) correspondant à peu près à do ré mi fa sol la si. Les 7 svaras portent les noms suivants : sa re ga ma pa dha ni. Comme dans l’échelle occidentale l’équivalent des dièses et des bémols permet le jeu chromatique au musicien
Là où les choses se compliquent, c’est que les "notes" indiennes n’ont pas comme chez nous de hauteur fixe : il n’y a pas un la du diapason fixé à 440 herz. Dans la musique indienne, l’exécutant fixe lui-même la position du la et accorde son instrument à partir de cette note dont il a décidé de la fréquence. Ainsi, un la peut-il sonner comme n’importe quel degré de notre échelle occidentale.
En outre, selon le râga joué et le caractère qu’il doit développer, les intervalles entre les notes ne sont pas toujours les mêmes, y compris pour un même mode : un ton ou un demi-ton peuvent être légèrement plus grands ou plus petits. Ces légères inflexions sont tenues par les spécialistes comme le cœur et le principe fondamental de l’exécution des râgas. Il est donc hors de question de jouer de la musique indienne sur nos instruments à clavier puisque la division rigoureusement chromatique de notre "clavier bien tempéré" est une aberration pour le musicien indien.
Le rythme ajoute à la complexité de la musique indienne : c’est sans doute le plus savant du monde. Les rythmes sont à 16, 14, 12, 10, 8, 7 ou 6 temps pour les plus courants. À l’intérieur de chaque temps, des subdivisions et des contretemps permettent des arabesques d’une extrême subtilité. Alors qu’en Occident le rythme est fixé par une mesure binaire ou ternaire qui définit une pulsation régulière, en Inde il s’agit plutôt de cycles : les tâlas. Ces cycles, qui comportent jusqu’à 108 battements, le percussionniste doit les apprendre par cœur pour les utiliser à bon escient selon le râga exécuté, et pour suivre les improvisations du soliste.
Pour transmettre son art à un disciple, le maître utilise un moyen mnémotechnique mis au point il y a deux siècles. Il enchaîne une suite de syllabes qui chacune correspond à un mode de frappe et à une sonorité de l’instrument : écouter. Oui, vous trouvez que c’est un peu trop rapide ! Recommençons donc plus lentement avec quelques syllabes de base : écouter. Et maintenant, laissons parler le maître : écouter. Époustouflant !
Comme partout dans le monde, le système tonal occidental s’est imposé depuis les années 1950 dans la variété et la musique de film en gardant une vague couleur indienne. D’autre part, les modes traditionnels ont été adaptés à notre « clavier bien tempéré », au détriment de la complexité microtonale. Les instruments à son fixe ont donc été adoptés par l’Inde, notamment l’harmonium qui est devenu très populaire : exemples sur YouTube.
Inversement, la musique savante indienne a fasciné beaucoup de musiciens occidentaux. C’est d’abord son goût pour l’exotisme qui a guidé Albert Roussel (rappelons qu’il a d’abord été marin au long cours) quand il a écrit son opéra-ballet Padmâvatî (1918) mêlant musique, drame et danse dans un décor figurant l’Inde ancienne : écouter un extrait. Plus près de nous, Olivier Messiaen (1908-1992) a étudié en profondeur le système rythmique des tâlas. Il l’utilise notamment dans Oiseaux exotiques (1955) en prenant la triple croche comme unité minimale (écouter un extrait).
Rappelons aussi, dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’importante action du célèbre sitariste Ravi Shankar dans divers milieux musicaux. Sa rencontre avec Philip Glass (né en 1937) a été décisive pour le chef de file du courant minimaliste. Il a également collaboré avec de grands interprètes classiques comme le flûtiste Jean-Pierre Rampal ou le violoniste Yehudi Menuhin (écouter un extrait). Enfin, son influence s’étendra jusqu’à la musique pop, rock et jazz. Voici un exemple de fusion-jazz avec le guitariste John McLaughlin et son groupe Shakti (écouter un extrait).
L’attrait pour la musique de l’Orient se manifeste dès la fin du XVIIe siècle avec la turquerie de fantaisie du Bourgeois gentilhomme de Jean-Baptiste Lully (1670 : écouter un extrait de la turquerie). Les références orientales n’y sont que très superficielles (instrumentation, vague couleur exotique). Ce sera aussi le cas avec Jean-Philippe Rameau (Les Indes galantes), Wolfgang Mozart (L’Enlèvement au sérail) jusqu’à Carl Maria Von Weber (Abu Hassan, 1811). Une influence plus profonde commence à se manifester avec Claude Debussy. En 1903, il fait entendre dans « Pagodes » (écouter), extrait des Estampes, des sonorités évoquant celles du gamelan balinais, qu’il avait découvert lors de l’Exposition Universelle de 1889. Debussy apparaît comme le précurseur d’une tendance qui ne fera que s’amplifier au XXe siècle, notamment avec Olivier Messiaen : voir le chapitre précédent ; voir aussi notre dossier sur L’Orientalisme.