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Claude Lévi-Strauss (1908-2009) et la musique

azerty (†), le 29/01/2019

Claude Lévi-Strauss est d’abord un anthropologue mais sa réflexion sur le fonctionnement des sociétés l’a conduit à interroger plus largement le fonctionnement de l’esprit humain sous tous ses aspects, notamment sur le plan artistique : ses méthodes d’analyse ont fécondé la pensée structuraliste et ont considérablement marqué la pensée philosophique contemporaine. Sa grande idée est que, pour percevoir les lois d’organisation qui structurent un ensemble complexe (société, phénomène naturel, œuvre d’art…), il faut considérer celui-ci comme un "système de signes" (comme un ensemble de sons, d’images, de gestes…) et étudier ce système par la manière dont il diffère des autres : c’est ce qui oppose les systèmes entre eux qui permet de saisir la spécificité de chacun d’eux.

Passionné de musique, mais conscient de ses limites techniques, il abandonne bien vite ses ambitions de compositeur, mais se rattrape en concevant ses écrits comme des compositions musicales : « J’ai essayé de faire avec des sens, des significations, ce que j’étais incapable de faire avec des sons ». Il considère d’autre part que tout ce qui relève de l’imaginaire collectif ou individuel (notamment les récits mythiques et les productions artistiques) est une forme de pensée (qu’il nomme "pensée sauvage", titre de l’un de ses livres, publié en 1990) : le but premier de l’artiste n’est pas de produire de la beauté mais de donner naissance à une pensée dont la principale caractéristique est qu’elle s’adresse directement à notre sensibilité, et non à notre raison, donc sans qu’il soit besoin de verbaliser (d’ailleurs, l’œuvre d’art n’est porteuse en elle-même d’aucun concept). Le projet de Lévi-Strauss est donc de mettre à jour, à l’aide de sa méthode structurale, la dimension cachée de tous les modes d’expression non verbaux, notamment la musique.

Passionné de musique

« La musique compte beaucoup dans ma vie. J’en écoute tout le temps, je travaille en musique. Cela peut m’attirer la réprobation de mélomanes qui m’accuseraient de faire de la musique un bruit de fond. Les choses sont plus compliquées : je pense mieux en l’écoutant. Une relation contrapuntique s’établit entre l’articulation du discours musical et le fil de ma réflexion. Tantôt ils vont de conserve, tantôt ils se quittent, puis enfin se rejoignent. » (De près et de loin, 1990, p. 246).

Exemples d’analyses structurales

Pour Lévi-Strauss, Richard Wagner est « le père irrécusable des mythes, son système de leitmotivs commentant musicalement l’action ». Dans la Tétralogie en effet, chaque personnage, chaque sentiment, chaque élément-clé de l’action, est symbolisé par une phrase musicale dite Leitmotiv. Et l’œuvre est tissée de toutes ces phrases que Wagner appelle des Grundthema, ou « thèmes de base ». Ces Leitmotive ne sont pas des mélodies fixées de manière rigide, mais ils sont utilisés de façon très souple, avec des modifications du rythme, du ton, du tempo... en fonction des besoins d’une situation donnée. Par exemple, à la fin de L’Or du Rhin, il entremêle différents Leitmotive pour évoquer l’entrée des Dieux dans la forteresse du Walhalla. On entend successivement : l’Arc-en-ciel, le Walhalla, l’Anneau, l’Épée, les plaintes des Filles du Rhin...et l’opéra se termine sur une reprise pompeuse du Walhalla : écouter.

Les Leitmotive jouent donc le rôle de symboles sonores qui se superposent à l’action : ils l’accompagnent, la résument ou même l’anticipent. Par exemple, dans l’exemple précédent, les thèmes du Walhalla, de l’Anneau et de l’Épée, annoncent le rôle essentiel qu’auront ces éléments dans l’action future. Ainsi, de la même manière que ce qui se joue dans les mythes, les Leitmotive permettent une reconstruction continue de l’œuvre par l’auditeur, de sorte que l’on peut reconstuire l’ensemble à partir d’un fragment.

« C’est sans nul doute avec Wagner que la musique a pris conscience d’une évolution qui lui faisait assumer les structures du mythe ; et c’est à partir de ce moment aussi que l’art du développement piétine et s’essouffle, dans l’attente du renouveau des formes de composition qui apparaîtra chez Debussy. Prise de conscience où l’on peut voir l’amorce, sinon la cause même d’une autre étape, où il ne va plus rester pour choix à la musique que d’évacuer à son tour les structures mythiques, désormais disponibles pour que, sous la forme d’un discours sur lui-même, le mythe accède enfin à la conscience de soi. » (Mythologiques IV, L’homme nu, 1971, p. 584).

On observe ces mêmes processus à l’intérieur des récits mythiques ou d’un mythe à l’autre. Chez Lévi-Strauss, la réflexion du mélomane nourrit celle de l’anthropologue.

« Il semble bien que le moment où musique et mythologie ont commencé d’apparaître comme des images retournées l’une de l’autre, coïncide avec l’invention de la fugue, c’est-à -dire une forme de composition qui, je l’ai plusieurs fois montré […], existe pleinement constituée dans les mythes » (Mythologiques IV, L’homme nu, 1971, p. 583).

Dans les dernières pages de L’homme nu (Mythologiques IV, 1971), il donne un exemple d’une approche structurale à propos du Boléro de Maurice Ravel, œuvre dont l’extraordinaire succès mondial ne manque pas d’interroger : (analyse structurale du Boléro). Dans un de ses derniers ouvrages, Regarder, écouter, lire (1993), il montre en quoi la peinture (Poussin), la musique (Rameau) et la littérature (Diderot et Rousseau) se croisent et s’entrecroisent.

Pour Lévi-Strauss, la musique est donc une forme de pensée symbolique, ce qu’il exprime par la formule « la musique c’est le langage moins le sens ». Autrement dit, elle suggère, évoque, mais ne signifie rien. Elle nourrit notre imaginaire et permet, par un phénomène de catharsis, la libération de nos émotions les plus intimes. Elle permet aussi, à la manière d’une psychanalyse (voir Musique et psychanalyse), l’investigation de notre inconscient par l’expression de nos pulsions et de nos sentiments les plus enfouis.

Réserves

Il faut cependant noter deux limites à la comparaison de la pensée mythique et de la pensée musicale chez Lévi-Strauss ; il en est d’ailleurs parfaitement conscient et s’en explique.

D’une part, il restreint le champ de sa réflexion à la musique polyphonique, c’est-à -dire qui va de la Renaissance au début du XXe siècle : il n’applique pas ses thèses à la monodie médiévale et ne prend pas en compte le courant sériel ni la musique concrète dans lesquelles il ne se reconnaît pas.

« Il y a une partie de Schönberg qui se rattache au passé comme mémoire d’une forme qui a commencé avec Frescobaldi et Bach, et qui n’existait pas avant, puis qui se termine avec Stravinsky. Ce qu’il y a ensuite, c’est autre chose. C’est comme si, tout à coup, une partie du sol s’effondrait sous mes pas. Il manque quelque chose, dont je m’aperçois alors rétrospectivement, qui est tout à fait essentiel : c’est la hiérarchie interne entre les notes de la gamme. » (revue In Harmoniques n° 2, mai 1987).

D’autre part, il avoue que son espoir de mieux comprendre la musique grâce à la méthode structurale, et d’expliquer pourquoi elle nous touche si profondément, a été en grande partie déçu. Ce constat confirme que la musique relève bien du sensible et non de l’intelligible : on peut la commenter mais non l’expliquer.

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