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La musique a-t-elle un sens ?

azerty (†), le 17/12/2015

La question

Qu’est-ce que la musique et que nous dit-elle ? Quelle que soit la réponse à ces questions (lire quelques pistes sur Symphozik), il faut bien reconnaître que la compréhension profonde de cet art si abstrait ne va pas de soi. En témoigne cette opinion d’Hector Berlioz : « … il a toujours paru évident à l’observateur impartial qu’un grand nombre d’individus ne pouvant ressentir ni comprendre la puissance de la musique, ceux-là n’étaient pas faits pour elle, et que par conséquentelle n’était point faite pour eux. » (inÀ travers chants”).

Mais que veut dire "comprendre la musique" ? Poser la question revient à supposer qu’il y aurait du sens dans la musique ; mais comment accéder à un sens qui ne se donne ni à lire ni à voir, comme dans la littérature ou la peinture ? La musique peut-elle, seulement avec des sons, communiquer des sensations, des émotions ou des idées, voire même raconter des histoires… ou ne donne-t-elle à entendre qu’un jeu formel pour mélomanes avertis ? Ces interrogations relèvent autant de la philosophie que de la pratique concrète de la musique : les compositeurs et leurs interprètes ne peuvent s’y soustraire.

Paradoxalement, peu de personnes se sont exprimées clairement à ce propos : penser la musique n’est pas chose facile ! C’est pourquoi le texte qui suit ne doit être considéré que comme un point de départ pour confronter diverses opinions sur le sujet et tenter d’en tirer une conclusion.

« La musique n’exprime rien »…

… C’est ce que semble affirmer Igor Stravinski quand il écrit : « Je considère la musique par essence impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique. » (in tome I des Chroniques de ma vie). Est-ce à dire que cet immense magicien du son nie le pouvoir expressif de la musique ?

En fait, il précisera plus tard, lors d’un entretien avec Robert Craft : « Ces lignes, autour desquelles on a fait trop de bruit … étaient simplement une façon de dire que la musique est au-delà des significations et descriptions verbales. » Il rejoint donc Lévi-Strauss qui, réfléchissant à une sémiologie de la musique, indique que celle-ci représente « le langage moins le sens ».

Autrement dit, la musique s’écrit certes selon un système de signes (la partition), mais elle reste un art ”non signifiant" (non porteur de significations) et, en tant que ”moyen d’expression”, elle conserve une part d’indiscible, d’ineffable (comme dirait Jankélévitch). Elle s’inscrit certes dans une structure précise, mais qui n’est jamais fixée d’avance : le compositeur est un désir tendu vers l’inconnu, s’efforçant de conduire l’auditeur de surprise en surprise. Il ne ”transmet” pas mais ”suggère” ou ”évoque” ; et ”signifier” ne veut pas dire délivrer un message ou faire comprendre un sens précis, mais ”susciter” des impressions et des émotions en usant de moyens spécifiques (sons, rythmes, silences…), au-delà d’un discours rationnel.

Donc la musique ne montre, n’expose, ne raconte, ni ne communique rien… Dans ce sens, Stravinsky a raison : la musique n’exprime rien !

Et pourtant…

Dans son ouvrage "Les chemins de la musique" (éd. PUF, 2010) Philippe Nemo indique que, quand il entend un Nocturne de Frédéric Chopin, ce n’est pas le sentiment de tristesse qui le touche surtout, mais le cheminement d’une pensée. Et il est vrai que le processus créateur d’un compositeur consiste à exposer une première idée musicale, puis éventuellement d’autres qui la complètent ou la contredisent, et les variations ou les développements qui suivent peuvent se comparer à une recherche pour clarifier une pensée. Au final, le morceau ainsi élaboré présente une structure proche d’un texte de réflexion : ne parle-t-on pas d’ailleurs de ”discours musical” ? On retrouve une démarche semblable dans les arts plastiques quand un peintre exécute plusieurs tableaux d’un même sujet (par exemple Cézanne et la série des natures mortes aux pommes) : changer de point de vue lui permet d’approfondir peu à peu sa vision du monde.

Toujours selon Philippe Nemo, il y a donc dans la musique un aspect dialectique : la musique parle, et non seulement elle parle mais souvent elle argumente. Chez Ludwig van Beethoven par exemple, un premier thème peut apparaître comme une thèse et un second comme une contre-thèse, presque une objection : le compositeur examine cette objection, puis une autre, et finit par trouver sa voie ; si bien qu’à la fin du morceau, on n’est plus du tout dans le même état qu’au début, il y a eu une progression, une pensée.

Les grandes œuvres seraient donc comme des récits dramatiques où quelque chose s’accomplit après de multiples tâtonnements et rebondissements. Prenons comme exemple le final du 16e quatuor à cordes de Beethoven. Il porte une inscription de la main du compositeur : « MuàŸ es sein? Es muàŸ sein! » (« Le faut-il ? Il le faut ! »). La dimension métaphysique de ce mouvement est claire, puisque le verbe « müssen » porte la notion de nécessité inévitable. On peut donc facilement entendre ce mouvement comme la volonté d’engager une lutte contre le destin. Il débute par une sombre interrogation, « cela doit-il être ? », suivie d’une timide réponse, presque plaintive, « cela doit être » ; ce préambule est répété deux fois et se termine par trois accords qui sonnent comme une menace (écouter). Puis la menace se joint à la première interrogation, augurant d’une bataille difficile (écouter). Mais ensuite, surprise, Beethoven nous présente un épisode en fa majeur, évocation de ce qui devrait être : un monde heureux, presque insouciant (écouter). Cet épisode est répété puis arrive un développement où s’insinue le doute (écouter) jusqu’à un crescendo qui pose à nouveau la question de façon désespérée, suivi par la répétition angoissée de quelques accords (écouter) puis par un bref moment d’hésitation (vers où aller ? : écouter). L’épisode heureux reprend alors mais sous une forme plus hésitante et interrogative (écouter) jusqu’à la coda qui marque le choix final de la joie, mais dans une curieuse et brève conclusion introduite par des pizzicati, sorte d’ultime pirouette, comme s’il fallait ”faire contre mauvaise fortune bon cœur” (malgré tout ”il ne faut” : écouter). Écouter et visualiser sur Youtube les différents moments de ce mouvement.

Les grands novateurs, comme Claudio Monteverdi, Beethoven, Achille Claude Debussy ou Pierre Boulez, sont ceux qui comprennent que le langage de leur temps est impuissant à traduire leur pensée. Ils sont donc amenés à inventer un nouveau langage parce qu’ils ont des choses nouvelles à dire : ils sont révolutionnaires (et restent incompris par leurs contemporains) non par idéologie ou provocation, mais par nécessité intérieure. Ainsi évolue la musique selon Philippe Nemo.

Objections

Dans son raisonnement visant à démontrer que la musique a du sens, Philippe Nemo admet deux réserves : 1) ce sens est de l’ordre de l’évocation et non du récit ; 2) il est éminemment subjectif. Reprenons ces deux points.

La première objection revient à dire que si la musique a du sens, c’est précisément parce qu’elle signifie autre chose que ce à quoi le langage donne accès. On en revient donc à la thèse de Claude Lévi-Strauss selon laquelle la musique, même si elle s’écrit selon un système de signes, reste un art non porteur de significations. Et l’on rejoint la pensée de Vladimir Jankélévitch (plus d’informations sur Symphozik) et son esthétique de l’ineffable : « La musique, à la différence du langage, n’est pas entravée par la communication du sens préexistant qui déjà leste les mots ; aussi peut-elle toucher directement le corps et le bouleverser, provoquer la danse et le chant, arracher magiquement l’homme à lui-même. » (note Jankélévitch 1).

La deuxième objection est le simple constat que toute parole sur la musique, d’où qu’elle vienne (compositeur, interprète ou auditeur) est, indissolublement liée à la situation de la personne qui la prononce et à son vécu. Par exemple, selon les circonstances, la même mélodie lui apparaîtra comme triste ou sereine, déprimante ou apaisante, joyeuse ou martiale, etc. Le sens dépend aussi des conditions d’écoute et de la nature des événements que l’individu vit ou a vécu. Par exemple, nous savons tous à quel point une chanson peut marquer notre esprit (telle une madeleine de Proust) quand elle est liée à un événement précis, heureux ou tragique.

Le sens attribué à la musique dépend encore de l’âge et de la maturité de la personne : il est probable que la dimension métaphysique des derniers quatuors à cordes de Beethoven (telle qu’on a essayé de la faire apparaître plus haut) échappera en grande partie à un jeune mélomane. On sait aussi que c’est en vieillissant que la plupart des compositeurs créent leurs œuvres les plus profondes. Beethoven a 51 ans (ce qui est à l’époque un âge avancé) quand il compose sa 32ème et dernière sonate pour piano (op. 111) et c’est à 62 ans que la grande interprète ZHU Xiao-Mei l’enregistre après l’avoir longuement mûrie. Voici comment elle commente son interprétation dans une interview accordée à Michel Mollard (consultable sur le site zhu/beethoven) :

« Je suis persuadée que c’est dans son Opus 111 qu’il nous livre au piano son message suprême sur la mort. [… elle est en deux mouvements seulement mais] cette forme me semble limpide. Le premier mouvement symbolise le combat, la lutte (écouter le début). Beethoven qui était bien placé pour le savoir nous rappelle ce message tellement simple : il faut se battre pour vivre. Ce premier mouvement dégage une tension extrême, un peu comme en son temps, le premier mouvement de la Cinquième Symphonie, mais surtout il prépare le second où tout va se jouer. [Ce second mouvement est une série de variations] sur un thème très simple et dans la plus simple des tonalités, do majeur. Un peu à la manière de l’Aria initial des Variations Goldberg. […] Je pense que la variation, surtout lorsqu’elle présente un caractère cyclique, avec un thème initial qui réapparaît à la fin comme ici mais aussi comme dans les Goldberg ou l’Opus 109, est l’une des formes qui vous rapproche le plus de l’inexprimable.

« Une fois le thème de l’Arietta exposé (écouter), vient une première variation, puis une deuxième en fugato, qui font monter la tension (écouter). Arrive la troisième variation que tant de pianistes joue comme une pièce de jazz virtuose et déchaînée alors qu’elle est pour moi empreinte de la plus grande des noblesses (écouter). C’est à la quatrième variation que tout change… elle nous fait entrer dans un autre monde. Elle commence pianissimo puis nous nous élevons, nous nous détachons du monde, nous traversons la couche de nuages qui entoure cette terre, nous atteignons un ciel aux couleurs magnifiques, nous sommes ailleurs (écouter). Cette musique, personne ne l’a jamais composée avant Beethoven. Elle nous fait entrer dans un monde inconnu, avec des modulations étranges. Puis, dans la variation suivante, Beethoven convoque l’extrême grave et l’extrême aigu du piano, comme s’il voulait faire entrer le monde entier dans son piano (écouter). Enfin le thème initial réapparaît tel un hymne à la gloire du monde (écouter), avant de se désagréger, de sombrer dans une sorte de néant, de non-être, qui est aussi une forme de délivrance. Là est la sagesse suprême (écouter). […] Il y a une autre idée qui me touche aussi beaucoup dans cette oeuvre, celle que pour les vrais sages comme Beethoven, l’extérieur ne compte pas. Sa vraie force est intérieure. Il peut être calomnié, rejeté, prisonnier : il a compris que la vraie liberté est en lui. »

Le double sens de la musique

Que conclure des considérations précédentes ? Faut-il choisir entre les deux options : 1) la musique est porteuse d’un discours signifiant ou 2) elle n’est qu’un jeu formel mettant en œuvre un langage spécifique ? Paradoxalement, nous avancerons qu’il y a du vrai dans ces deux thèses et que, finalement, on peut en tirer la présence d’un double sens dans toute œuvre musicale.

Le premier va de soi quand le but du discours musical est de traduire ou d’accompagner un discours verbal. C’est le cas de la musique vocale où le compositeur appuie sa création sur un texte : poème, livret d’opéra, texte liturgique, etc. Et l’auditeur a tout intérêt à connaître ce texte ou au moins à en saisir le sens général, pour entrer dans la compréhension de l’œuvre. C’est aussi le cas de la musique dite ”à programme” et de sa forme la plus narrative, la musique descriptive : plus d’informations sur Symphozik. Par exemple, dans ses concertos des ”Quatre Saisons”, Antonio Vivaldi écrit une musique qui suit fidèlement les vers de quatre sonnets (lire les 4 poèmes et écouter les concertos sur Wikipedia). Un autre exemple célèbre est celui de Berlioz qui, lors de la création de la ”Symphonie Fantastique” en 1830, rédige un programme détaillant les images qu’il désire suggérer aux auditeurs : plus d’informations dans Symphozik.

Mais même quand on est en présence de musiques dites ”pures”, c’est-à -dire ne contenant aucun élément extra-musical (une sonate, une symphonie, un concerto ou une fugue sont donc théoriquement des formes de musique pure), il est fréquent d’y associer des sentiments, des images ou même des anecdotes. Inversement, même quand elle s’appuie sur un support littéraire, la musique peut être entendue pour elle-même et c’est là que l’on peut parler d’un second sens. Oubliant le texte sous-jacent à l’œuvre, l’auditeur ou l’interprète peuvent construire un tout autre récit à partir des divers éléments qui constituent le discours musical : enchaînement des mélodies, ruptures rythmiques, jeu des timbres, subtilité des nuances et du phrasé, etc. L’histoire qui est alors reconstruite n’est plus anecdotique mais abstraite (à la façon de la peinture non figurative) : elle met en œuvre des couleurs, des contrastes, des accents, des modulations, etc. (on remarquera au passage la proximité du vocabulaire utilisé pour décrire la musique et la peinture). Ainsi, dans cet extrait du Scherzo fantastique op. 3 de Stravinsky (inspiré par La Vie des abeilles de Maeterlinck), on peut choisir d’entendre le bourdonnement des insectes et le ”cui-cui” des oiseaux (premier sens)… ou, de façon moins imagée et plus conceptuelle, le premier moment vif et léger d’un scherzo symphonique où un thème virevoltant énoncé par les bois se détache sur un tapis sonore installé par les cordes (second sens). Le compositeur protestait d’ailleurs contre une interprétation trop anecdotique de sa musique et n’appréciait pas son adaptation en ballet quinze ans plus tard : « Un peu de mauvaise littérature fut imprimée sur la page de garde de ma partition pour satisfaire mon éditeur qui croyait qu’une histoire allait faire vendre la musique. »

Conclusion

Comment donc comprendre et apprécier pleinement une musique ? D’abord en nous laissant porter par les sentiments, les images et les pensées qu’elle suggère, éventuellement guidés par un texte. Mais surtout en n’oubliant pas que la musique est un langage spécifique, le plus abstrait qui soit car indépendant de toute référence extérieure. C’est ce langage que le compositeur met en œuvre avec plus ou moins de talent ou de génie, que l’interprète s’efforce d’exploiter au mieux pour traduire tout ce dont la partition est porteuse, et que l’auditeur enfin doit s’approprier pour apprécier tous les rebondissements du discours musical. On peut certes laisser s’écouler la musique comme un fond sonore ou un support à la rêverie. Mais on peut aussi vivre les œuvres comme autant de cheminements riches en péripéties et en surprises ménagées par l’invention d’un compositeur et son habileté à organiser les sons, les rythmes et les silences.

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