On qualifie un individu de génial quand il manifeste une virtuosité et une inventivité exceptionnelles dans un domaine particulier : économique, politique, militaire, scientifique, etc. Qu’en est-il dans le domaine de l’art, et de la musique en particulier ? C’est ce que nous voudrions tenter d’aborder ici en empruntant différentes voies.
Symphozik vous cajole en traduisant pour vous dans un français à peu près lisible, un texte allemand d’accès difficile :
a) Le génie est un talent, qui consiste à produire sans règle apprise au préalable ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété.
b) L’absurde aussi pouvant être original, les produits du génie doivent en même temps être des modèles, c’est-à -dire exemplaires ; par conséquent, sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement.
c) Le créateur ne peut expliquer scientifiquement comment il réalise son produit : il ne sait pas lui-même comment il trouve en lui les idées et il ne peut, ni concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni communiquer aux autres des préceptes leur permettant de réaliser des produits semblables.
(KANT, § 46 de la Critique de la faculté de juger)
Expliquons (on est vraiment trop gentil) :
En écrivant que « le génie est un talent », Kant veut dire que c’est un don naturel, c’est-à -dire une capacité qui échappe à toute « règle », à tout savoir-faire acquis par apprentissage. Le génie est inné, et rend capable son heureux possesseur de créer ce qu’aucun apprentissage ne lui permettrait de produire. L’artiste génial dépasse les règles traditionnelles et en invente de nouvelles qui marquent son style à la façon d’une signature.
Ce n’est donc pas dans leur sens ordinaire que Kant utilise les mots "talent" et "don". Le philosophe distingue par ailleurs génie et imitation : on peut avoir du talent et être doué (par exemple pour imiter selon des règles connues) sans pour autant avoir du génie (capacité à créer des objets selon ses propres règles). Le génie consiste à créer des œuvres qui n’ont jamais été vues ou entendues, ce qui est le propre de l’originalité.
Emmanuel Kant distingue deux originalités : l’une absurde parce qu’elle n’est que nouveauté, l’autre exemplaire parce qu’elle sert de modèle et inspire d’autres créateurs. Les œuvres de génie ne sont pas des imitations mais sont imitées et servent de référence pour juger de la valeur esthétique des autres œuvres. En outre, elles inaugurent de nouvelles pratiques artistiques et marquent le début de nouvelles façons de concevoir et d’écouter la musique.
Il faut cependant nuancer : il arrive que des œuvres qui semblent absurdes au départ soient en fait annonciatrices des évolutions futures de l’histoire de la musique : les premières monodies accompagnées de Claudio Monteverdi ont provoqué la stupeur et la désapprobation des puristes ; les audaces des derniers quatuors de Ludwig van Beethoven ont été incomprises à l’époque et mises sur le compte de la surdité de leur auteur ; on connaît le scandale provoqué par le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky, œuvre pourtant considérée aujourd’hui comme un des sommets de l’histoire de la musique.
Sur ce point la pensée d’Emmanuel Kant est très moderne : l’artiste produit sans savoir où il va ; il invente ses propres règles au fur et à mesure qu’il élabore une œuvre encore jamais vue ni entendue. Mais attention : ce n’est pas parce qu’il avance à l’aveuglette qu’il fait n’importe quoi. La démarche du génie est de l’ordre du "comme si" : il travaille comme s’il savait où il allait, c’est-à -dire comme s’il obéissait à des règles, alors qu’il les invente en avançant. En conséquence, la démarche de création reste un mystère. Dans la mesure où elle ne peut s’apprendre, l’artiste génial ne peut ni l’expliquer ni la transmettre.
On trouve déjà chez Platon (Apologie de Socrate ou Ménon) la thèse selon laquelle l’artiste doué ne sait pas ce qu’il fait, ne le comprend pas et ne peut en rendre compte car, quand il crée, il est tout entier enfermé dans sa poiésis (activité de fabrication). Il ne peut donc être considéré comme sage et donné en exemple à la jeunesse. C’est une raison de plus pour le chasser de la cité idéale. Platon se distingue en outre de Kant par sa conception de l’inspiration. Pour lui, c’est un don divin qui porte au délire (voire à la folie), alors que pour Kant c’est un don naturel.
Dire que le génie est un don (divin ou naturel) irréductible à toute règle préétablie est donc une thèse discutable pour plusieurs raisons. D’abord, elle ne présente les règles propres au génie que sous un jour négatif : elles ne sont ni apprises, ni conscientes, ni transmissibles. Ensuite, elle procède d’une pensée magique car la source de ce phénomène mystérieux et inexplicable, est attribuée soit à une intervention divine, soit au hasard de la naissance. Mais en outre, cette conception du génie a engendré l’image fantasmée de l’artiste maudit et incompris, personnage enfermé dans sa tour d’ivoire, d’une intelligence supérieure mais excentrique, voire un peu dérangé.
Les personnes particulièrement créatives, parce qu’elles ne sont pas comme tout le monde et manifestent souvent des comportements bizarres, sont parfois perçues comme des bêtes curieuses, voire des malades mentaux. Mais existe-t-il vraiment un lien entre créativité et folie dans le domaine de la musique ?
Rien n’est moins sûr car, en fouillant bien dans l’histoire, tout au plus pourrait-on citer les noms d’une dizaine de personnages prétendus fous (voir dossier France musique). La plupart d’entre eux, à part peut-être Carlo Gesualdo et Hugo Wolff, devraient plutôt être qualifiés d’excentriques (Anton Bruckner, Erik Satie ou Arnold Schönberg) ou d’illuminés (Alexander Scriabine). Seul Robert Schumann pourrait être considéré sous l’emprise d’une réelle folie (encore que ce terme soit à prendre avec beaucoup de précautions). Selon sa femme Clara, il était en effet sujet à des hallucinations et entendait des mélodies en permanence dans sa tête. Ce phénomène le coupa peu à peu de toute vie sociale et devint si intense et douloureux qu’il demanda à finir sa vie dans un asile. À partir de ce moment, il ne composa d’ailleurs plus rien, ce qui prouve bien que la folie n’a rien à voir avec la puissance inventive : elle en est un frein plutôt qu’une précieuse source d’inspiration.
Assimiler le génie à la folie est donc une idée reçue qui dérive de l’ambiguïté du processus de création. Celui-ci débute souvent par ce que les psychologues appellent l’insight pour désigner le moment où l’artiste, soudainement inspiré, trouve une idée (vous savez, la petite ampoule qui s’allume au-dessus de la tête d’un personnage dans une bande dessinée). Ce moment, où l’artiste est comme possédé par une pulsion créatrice qui échappe à toute rationalité, peut effectivement passer pour un coup de folie passager car la personne est alors complètement ailleurs, comme dépossédée d’elle-même. C’est d’ailleurs souvent au cours d’un songe ou d’une rêverie (à un moment de lâcher prise) que se produit l’insight.
Une fois l’idée trouvée, commence le travail de mise en forme qui mobilise toute la raison du créateur, son savoir, son savoir-faire, ses références, etc. Au cours de cette étape où l’idée est approfondie et remaniée dans le cadre d’un projet plus global, d’autres idées peuvent émerger qui seront à leur tour retravaillées. Ainsi l’œuvre se construit, dans une démarche complexe où se mêlent inspiration et transpiration.
Souvent, le travail est précédé par une plus ou moins longue période d’incubation au cours de laquelle l’idée mûrit et se décante. L’artiste a alors besoin de rencontres et d’échanges pour nourrir son imagination. Une fois passée cette période d’interactions avec les autres qui permet au créateur d’enrichir son idée et de préciser son projet, vient le temps de l’écriture. L’auteur éprouve alors le besoin de se retrancher du monde pour se concentrer. Ce besoin de solitude explique le mythe du créateur solitaire : l’imaginaire collectif fait de lui un original, voire un marginal.
En fait, dans le domaine de la musique, il n’y a pas vraiment de place pour la folie (à part Robert Schumann comme on l’a vu précédemment). Pourquoi les musiciens sont-ils épargnés, plus que les écrivains ou les peintres, par les troubles psychologiques ? « Il y a dans la musique des contraintes si fortes, qu’il est impossible d’être complètement fou pour composer » analyse le scientifique Benjamin Frantz (du Laboratoire Adaptations Travail-Individu). En effet, la musique impose le respect de règles plus ou moins contraignantes selon les époques : structure, harmonie, contrepoint, etc.
« La plupart des musiciens géniaux ne sont pas très malades parce qu’ils sont des créateurs » avance le psychiatre Philippe Brenot dans une passionnante vidéo (voir ci-dessous). Et il poursuit : « Le génie va avoir une sorte d’équilibre grâce à sa création. Il va créer une œuvre qui fait tampon avec sa maladie ».
Mais les scientifiques ne pourront empêcher la pensée commune de considérer comme de la folie les excentricités et les « coups de génie » des compositeurs très en avance sur leur temps (John Cage par exemple).
« C’est une croyance complètement fausse », explique la neurologue Catherine Thomas-Antérion, « les opiacés sont au contraire beaucoup plus nocifs parce que responsables de la détérioration des réseaux neurologiques et peuvent même être les déclencheurs de certaines maladies neurodégénératives. D’autant plus qu’ils créent un état de dépendance à conséquences très graves. »
Mais un petit verre ne peut-il pas aider au lâcher-prise nécessaire pour trouver l’inspiration ? Le compositeur contemporain Philippe Manoury (écouter le début de Zone de turbulences, 2013) témoigne : « C’est tout le contraire. Le moment le plus créatif pour moi, c’est quand je suis le plus à l’intérieur de la matière, pas au moment de lâcher-prise. Le moment où la matière me donne l’idée de la suite. C’est le contraire du lâcher-prise. C’est un recul, mais avec une concentration intense. Je regarde mes partitions comme un paysage, pour observer les éléments, les contours, et le fait de rentrer dans la matière débloque une idée. »
L’alcoolisme de Niccolò Paganini a dégradé sa santé et finit par causer sa mort (cancer du larynx). Quant au penchant pour la bouteille de Modest Moussorgski, il correspond à une période difficile de sa jeunesse, et c’est seulement quand il s’en est sevré que son génie a éclaté. Un compositeur n’a jamais écrit de chef-d’œuvre sous le coup de l’alcool ou de la drogue. Certes, quelques écrivains se sont essayés à consommer du haschisch et de l’opium (Baudelaire, Arthur Rimbaud ou Jean Cocteau notamment), mais l’expérience s’est toujours soldée par une cuisante déconvenue (coliques, maux de tête, cauchemars, dépression, risques de dépendance…).
S’ils révèlent des dispositions remarquables dans leur domaine de prédilection, les génies ne possèdent pas forcément une intelligence hors normes. Rassurez-vous, on n’a pas besoin d’être exceptionnellement intelligent ou avoir fait de longues études pour être particulièrement créatif. Bien au contraire, selon le neurologue Hervé Platel : « La créativité n’est pas forcément liée à l’intelligence, et il n’y a pas d’intelligence spécifique à la créativité. Les résultats des tests QI chez certains créatifs ne montrent pas forcément des scores très élevés. Le niveau d’études non plus ne suit pas forcément la courbe de la créativité. »
On peut même se demander si un niveau très élevé d’études ne serait pas un obstacle à l’épanouissement de l’imagination ? C’est ce que soutient la neurologue Catherine Thomas-Antérion. Dans le cadre de son expérience clinique, elle a parfois rencontré des patients à peine titulaires du baccalauréat qui avaient développé une activité artistique remarquable suite à une maladie neurologique. C’est comme si la maladie, en dégradant certaines parties de leur cerveau, en avait ouvert d’autres, libérant leur puissance créative.
On explique souvent par la maladie les créations particulièrement réussies de certains compositeurs. La surdité de Ludwig Van Beethoven est souvent évoquée à ce propos. C’est parce que son infirmité l’aurait (surtout en fin de vie) totalement isolé de la vie musicale de son temps, que ce sourd génial aurait composé les chefs-d’œuvre intemporels de sa dernière période créatrice (écouter le final de son ultime quatuor). Mais ce serait faire bon marché de sa faculté d’écoute intérieure, qui lui permettait de lire sans difficulté les partitions de ses contemporains et de se tenir au courant de toutes les nouveautés.
Pour prendre un autre exemple, l’asthme d’Antonio Vivaldi ne l’a pas empêché d’écrire une musique respirant l’insouciance et le bonheur de vivre (écouter le début du Concerto RV 138). Et que dire de Mozart qui, malade et endetté, compose quelques semaines avant sa mort son opéra La flûte enchantée, où se mêlent la gravité et l’humour (écouter), ainsi que le merveilleux Concerto pour clarinette qui se termine par une explosion de joie (écouter).
Si les maladies somatiques semblent n’avoir que peu d’effets sur la créativité d’un compositeur, la question peut se poser concernant les affections de type neurologique.
Les dernières années de Maurice Ravel ont été assombries par une terrible maladie neuro dégénérative :il ne pouvait plus ni écrire, ni jouer, ni communiquer sa musique, alors qu’il l’entendait dans sa tête. Les conséquences de cette affection ont été étudiées à propos d’une œuvre singulière parce que sensiblement éloignée de son style habituel : son Boléro (1928 : écouter un extrait). Cette œuvre, caractérisée par son ostinato rythmique répétitif et la relative pauvreté d’une mélodie répétée 18 fois sans autre modification que son instrumentation, serait-elle le symptôme d’un cerveau malade ? A priori, on pourrait penser qu’il n’en est rien puisque le Boléro a été conçu en 1928, c’est-à -dire cinq ans avant l’apparition de la maladie de Ravel en 1933. La neurologue Catherine Thomas-Antérion soutient le contraire en s’appuyant sur le fait qu’une maladie neurodégénérative comme celle dont Ravel a souffert, commence jusqu’à une quinzaine d’années avant les premiers symptômes.
Elle a également constaté qu’une telle maladie entraînait d’importants changements de style chez des créateurs confirmés : « L’extraordinaire plasticité du cerveau permet de réorganiser les réseaux neuronaux suite à une détérioration. D’autres circuits peuvent pallier le dysfonctionnement des circuits atteints par la maladie, ils libèrent en quelque sorte d’autres associations et permettent au patient de maintenir une activité cérébrale. » Elle cite le cas du peintre américain Willem de Kooning qui, avant le déclenchement de sa maladie d’Alzheimer, a produit, dans un style complètement nouveau, plus de 250 toiles que les spécialistes considèrent parmi ses meilleures. Pour Catherine Thomas-Antérion, c’est le même phénomène qui explique la singularité du Boléro de Ravel.
On a cependant quelques raisons d’être sceptique, car, comme le montre l’analyse fouillée du Boléro par Claude Lévi-Strauss, cette œuvre est une œuvre moins "pauvre" que certains le prétendent. D’autre part, après cette pièce déroutante et avant que la maladie ne le condamne au silence, Ravel a encore composé deux œuvres majeures, ses concertos pour piano et orchestre, qui ne présentent aucune des soi-disant "faiblesses" du Boléro. Le Concerto en sol, notamment, offre la démonstration éclatante que le génie de Ravel était encore à son apogée quand il l’a composé (écouter le début). Comment imaginer que l’émouvante élégie du second mouvement, remarquable par son ambiguïté rythmique, soit la production d’un cerveau malade (écouter le début) ? Quant au Concerto pour la main gauche, on ne peut qu’être ébloui devant une telle virtuosité d’écriture pianistique qui n’a rien à envier aux œuvres précédentes pour piano (écouter la fin). Ces deux œuvres furent d’ailleurs saluées par la critique de l’époque comme un retour au Ravel authentique après la parenthèse déroutante du Boléro.
Le "cas Ravel" a le mérite de battre en brèche une idée souvent répandue selon laquelle chaque hémisphère cérébral aurait une fonction bien précise : le gauche serait le siège de la pensée rationnelle, de la mémoire et du langage, le droit serait plutôt dévolu aux émotions, à l’imagination et à la créativité. Si c’était le cas, c’est surtout le cerveau gauche de Ravel qui aurait été touché et il aurait conservé une grande partie de ses capacités créatives. Sa tragique incapacité montre que c’est tout le cerveau qui travaille quand un musicien compose, mettant en action un réseau complexe de connexions neuronales entre de nombreuses zones du cerveau de l’hémisphère droit comme de l’hémisphère gauche : « L’idée que l’hémisphère droit serait le seul responsable de la créativité est aujourd’hui complètement dépassée. La créativité artistique, c’est un dialogue très complexe et dynamique entre des réseaux cognitifs et les réseaux émotionnels, en résonance avec l’environnement. » (Hervé Platel, neurologue).
Pour donner une image plus juste de l’expression du génie chez un créateur, il faut mettre en avant au moins quatre conditions essentielles : les contacts avec l’extérieur, indispensables pour nourrir sa créativité, l’activité mystérieuse de son inconscient, la maturité acquise avec l’âge et la nécessité d’un travail acharné, pour mettre en forme ses idées.
Car le génie ne dispense nullement de travailler : cela demande beaucoup d’efforts (95% de transpiration pour 5% d’inspiration, selon la formule consacrée) pour dépasser les règles traditionnelles et en inventer de nouvelles afin d’aboutir à une création à la fois originale et rigoureusement construite. Mozart lui-même, qui semble produire des chefs-d’œuvre du premier jet et sans efforts, écrit : « J’ai dû me donner bien du mal pour n’avoir plus, maintenant, à m’en donner. » (lettre du 28/04/1784). Et Johann Sebastian Bach déclare modestement : « J’ai dû beaucoup m’appliquer ; quiconque s’appliquera de la même façon arrivera au même résultat. » (extrait de Music Quotations). Friedrich Nietzsche souligne l’importance du travail dans Humain, trop humain, § 155 :
« Les artistes ont quelque intérêt à ce qu’on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations : comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd’hui, par les Carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. Quant à celui est moins sévère dans son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur, mais c’est un bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger. »
Cette citation de Nietzsche contredit l’image idéale du génie décrite par Kant. Elle fait descendre l’artiste génial de son piédestal en rappelant qu’il produit aussi « du médiocre et du mauvais », et que c’est « avec peine et sérieux » qu’il parvient à mettre en forme ses plus magnifiques compositions. Le fait qu’il découvre ce qu’il fait en le faisant ne l’empêche pas d’en être un critique clairvoyant qui trie, améliore et développe les idées apportées par son inspiration. Mais ce travail du génie ne doit pas être confondu avec celui du musicien talentueux qui applique des recettes éprouvées pour produire des œuvres dans le goût du temps.
Quant aux « prétendues inspirations » de l’artiste, elles ne « tombent pas du ciel ». Non seulement ses contacts avec le réel stimulent l’imagination du créateur, mais ils sont indispensables, tout au long de sa vie, à la formation et à l’ouverture de son esprit. Wolfgang Mozart lui-même ne serait probablement resté qu’un musicien talentueux si, grâce à son père, il n’avait bénéficié d’une excellente éducation et rencontré l’élite de la musique européenne au cours de ses voyages.
De nombreux facteurs (éducation générale, formation musicale, rencontres, ambiance artistique…) interviennent donc dans l’éclosion et la manifestation du génie. C’est évidemment moins romantique que la croyance en une bonne fée ou le mythe du créateur enfermé dans sa bulle…
À propos de bulle, il est un facteur dont la prise en compte reste délicate dans la mesure où il relève de l’inconscient de l’artiste, c’est-à -dire d’un territoire dont on ne sait pas grand-chose. Seul son propriétaire pourrait y donner accès, mais encore faut-il qu’il ait l’envie et le temps de l’explorer. Peu de musicologues ont osé aborder les sources inconscientes de l’inspiration, craignant de sombrer dans une psychanalyse de comptoir. Sigmund Freud et ses disciples se sont prudemment efforcés d’en mettre à jour les ressorts. Selon eux, les mécanismes commandant l’activité créatrice de l’artiste s’apparenteraient à ceux de la production des rêves, éveillés ou non. Conçues dans un état second, les œuvres de l’artiste refléteraient ainsi ses pulsions et ses désirs les plus secrets : voir notre dossier Musique et psychanalyse.
La vieillesse est souvent synonyme de dégradations physiques et mentales. On pourrait donc penser qu’elle a un impact terriblement négatif sur la puissance créative des artistes ainsi que sur leur inventivité. De nombreux exemples montrent que, au contraire, la plupart des compositeurs ont jeté leurs dernières forces dans la production d’œuvres remarquables. C’est ainsi que, après ses 65 ans et durant ses 8 dernières années, Leoš Janáček a produit ses compositions les plus étonnantes par leur modernité : l’une des dernières est son 2ème quatuor (écouter le début). À 80 ans, Giuseppe Fortunino Francesco Verdi compose encore Falstaff, son opéra le plus juvénile (écouter le début). Nombre de compositeurs sont morts à la tâche sans toujours avoir eu le temps d’achever leur œuvre ultime (voir notre dossier : œuvres inachevées).
Avant de passer au point suivant, il faut insister sur le fait que, si chacune des conditions que nous venons d’aborder est nécessaire à l’expression du génie, elles sont loin d’être suffisantes par elles-mêmes. Si un individu ne possède pas un minimum de prédispositions, un travail acharné ne fera pas de lui un virtuose reconnu ou un compositeur exceptionnel. De même, l’accumulation de connaissances et d’expériences en fera probablement un individu de grand talent et d’un commerce agréable, mais certainement pas à coup sûr un créateur hors du commun. Quant aux manifestations de l’inconscient, elles ne sont qu’une étape vers la réalisation de l’œuvre. La nécessité d’un métier acquis avec la maturité pourrait être aussi mise en question : nombre de compositeurs ont produit des chefs-d’œuvre à peine achevée leur formation musicale (Felix Mendelssohn-Bartholdy, Georges Bizet, Dimitri Chostakovitch… pour ne citer que quelques exemples, et bien entendu l’incontournable Mozart).
Nous avons d’abord vu que l’origine du génie n’était ni divine ni naturelle et n’était pas liée à divers facteurs soi-disant facilitateurs (la folie, la prise de drogues, l’intelligence ou la maladie). Par contre, l’éclosion et le développement d’une créativité exceptionnelle demandent que soient réunies un certain nombre de circonstances favorables que l’on peut essayer d’énumérer :
1) La première condition est la précocité. C’est dès les premières années que le cerveau du bébé doit être sollicité pour s’approprier le langage musical. La complexité des connexions neuronales élaborées à cette occasion accapare toute l’énergie de l’enfant. De telle sorte qu’il peut accuser d’importants retards sur l’acquisition d’autres fonctions physiques ou intellectuelles. On sait que le jeune Mozart a parlé très tard ; il était capable de lire une partition et jouer en mesure avant même de savoir lire ou compter.
2) Pour une initiation précoce à la musique le rôle de la famille est évidemment essentiel. La plupart des grands musiciens ont reçu leurs premières leçons de leurs parents. Le milieu familial est également important pour élargir l’horizon culturel du futur génie. Mais NON ! Le génie n’est pas héréditaire : il y a pas de gêne du génie. On possède très peu d’exemples de familles comportant plusieurs grands musiciens : les COUPERIN (et son neveu François), les GABRIELI (Andrea et son neveu Giovanni), les SCARLATTI (Alessandro et son fils Domenico), et surtout les BACH (Jean Sébastien et ses quatre fils dont Carl Philipp Emanuel et Wilhelm Friedman). On ose à peine parler des MOZART, le talent de Léopold ayant été largement éclipsé par son fils Wolfgang Amadeus. Après cette parenthèse, continuons notre revue des facteurs facilitant l’éclosion du génie :
3) Un travail acharné, une puissante motivation et une grande force intérieure sont nécessaires au génie pour sans cesse dépasser les règles établies et se dépasser lui-même.
4) L’ouverture au monde et une insatiable curiosité lui permettent d’approfondir son art et de croiser tout naturellement la route de personnalités partageant ses options esthétiques.
5) Sa faculté de lâcher prise et de s’extraire, quand c’est nécessaire, des contingences et des contraintes du monde réel facilite la libération des forces de son inconscient.
6) La maturité qui vient avec l’âge et l’accumulation des expériences sont aussi des facteurs qui favorisent le génie.
Rares sont les compositeurs qui ont été unanimement salués à leur époque comme des génies. Seuls les noms de Ludwig van Beethoven ou de Richard Wagner pourraient être cités. Niccolò Paganini ou Franz Liszt ont plus impressionné leurs contemporains par leur virtuosité que par leurs compositions, Johann Sebastian Bach était apprécié pour ses talents d’organiste et d’improvisateur, Gustav Mahler était été reconnu comme chef d’orchestre, Béla Bartók comme chef d’école de l’ethnomusicologie, etc. Nombre de compositeurs du passé, aujourd’hui révérés, n’ont connu une renommée internationale qu’à la toute fin de leur vie ou longtemps après leur mort. D’ailleurs, c’est seulement depuis le début du XIXe siècle que l’on commence à mettre au programme des concerts des œuvres du passé. Auparavant, seules les œuvres contemporaines étaient jouées et le nom des compositeurs était vite oublié après leur mort. C’est ainsi que Bach, mort en 1750, n’a été redécouvert par le grand public qu’à partir de 1829, date à laquelle Mendelssohn a programmé la Passion selon saint Matthieu. Et Antonio Vivaldi n’a reconquis la faveur des mélomanes qu’au début du XXe siècle grâce au travail patient de musicologues passionnés. Comment expliquer ce phénomène de décalage ?
Ce n’est évidemment pas le compositeur lui-même qui peut se déclarer comme un génie, à moins d’avoir un ego surdimensionné. Ses collègues seraient plus habilités à en juger, mais ils sont sans doute trop impliqués pour être objectifs (voir le dossier Que pensent-ils les uns des autres ?). Les musicologues seraient probablement plus objectifs mais ils s’engagent rarement sur ce terrain miné : ils redécouvrent et dépoussièrent les manuscrits puis les mettent à disposition des interprètes. Ensuite, c’est le public qui juge. Les critiques, quant à eux, commentent et formulent des opinions (c’est d’ailleurs ce qu’on leur demande), mais leur avis est toujours sujet à discussion.
Au gré des modes et des coups de cœur d’un programmateur radio, la popularité d’une œuvre ou d’un artiste peut être fabriquée de toute pièce. Mais elle ne durera pas longtemps car, en définitive, celui qui décide, c’est le temps (avec sa grande barbe blanche), le temps qui décante, distingue les engouements passagers des valeurs durables, et remet chacun à sa place. Mozart, qui n’était considéré à son époque que comme un aimable faiseur, est aujourd’hui hissé au sommet (qui n’est pas capable de fredonner la Petite musique de nuit ?). Le génie symphonique d’Anton Bruckner et de Gustav Mahler a, depuis les années 1960, enfin touché la sensibilité des Français. Pour prendre un dernier exemple, un compositeur comme Francis Poulenc, longtemps mésestimé pour sa prétendue légèreté, prend de plus en plus place aux côtés d’un Edgar Varèse, d’un Darius Milhaud ou d’un Olivier Messiaen.
Le monde de la musique compte quelques personnages excentriques (Alexandre Scriabine, Erik Satie, John Cage) mais on n’y rencontre pas de personnalité telle que Salvador Dali. Ce dernier avait établi un tableau où il note 11 peintres selon 9 critères dont le génie. Sur ce dernier critère, les mieux notés sont Léonard de Vinci, Raphaël, Vermeer de Delft,Velasquez et Picasso qui obtiennent 20/20. Lui-même se classe juste après avec 19/20. Mondrian, quant à lui, est noté 0/20 pour presque tous les critères !!!. Voilà qui nous en apprend plus sur celui qui évalue que sur ceux qui sont évalués… (beau sujet de réflexion pour le baccalauréat).