D’une façon générale, la sociologie s’intéresse aux relations entre les organisations sociales et les différentes activités humaines (religieuses, politiques, culturelles, etc.). C’est dans ce cadre que l’on peut justifier l’existence d’une sociologie de la musique classique. N’a-t-elle pas d’ailleurs toujours été en germe dans la pensée philosophique ?
On peut faire remonter à l’Antiquité grecque la réflexion sur les rapports entre musique et société : Platon puis Aristote ont disserté sur la dimension politique de la musique, la place à lui accorder dans l’éducation des enfants et sur les différents publics auxquels elle était destinée. Les théoriciens de la Renaissance et du Baroque se sont penchés quant à eux sur les rapports de la musique et du langage verbal (plus précisément sur la traduction musicale des affects). Les bases d’une sociologie de la musique sont ainsi établies avant même l’apparition d’une réflexion proprement sociologique sur l’art.
L’un des fondateurs de la sociologie moderne, Max Weber (1864-1920) rédige un ouvrage sur les « fondements rationnels de la musique » (publié en 1921, après sa mort, et traduit en français en 1998). À la limite de la musicologie, il y analyse l’inscription sociale (historique et économique) du langage musical (tonalité, harmonie, notation…) et de la facture instrumentale. Plus récemment, les chercheurs se sont intéressés à la manière dont la musique participe à la vie culturelle d’un pays, et en quoi les œuvres sont des symptômes de l’évolution des sociétés. En abordant les œuvres comme des « faits musicaux », ils se sont efforcés de les analyser sous tous les aspects (économiques, politiques, matériels et techniques, symboliques, etc.) pour mettre en évidence leurs dimensions à la fois sociales et sensibles. Parallèlement, Theodor Adorno s’interroge sur la musique comme résultat de « forces insérées dans des rapports de production » et dénonce l’aliénation engendrée par le matraquage médiatique des musiques dites « de variétés ».
D’autres théoriciens, proches des ethnomusicologues, étudient comment une production sonore ("classique" ou non) fait sens pour un groupe social déterminé en prenant en compte à la fois la production, la réception et l’« œuvre ». Mais parfois, ils ne vont pas chercher bien loin leur terrain d’analyse : ils s’intéressent par exemple aux interactions sociales entre un chef et un orchestre pendant la construction d’une interprétation musicale. Cette démarche à la fois théorique et empirique, ne peut manquer de s’élargir à toutes sortes d’autres questions : choix du répertoire, du type d’instruments, de la couleur des voix, etc.
Les différents axes de recherche que l’on vient d’évoquer légitiment clairement le bien-fondé d’une sociologie de la musique dont nous allons maintenant tenter de détailler les têtes de chapitre.
Le philosophe Christian Godin rapporte qu’en Chine, il y a « une correspondance entre la musique et l’ordre politique. La musique d’un État en décadence est sentimentale, morbide et corrompue. La hiérarchie des notes de la gamme représente l’ordre dans les provinces (le prince, le ministre, le peuple, les affaires et les objets) ». Dans la Grèce antique, Platon défend la même idée mais en tire des conclusions différentes : dans Les Lois, il attribue à la musique la décadence de l’ordre social car elle est porteuse d’un « esprit de révolution » ; il chasse donc les artistes de sa cité idéale.
À différentes périodes de l’histoire occidentale, les autorités politiques ou morales du moment se sont méfiées du pouvoir supposé de la musique. C’est ainsi qu’au Moyen Âge, l’Église, mettant la musique au service de l’éducation de la foi, proscrit toute audace : l’Ars Nova est condamné par Jean XXII en 1322 parce que la complexité du nouveau style musical ne peut que perturber les fidèles ; l’unisson du chant grégorien symbolise le lien qui rassemble la communauté des fidèles alors que la chanson profane accompagnée d’instruments ne peut que pervertir les esprits (c’est pour la même raison que les islamistes radicaux interdisent la musique).
Plus près de nous, toujours dans l’idée de l’exploitation ou du rejet de certains genres de musique, on ne peut passer sous silence les effets dévastateurs de la politique culturelle menée sous Hitler en Allemagne et sous Staline en Russie.
Les nazis inventent l’idée de « musique dégénérée » pour condamner les compositeurs juifs (Felix Mendelssohn-Bartholdy, Gustav Mahler…) mais aussi toute forme de musique qui ne possède pas un caractère véritablement "allemand" (Alban Berg, Paul Hindemith…). Par contre, ils s’approprient Ludwig van Beethoven ou Richard Wagner pour sonoriser les grandes cérémonies du Reich. Leur politique musicale vise aussi à recueillir l’héritage folklorique, à favoriser l’éclosion d’une musique « claire, ardente et disciplinée » et à produire une histoire musicale mettant en avant la supériorité de la culture germanique.
Le totalitarisme soviétique n’est pas en reste pour exercer un contrôle sur la création musicale. Sergueï Sergueïevitch Prokofiev et Dimitri Chostakovitch en ont fait les frais et ils ont dû déployer tout leur génie pour rester authentiques malgré les contraintes imposées par le jdanovisme officiel.
Pour illustrer les relations entre musique et société, il n’y a pas que les exemples négatifs cités précédemment : il est de nombres circonstances où la musique est produite pour satisfaire à la demande d’un commanditaire à des fins idéologiques. Sous l’ancien régime, les besoins de l’Église ou le divertissement des monarques et des classes nobles conditionnent le travail du musicien (interprète ou compositeurs). Ce dernier, même s’il semble acquérir une certaine autonomie au XIXe siècle, reste toujours plus ou moins dépendant des goûts d’une classe dominante. Le caractère et les formes de la musique évoluent en même temps qu’évoluent les structures de la société : les grandes formes classiques (opéra, symphonie, fugue, etc.) s’épanouissent au moment où on a le plus besoin d’ordre ; après la révolution des peuples, des formes libres apparaissent (poème symphonique, rhapsodie, fantaisie, etc.). Aujourd’hui, parallèlement à la domination des démocraties occidentales par le pouvoir de l’argent, les musiques dites « populaires » deviennent une véritable industrie, instrumentalisée par les médias, produite et diffusée pour le bénéfice des Majors (sociétés qui se partagent l’essentiel du marché musical). Les lois du marché se font moins sentir pour les musiciens classiques, ils restent cependant très dépendants des préférences culturelles d’un public qui se reconnaît dans un certain élitisme.
D’une façon générale, la musique contribue à la cohésion de la société parce qu’elle suscite des manifestations où chacun se sent en communion avec les autres dans un climat de plaisir partagé. Ce phénomène est particulièrement sensible dans les concerts rassemblant des milliers de fans dans des stades ou en extérieur (on en voit un exemple à l’occasion des fêtes du 14 juillet). Même les musiciens qui se veulent « rebelles » sont finalement récupérés par l’ordre social dans la mesure où ils jouent un rôle de soupape de sécurité. La musique classique a en outre une dimension éducative qui, à sa manière, participe à la formation du citoyen : la pratique collective de la musique (encouragée par le ministère de l’éducation nationale dès l’école primaire) oblige en effet chacun à écouter les autres au sein d’un groupe visant une production commune. Dans la mesure où l’enseignant, comme les instructions officielles le prescrivent, favorise les échanges et les prises d’initiative dans des activités d’improvisation, on peut comparer les groupes vocaux ou instrumentaux à des mini-démocraties (bon, là, on en est peut-être encore loin, mais c’est globalement le but recherché par l’école : former de bons citoyens).
"Le cours d’éducation musicale sert à développer diverses compétences, utiles, voire nécessaires à la formation des jeunes à travers une pratique musicale simple et agréable (Chant, Instrument, Auditions, Création) :
Aptitudes sociales :
Priorité : Vivre ensemble, dans le respect mutuel et le travail d’équipe (une des priorités du collège). Le cours, l’apprentisage, les évaluations se font en partie en équipe. Tout effort individuel a un impact sur la progression de toute une équipe ou classe. D’où la nécessité d’un comportement personnel compatible avec la vie en groupe et le progrès de tous.Tolérance et ouverture d’esprit :
Le chant et l’audition permettent de découvrir d’autres réalités culturelles (et sociales) a priori inconnues ou peu connues des élèves et ainsi d’élargir l’horizon de leur conceptions culturelles et de leur culture générale.
Extrait des Cahiers d’Éducation musicale, éd. Hatier
D’un point de vue purement financier, la musique s’inscrit dans le contexte économique d’un pays de deux façons. D’abord par les nombreux débouchés qu’elle offre : elle permet en effet à de nombreuses personnes de gagner leur vie, non seulement aux musiciens professionnels, mais aussi à tous ceux qui gravitent autour de la production, de la diffusion et de la vente de la musique sous toutes ses formes. Ensuite parce qu’elle est au centre de ce qu’il faut bien appeler une industrie prospère. Selon le journal La Tribune, la culture (où la musique classique compte pour environ 10 %) contribue sept fois plus au PIB que l’industrie automobile.
Toutes ces personnes qui font vivre la musique (voir chapitre précédent) ont besoin d’un minimum de formation musicale, pratique, théorique et historique, pour s’inscrire au mieux dans la vie culturelle de leur époque. L’éducation musicale s’efforce d’y contribuer. On lit notamment dans les programmes du collège : « En prise avec l’univers sonore et musical de la société contemporaine, l’éducation musicale au collège accompagne les élèves dans une approche maîtrisée de ces réalités en mouvement. Elle veille parallèlement à les inscrire dans une histoire et une géographie jalonnées de repères culturels essentiels. »
Jusqu’à Beethoven, la musique est presque toujours composée sur commande et jouée à l’occasion d’une circonstance précise. L’invention du concert au XIXe siècle change le rapport de l’auditeur à la musique. En faisant renaître les musiques du passé, le concert remet à l’honneur un répertoire qui ne fera que s’élargir au fil du temps. Au XXe siècle, les techniques d’enregistrement modifient radicalement l’inscription de la musique dans la vie culturelle. Désormais, casque sur les oreilles, chacun peut jouir en égoïste de ses musiques préférées, en tout lieu et à tout moment. Mais, ce qui peut apparaître comme un immense progrès, est entaché par au moins deux conséquences majeures : la disparition presque complète des pratiques collectives de la musique instrumentale, et la dégradation du rapport de l’auditeur à la musique. En effet, autrefois, le concert était vécu comme un moment privilégié de la vie en société, mais aujourd’hui, les musiques qui occupent majoritairement l’espace public sont faites plus pour être entendues qu’écoutées.
Fait culturel, la musique est aussi symptomatique des mutations sociales. Dans son essai intitulé Bruits (Paris, PUF, 1978), Jacques Attali montre comment, depuis toujours, la musique accompagne l’évolution de la société. Il défend également la thèse, plus discutable, selon laquelle elle aurait également une dimension prophétique. Par exemple, alors que le clavecin symbolisait l’ancien régime, le triomphe du pianoforte après la révolution française anticipe le développement de la bourgeoisie, qui devient désormais la classe dominante en lieu et place de la noblesse. Autre exemple : le jazz, qui commence à se populariser dès la fin du XIXe siècle, préfigure les flottements et les drames du XXe siècle par son recours systématique à la syncope et à la blue note. Dernier exemple : la dématérialisation de la musique dès 1990 annonce le recul progressif du réel au profit du fictif (tout passe aujourd’hui par le Web, même les contacts humains !).
Pour plus d’informations sur la place de la musique dans la vie culturelle, on pourra se reporter à notre dossier L’expression des émotions (à venir).
Aristote, comme son maître Platon, distingue deux sortes de musiques : l’une, vulgaire et émolliente, est destinée aux esclaves qui ont besoin de délassement après le travail ; l’autre, noble et virile, est destinée aux hommes libres et à l’éducation de leurs enfants car elle chante les grands mythes de l’humanité et permet d’accéder au monde des idées.
La distinction entre une musique populaire destinée au plus grand nombre et une musique savante, plutôt appréciée par une élite, va perdurer en Occident sous diverses formes en fonction de l’évolution de la société.
Au Moyen Âge, la séparation s’opère plutôt entre musique religieuse et musique profane. Sous l’ancien régime, la musique savante est celle de la noblesse alors que la musique populaire est celle des paysans et des petits artisans. Cela dit, les influences sont permanentes et réciproques entre les deux tendances : voir notre dossier Musique classique et musique populaire .
La révolution française bouleverse partout en Europe l’ordre social établi. La montée de la bourgeoisie est amplifiée par la révolution industrielle. Désormais, la musique savante s’adresse plutôt à une classe aisée (notables, commerçants, patronat…) suffisamment éduquée pour la recevoir (dans toute famille bourgeoise un piano trône dans le salon). En même temps qu’une classe ouvrière se développe à côté de la paysannerie, une musique populaire s’épanouit où domine la chanson. Au XIXe siècle et au début du XXe, l’opposition entre la musique classique (savante) et la musique de variétés (non savante) garde tout son sens, à la fois esthétique, politique et social. La musique comme art est une musique savante, la musique comme divertissement est une musique non savante (encore que, même dans le cadre de la musique savante, on peut opposer opéra et opérette).
Les frontières entre musique savante et musique populaire auraient pu s’effacer après la seconde guerre mondiale du fait de deux importantes évolutions : d’une part la démocratisation de l’accès à l’éducation et à la culture, et d’autre part l’invention de l’enregistrement sonore, qui met tous les genres de musique à la portée du plus grand nombre. Or il n’en est rien : au contraire, la situation a empiré. La musique de variétés, où la chanson occupe une place écrasante, est devenue une industrie qui brasse des sommes considérables. Des productions standardisées sont matraquées sur les médias pour séduire les différents publics : jeunes avides de rythmes trépidants, adultes plus sensibles à des mélodies apaisées au service de textes qui, à de rares exceptions près, leur permettent une évasion illusoire de la triste banalité du réel. Aujourd’hui, selon le philosophe Christian Godin, la musique de variétés « agit comme un sédatif, ou une drogue, pour détendre l’esprit, ou le stimuler ; elle ne saurait le nourrir. »
Quant à la musique classique contemporaine, on peut y distinguer deux grands courants : celui, coupé du grand public, de l’atonalité et de la dissonance, et celui, plus accessible, de la consonance et d’un certain sentiment tonal (plus d’informations). Concernant le problème délicat des rapports entre le public et la musique savante actuelle, on pourra lire notre dossier Qui a peur de la musique contemporaine ?
Une enquête menée auprès du public de 13 orchestres et de la salle Pleyel durant la saison 2013-2014, contredit les clichés concernant le profil des mélomanes qui fréquentent les concerts. Elle révèle en effet une diversité réelle des publics. D’autre part, le vieillissement de ce public n’est pas confirmé et l’on constate même qu’un renouvellement s’effectue tant au niveau des enfants (grâce à de nombreuses actions éducatives) qu’au niveau des adultes.
Les statistiques montrent que la volonté de revenir écouter un concert est forte pour toutes les tranches d’âge. Aucune donnée scientifique ne permet d’affirmer que le public de l’orchestre est voué à disparaitre (voir l’enquête complète).
Dans la Critique de la faculté de juger (1790), Emmanuel Kant affirme le caractère subjectif du jugement de goût, en tant que jugement esthétique porté sur les œuvres, sans prise en compte du contexte (époque, culture, localisation). C’est seulement au XXe siècle que s’amorce une sociologie du goût, dominée en France par la personnalité de Pierre Bourdieu (1930-2002). Les travaux de ce dernier ont marqué un tournant décisif dans l’étude des pratiques culturelles en relation au statut social du public. Schématiquement, il met en corrélation les goûts des individus et la place qu’ils occupent dans la hiérarchie sociale : schématiquement, les classes dominantes apprécient plutôt la musique classique, alors que les classes dominées, sous l’influence du matraquage médiatique, préfèrent la chanson populaire. La musique, en amplifiant les écarts, légitime en quelque sorte l’ordre social : il semble aller de soi que les classes dominantes soient « distinguées » car elles aiment des « musiques distinguées » (ces quelques phrases sont évidemment un bien pauvre résumé d’une pensée aussi riche que complexe : pour en savoir plus).
Les thèses de Pierre Bourdieu ont fait l’objet de critiques dont le nombre est en proportion de l’immense influence qu’il a exercée. On lui a notamment reproché de ne pas prendre en compte la diversité des publics (en fonction de l’âge et du niveau d’éducation) et des genres musicaux (selon la période et le style). Des études statistiques récentes ont mis en évidence des comportements de consommation musicale qui contredisent les analyses de Bourdieu : elles constatent que plus le statut socio-économique s’élève, plus les goûts sont éclectiques ; ainsi on a vu, à l’occasion du décès de Johnny Hallyday, l’élite culturelle du pays (issues notamment du monde du classique) s’associer à la ferveur populaire autour du chanteur (plus d’informations).
Comme autre exemple, on pourrait prendre le jazz : il pourrait dans un premier temps être pris comme un genre spécifique drainant son propre public. Or ce public est loin d’être monolithique : il se subdivise selon les différentes formes du jazz, de la plus traditionnelle (New Orléans) à la plus savante (cool) en passant par la plus débridée (free jazz) : voir notre dossier Et le jazz ?. Chaque genre a donc ses aficionados : dans la musique contemporaine, Pierre Boulez n’a pas forcément le même public que John Cage ou Iannis Xenakis. Pour pousser l’idée à l’extrême, on pourrait avancer qu’il y a autant de public qu’il y a d’œuvres (!).
D’autres chercheurs en sociologie de la musique sont partis du fait que Pierre Bourdieu avait complètement négligé le rôle essentiel joué par les objets de médiation (partitions, instruments, disques, écrits théoriques, etc.) pour conditionner le goût musical. Dans La Passion musicale (1993), Antoine Hennion interroge la « redécouverte » de la musique baroque, qui est en fait une réinvention à l’aide d’objets (manuscrits, instruments d’époque, anciens traités théoriques, etc.). Il en déduit la nécessité de prendre en compte ces facteurs pour expliquer l’engouement que cette musique a suscité chez les auditeurs depuis les années 1960. Il en vient à mettre en question l’idée même que la musique existe a priori, d’une manière intemporelle et intangible. Il s’oppose en outre à la sociologie de Pierre Bourdieu et à sa position qu’il estime « surplombante » (dominants/dominés). Il avance que ce n’est pas la hiérarchie sociale qui est à l’origine du jugement de goût, mais que c’est le jugement de goût qui hiérarchise la société (connaisseurs/non connaisseurs, initiés/profanes). Il propose une sociologie de la musique qui travaille, non pas sur les rapports de classe, mais sur les moyens (les divers objets de médiation) participant à la fabrication d’une musique qui suscite le plaisir et alimente l’imaginaire de ceux qui la goûtent et l’apprécient.
La façon dont les auditeurs manifestent plus ou moins bruyamment leur enthousiasme pendant les concerts est également un marqueur du goût, qui évolue selon les périodes et selon le type de public. Le contraste est aujourd’hui spectaculaire entre le monde du classique où le silence est de rigueur, et celui de la variété où frapper des mains en rythme, applaudir frénétiquement ou même crier et siffler pendant les morceaux ne choque personne. Si le classique inspire aujourd’hui le respect, il n’en a pas toujours été de même dans le passé. Mozart, lors de son séjour à Paris, écrit : « Juste au milieu du premier Allegro, il y a tout un passage que je savais bien devoir plaire : tous les auditeurs en furent transportés… et il y eut un grand applaudissement... Comme je savais bien, quand je l’écrivis, quel sorte d’effet il ferait, je l’avais ramené une seconde fois, à la fin… »
Pendant la période baroque, la musique est essentiellement un art de circonstance et d’agrément. Même à l’église, l’assemblée n’hésite pas à commenter et applaudir les nouveautés. Chez les particuliers, la musique n’est souvent qu’un fond sonore qui agrémente les repas et des conversations. Finalement, c’est à partir du romantisme que la musique, où s’épanche le moi intime du compositeur, sollicite une écoute plus recueillie (avec Parsifal, Richard Wagner en fait même une religion). L’apparition du mélomane va de pair avec la création des sociétés de concert (comme celle des Concerts Lamoureux en 1881). Au début du XXe siècle, le public se plie à la demande des compositeurs et des chefs d’orchestre de ne plus applaudir entre les mouvements (comme on demande aujourd’hui d’éteindre les portables). Désormais, il n’y aura plus d’applaudissements entre les mouvements, sauf à l’opéra ou les manifestations d’enthousiasme sont permises après les grands airs.
Pour un occidental d’aujourd’hui, le système tonal semble aller de soi. Il n’en a pas toujours été de même à toutes les époques et dans toutes les cultures. On pourra lire à ce propos notre dossier Le système tonal : un langage parfaitement artificiel. On y apprend qu’en d’autres temps, l’usage du quart de ton était courant. Il l’est encore dans les musiques indiennes et arabes. De même, notre gamme « bien tempérée » ne s’est pas mise en place en un jour.
Un autre exemple des liens étroits qui unissent le langage musical et l’ordre social nous est donné par la célèbre Querelle des Bouffons (1852-1854) qui opposa les tenants (groupés derrière Jean-Philippe Rameau) d’une écriture savante fondée sur l’harmonie, et les partisans (réunis autour du philosophe Jean-Jacques Rousseau) d’une priorité accordée à la mélodie. Cette polémique, qui paraît si peu digne d’intérêt, a cependant enflammé l’intelligentia de l’époque car elle dépasse le cadre strictement musical. Elle recouvre en fait, la confrontation entre deux idéaux esthétiques et politiques : le classicisme, associé au pouvoir absolu de Louis XIV, opposé à l’esprit des Lumières, ouvert à une pensée libérée du despotisme. Dans cette polémique, la musique si raffinée de Rameau se trouve mise « dans le même sac » que les pièces de Lully qui lui servent de moule, avec leur attirail de mythologie et de machines auxquel les philosophes veulent opposer la simplicité, le naturel et la spontanéité de l’opéra-bouffe italien.
Plus près de nous, la dualité consonance/dissonance élargit la question : d’une façon générale, un langage fondé sur la consonance suggère les sentiments d’équilibre et de plénitude qui caractérisent la période classique, alors que des dissonances systématiques et une mélodie distendue installent plutôt un sentiment de tension, comme on peut le ressentir dans la musique sérielle d’Anton Webern (écouter son op. 10 n°1).
La fabrication et le perfectionnement des instruments de musique sont en grande partie liés à la demande des compositeurs ou des virtuoses de chaque époque. C’est ainsi que la mise au point du piston pour les cuivres, au XIXe siècle, correspond au besoin d’un son plus égal et d’un jeu plus virtuose : voir le début de notre dossier Hommage au piston. C’est à la demande du Maître de Bayreuth qu’Adolph Sax a créé le tuba wagnérien. On pourrait citer bien d’autres exemples. Par contre les instruments dus à la seule initiative d’un inventeur imaginatif ont rarement trouvé leur place dans la musique classique : si le célesta (1886) ou les ondes Martenot (1928) ont suscité l’intérêt de nombreux compositeurs, des curiosités comme le thérémine ou les structures sonores Baschet, ou encore le waterphone, n’ont pas eu le même succès.
La facture instrumentale est parfois liée à la montée d’une classe sociale. Ainsi, la pianomania des classes dominantes après la révolution française a poussé les fabricants à trouver des solutions pour faire rentrer les encombrants pianos-forte dans les demeures bourgeoises. C’est ainsi qu’après le piano-girafe est apparu le piano droit. Aujourd’hui encore, pour s’adapter aux besoins des classes moyennes, les facteurs ont recours à l’électronique pour mettre au point des claviers numériques, moins coûteux, échantillonnés de façon à s’approcher du son des pianos de concert et disposant d’un réglage du volume sonore.
À moins d’être mémorisée ou improvisée, la musique doit être fixée sur un support pour être produite (créée ou exécutée). Depuis des siècles, du moins en Occident, ce support est la feuille de papier sur laquelle est notée la partition : voir notre dossier Évolution de la Notation. L’apparition de la musique concrète dans les années 1940 marque une étape essentielle : c’est grâce à l’enregistrement sonore qu’un nouveau genre de musique peut être composé puis diffusé. Le support suit les progrès de la technologie : la manipulation de bandes magnétiques va être peu à peu remplacée par le travail sur ordinateur ; la musique devient alors électroacoustique. Les tentatives (comme celle de Karlheinz Stockhausen) pour noter ce genre de musique sur papier restent anecdotiques (cf. Artikulation, de Gyorgy Ligeti).
L’évolution des supports de la musique en fonction des progrès technologiques connaît une autre étape essentielle avec la conquête du marché par le microsillon dans les années 1950 : nul besoin désormais de se déplacer au concert pour entendre la musique de son choix. Les techniques d’enregistrement se vulgarisent avec l’apparition du magnétophone à cassette dans les années 1960. Le numérique fait son entrée dans les bacs des magasins dans les années 1980 avec l’invention du compact disc (CD) qui va rapidement remplacer le microsillon. Une ultime étape va bouleverser au début des années 1990 les habitudes d’écoute de la musique : c’est la naissance du Web (diminutif de World Wide Web ou « toile d’araignée mondiale »). La musique est devenue une succession d’impulsions électriques et on peut désormais la transmettre et l’écouter d’un simple clic de souris, sans nul besoin d’un support matériel. Démonstration : écouter .
Comme les autres domaines de l’activité humaine, la musique est entrée dans l’ère de la dématérialisation.
Qu’est-ce que la sociologie de la musique ? Et d’ailleurs, peut-on parler d’une sociologie de la musique ? Oui, si l’on se réfère aux nombreuses études publiées sur le sujet depuis les années 1980. En voici quelques-unes : Adorno T., 1994 [1962], Introduction à la sociologie de la musique ; Beaud P. et Willener A., 1973, Musique et vie quotidienne ; Calvet L.-J., 1981, Chanson et société ; Hennion A., 1993, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation ; Hennion A. et Vignolle J.-P., 1978, L’Économie du disque en France ; Jouvenet M., 2003, Sociologie du rap et des musiques électroniques ; Menger P.-M., 1983, Le compositeur, le mélomane et l’État dans la société contemporaine ; Mignon P., 1996, La Production sociale du rock ; Newton F., 1966, Une sociologie du jazz ; Pedler E., 1994, « L’écoute musicale : questions sociologiques » ; Schütz A., 2007 [1951], « Faire de la musique ensemble. Une étude des rapports sociaux » ; etc.
La diversité des thémes abordés démontre la vitalité de la sociologie de la musique aujourd’hui. Le foisonnement actuel des recherches ouvre des pistes multiples. L’ambition de ce dossier était de faire apparaître et d’explorer quelques-unes de ces pistes.