« À quoi la musique fait appel en nous, il est difficile de le savoir; ce qui est certain, c’est qu’elle touche une zone si profonde que la folie elle-même n’y saurait pénétrer. » (E.-M. CIORAN, De l’inconvénient d’être né, 1973, Gallimard, p. 11).
Qu’est-ce que la musique, qu’est-ce qui l’inspire, pourquoi nous émeut-elle si profondément, que nous dit-elle ? Telles sont les questions de nature philosophique que pose la musique, cette forme d’expression si chargée de mystère. Les psychanalystes s’efforcent d’y répondre à leur manière.
L’étude attentive de l’oeuvre et de la correspondance de Freud montre que, s’il a beaucoup travaillé sur la peinture, la sculpture et la littérature, il n’en est pas de même pour la musique avec laquelle il entretenait une relation ambiguë, faite d’attirance mais surtout de répulsion. La condition pour qu’il entre en communion avec une œuvre d’art était en effet qu’il comprenne d’abord pourquoi elle lui faisait de l’effet : peine perdue avec la musique ! Il écrit :
« Les oeuvres d’art font sur moi une profonde impression, spécialement les oeuvres littéraires et les sculptures, plus rarement les tableaux. J’ai été ainsi amené, dans des occasions favorables, à en contempler longuement pour les comprendre à ma manière, c’est-à -dire saisir par où elles produisent leur effet. Si je ne le puis, par exemple pour la musique, je suis presque inapte à la jouissance. Une disposition rationaliste ou peut-être analytique, regimbe alors en moi, refusant que je puisse être pris sans en même temps savoir pourquoi je le suis et ce qui me prend ainsi. » (Début du chapitre "le Moïse de Michel-Ange", 1914, in Essais de psychanalyse appliquée).
C’est peut-être là l’analyse la plus développée que Freud nous accorde de cette résistance en lui. Ce serait bien le manque de distance possible à l’effet musical qui serait à l’origine de cette résistance, et la cause en serait « une disposition peut-être analytique ». Il y aurait donc des raisons très profondes à ce silence qui mérite qu’on s’intéresse plus avant à sa nature et à sa dimension psychanalytique.
Un des disciples de Freud, désireux de pallier la "résistance" de son maître, lui propose une étude sur les rapports de la musique avec l’inconscient. Celui-ci l’avertit d’emblée qu’il ne lui sera d’aucune aide : « Vous avez raison de supposer à juste titre que la musique m’est étrangère mais vous ne pouvez naturellement pas savoir dans quelle mesure elle me demeure étrangère, incompréhensible et inaccessible ». Son propre neveu, Harry, en rajoute : « Il méprisait la musique et n’y voyait qu’un bruit intrusif. » Le jeune Freud, au motif que cela l’empêchait d’étudier, avait exigé de sa mère de débarrasser leur appartement du piano familial, mettant fin ainsi à l’éducation musicale de sa sœur Anna, âgée de huit ans. Constant dans ce rejet, il interdit qu’un piano entrât chez lui, et éloigna ses enfants de toute étude musicale, pratique pourtant courante dans la bonne société viennoise de l’époque. Dans une lettre à Marie Bonaparte (cette pionnière de la psychanalyse en France était la petite fille d’un neveu de Napoléon : quelle famille !), il se décrit comme un « un être totalement amusical ».
Étonnante aversion… à moins qu’il n’y ait là un indice d’explication psychanalytique : il n’y a pas d’aversion sans une part de désir et pas de phobie sans un attrait refoulé pour la chose évitée. Freud connaissait bien la musique. On sait que sa mère était très musicienne et lui-même prenait plaisir à siffloter des airs d’opéras à la mode. À cela s’ajoute le contexte dans lequel il vivait : Vienne, capitale de la musique depuis la tradition de Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert jusqu’aux grandes figures de Bruckner, Brahms et Mahler, puis, contemporaine de la psychanalyse, l’avant-garde de l’École de Vienne, Schönberg, Berg, Webern. Dans ce milieu, il était inévitable de rencontrer souvent la musique et, pour un psychanalyste, de compter des musiciens parmi ses patients : en analyse ou pour des thérapies brèves mais intenses, comme ce fut le cas de Gustav Mahler. Freud analysa chez ce dernier la relation angoissante à sa femme, Alma, au cours d’une unique longue séance durant des vacances aux Pays-Bas. À la fin de l’entretien, Freud ressentit une étrange impression : il avait pu pénétrer le monde intérieur du musicien, « comme si un unique rayon de lumière pouvait traverser en entier un édifice mystérieux ».
Dans ce dernier cas, Freud met au premier plan la figure féminine ou maternelle à la fois rassurante et effrayante parce qu’elle focalise à la fois l’amour filial et l’amour charnel : nous sommes en plein complexe d’Œdipe. Ce qui amène à l’hypothèse suivante : la musique comme substitut de la mère.
Mais Freud ne creuse pas cette piste car, pour lui, la musique est « irrationnelle, étrangère, incompréhensible, inaccessible », selon ses propres termes, et elle empêche de penser. C’est pourquoi il ne désire pas l’entendre... exception faite de la musique vocale : il adore les chansons d’Yvette Guilbert et apprécie Les Maîtres chanteurs de Richard Wagner ainsi que Carmen de Georges Bizet ; il aime surtout les opéras de Wolfgang Mozart, Don Juan et Les Noces de Figaro. Pourquoi cette exception de la musique vocale ? C’est probablement parce qu’il accorde plus d’attention aux sous-entendus des paroles qu’aux subtilités de la mélodie, du rythme, des timbres et de l’harmonie. Freud n’est pas un vrai mélomane car il a besoin de l’intelligible qui permet de mettre à distance et sous contrôle les émotions qui touchent directement notre part sensible et agitent notre inconscient.
Freud dit renoncer à analyser l’inanalysable. S’appuyant sur son incapacité à s’expliquer en quoi une œuvre produit de l’effet, il avoue : « La musique, je suis presque incapable d’en jouir. » àŠtre ému par quelque chose sans en savoir la cause était probablement pour lui une expérience constamment angoissante. Il n’aimait pas les musiques sans paroles parce qu’elles ne lui disaient rien. Il voulait comprendre ce qu’il entendait et, avec les musiques purement instrumentales, il n’y a rien à comprendre : pas de sens, rien que du son, ce son qui affecte si violemment le psychisme et le corps.
Et si au contraire Freud refusait d’entendre la musique instrumentale parce qu’elle lui parlait trop ? Parce qu’elle était cette chose étrange : un langage sans significations, fait de purs affects ? Peut-être Freud enviait-il le pouvoir de dévoilement de la musique, qui, à côté du rêve, « voie royale vers l’inconscient », pourrait bien en être un raccourci. Est-ce la violence de la musique sans paroles, plus grande peut-être que celle des musiques vocales, qui en éloignait Freud ? L’inconscient, le désir, sont sans doute moins à l’œuvre sur une scène d’opéra que dans l’unique quatuor de Jean Julius Christian Sibelius, dit "voix intimes" (1889 : écouter le début), ou dans le deuxième de Leoš Janáček, dit "lettres intimes" (1928 : écouter le début).
Quelles qu’en soient les raisons, il faut bien constater que Freud n’a pas appliqué à la musique ses capacités à faire émerger les ressorts cachés des œuvres d’art. Soit il jugeait la chose impossible, soit il s’en estimait incapable. Fort heureusement pour nous, certains de ses disciples ont osé relever le défi.
Si l’on rappelle que l’inconscient est un territoire qui n’est pas accessible à la pensée rationnelle, la part d’inspiration indispensable à l’acte de la composition musicale (5 % d’inspiration pour 95 % de transpiration, dit-on) se présente comme une possible voie d’accès à ce territoire. Pour décrire la force invincible qui les pousse à s’engager dans un processus de création, de nombreux compositeurs évoquent un état second, qui reste ouvert aux pensées habituellement refoulées.
Déjà , au XIXe siècle, les romantiques laissent libre cours à leur rêverie qui excite leur imagination. Celle-ci emprunte couramment "la voie royale de l’inconscient" : le songe. C’est ainsi qu’Hector Berlioz raconte : « Une nuit, j’entendis en songe une symphonie que je rêvais composer. En m’éveillant le lendemain je me rappelai presque tout le premier morceau qui était à deux temps (allegro), en la mineur. Je m’approchais de ma table pour commencer à l’écrire… » On a aussi un témoignage de Richard Wagner à propos de Tristan et Yseult : « Pour une fois, vous allez entendre un rêve, un rêve que j’ai mis en musique... J’ai rêvé tout cela. Jamais ma pauvre tête aurait pu inventer une telle chose délibérément. » Il raconte aussi que c’est durant une sieste qu’en septembre 1853 il conçut le prélude pour orchestre de L’anneau du Nibelung.
Les romantiques sont, sans le savoir, les précurseurs du surréalisme. Son inventeur, André Breton, le définit ainsi : « Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » Ce fonctionnement réel de la pensée n’est pas loin de désigner l’inconscient psychanalytique. Pour l’explorer, Breton fait d’ailleurs appel, comme Freud, « à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée ». Il rendra d’ailleurs visite au père de la psychanalyse à Vienne en 1922.
À la même époque, Schönberg parle d’« auto-analyse » et utilise, pour composer, le même procédé que Freud avait utilisé pour écrire son livre sur L’interprétation des rêves dix ans plus tôt : l’introspection. Il écrit dans Harmonielehre (éd. Universal, Vienne, 1911, p. 466) : « Chaque accord que je note obéit à une contrainte, une pression de mon besoin d’expression, peut-être aussi la pression d’une inflexible mais inconsciente logique dans la construction harmonique. » Son monodrame de 1909, Erwartung (Attente) est une sorte de rêve éveillé qui a tout l’aspect d’une névrose.
Mais si un compositeur nous confie dans sa production les secrets de son inconscient, cela ne veut pas dire que nous, les auditeurs, y avons accès. Le message du compositeur reste dans le "pré-linguistique" musical, il ne nous dévoile pas ses secrets. Il faut convoquer d’autres ressorts discrets pour démonter le mécanisme de l’écoute.
On a vu précédemment que Freud connaissait la musique mais qu’il ne l’appréciait pas vraiment pour elle-même : il se définissait lui-même comme "amusical". Ne parvenant pas à verbaliser ce en quoi la musique le touchait, il préférait renoncer à analyser ce qui, pour lui, restait inanalysable. Il fuyait même la musique instrumentale, qui ne lui parlait pas parce que sans paroles. Des disciples plus mélomanes que lui se sont efforcés de donner des clés d’explication au plaisir de l’écoute musicale.
On retiendra d’abord l’article de Guy ROSOLATO « L’écoute musicale comme médiation », p. 151 de Psychanalyse et musique (ouvrage collectif paru en 1982 à Paris, éd. Les Belles Lettres, collection Confluents psychanalytiques). Il y distingue trois types d’écoutes : technique, évocative et hypnosique.
L’écoute technique comporte l’apparente contradiction entre un plaisir de la retrouvaille avec une musique déjà connue et l’attente de plaisirs toujours renouvelés par l’inventivité du compositeur. L’identification d’une oeuvre déjà entendue, de sa forme et de ses thèmes comporte aussi la compréhension de ce qui permet de l’inclure dans un style, celui de l’auteur ou d’une époque. L’œuvre alors prend sa place dans un contexte et son écoute devient plus éclairée et d’un charme plus précieux que ses qualités s’avèrent être avec évidence propres et incomparables. Dans l’écoute évocative, on jouit de réminiscences, qu’il s’agisse d’atmosphère, d’idées, ou de faits ayant laissé leur trace de bonheur et de souffrance. L’auditeur est comme plongé dans une rêverie liée à des souvenirs intimes et, plus spécifiquement, à des pulsions qui provoquent en lui tensions et détentes, plaisirs et déplaisirs, intériorisation ou extériorisation de ses émotions. Quant à l’écoute hypnosique, elle renverrait, dans une "absence de penser", à la fusion mère-enfant : l’activité mentale est suspendue pour mieux atteindre un état extatique, voire orgasmique, où « elle converge vers l’union, entre l’amour et la mort ».
Cet état orgasmique que permettrait d’atteindre la musique, Catherine CLÉMENT, dans son livre La syncope, Philosophie du ravissement (Paris, éd. Grasset et Fasquelle, 1990) le relie au procédé de la syncope musicale, ce déplacement du temps fort sur un temps faible (donc sa disparition) qui produit un effet d’halètement (écouter). Cette disparition (néantisation) équivaut à une "petite mort", autre façon de désigner l’orgasme qui, paradoxalement, témoigne de la jouissance de la vie. Laissons la parole à Catherine Clément : « ... c’est dans le royaume de la musique que la syncope est reine […] ; la syncope "attaque", dit-on parfois, le temps faible, comme on dit d’un enzyme, d’un fauve ou d’un virus; et cependant encore, le dernier temps est salvateur. Attaque et salut, entrechoc; un fragment du temps disparaît, le rythme nait de cette disparition. » Et encore, sur la "petite mort" : « L’orgasme, comme la musique et l’extase, semble ineffable, on le décrit avec peu de mots, toujours les mêmes : explosion, éruption, séisme, montée, déchirement, éclatement, vertige… ». Ne sont-ce pas les mêmes mots qu’on pourrait employer à propos des musiques qui nous touchent le plus profondément ?
Les réflexions précédentes éclairent d’un jour singulièrement nouveau nos propres propositions dans le dossier Comment écouter le classique ?.
Essayons de résumer l’approche que nous livre Théodor REIK, compagnon et disciple de Freud, dans ses Ecrits sur la musique (Paris, éd. Les Belles Lettres, 1984). Globalement, pour Reik, c’est l’histoire secrète de nos pulsions que nous entendons au travers du langage musical. Ce dont parle la musique, c’est donc avant tout de ce qui nous agite en profondeur (émotions, sensations, rêveries...) et qui nous permet de remonter jusqu’à la source de nos désirs et de nos répulsions (et si, pour vous détendre de cette lecture un peu aride, vous faisiez un petit détour par notre Test musical de personnalité : dis-moi ce qui te plaît, je te dirai qui tu es !).
L’affinité de la musique avec les autres moyens d’expression de l’inconscient (notamment le rêve) vient de ce qu’elle est indéfinissable sinon dans les termes superficiels du dictionnaire, « langage universel des émotions humaines, expression de l’inexprimable ». Selon Reik, le langage de la musique est « un esperanto d’émotions plus que d’idées. Elle n’émerge pas du flux de la pensée consciente mais bien plutôt du courant de la préconscience ». Voilà qui nous enfonce dans les nuées de la psyché. Reik écrit à propos des sentiments qui naissent à l’audition d’une phrase mélodique : « Ses caractères se rattachent à l’époque où le petit enfant écoutait sa mère lui chanter des chansons ou lui parler, à une phase pendant laquelle il comprenait à peine ou à moitié ce qui était dit, mais dont il percevait très bien la connotation émotionnelle. » Puis dans la même page, à propos de cette émotion, il ajoute : « L’émotion est apparentée au regret d’un objet perdu ou éloigné [le rapport à la mère], ou au désir de retrouver une satisfaction. »
Pourtant, à propos de cette jouissance musicale liée à la mère, une question se pose que Reik formule dans un chapitre intitulé "paradoxes musicaux" : « Pourquoi, alors que nous sommes d’humeur sereine ou même gaie, sommes-nous parfois assaillis par une mélodie triste ? » Il revient à la fin de son livre sur cette « protestation négative par le biais d’une mélodie contre l’humeur joyeuse qui domine les émotions en surface ». Il analyse alors la réminiscence d’un souvenir musical comme pouvant parfois faire « écran à d’autres souvenirs d’un caractère émotionnel plus intense ».
La réflexion de Théodor Reik jette une lumière nouvelle sur notre dossier "La musique a-t-elle un sens ?".
La musique comme substitut de la mère ? Baliverne ! Vous ne croyez pas du tout aux élucubrations de la psychologie des profondeurs… rassurez-vous, il n’y a pas que vous.
Dans un article intitulé "la musique déjouée" (1978) François Perrier écrit : « la musique ne dit rien d’autre que ce qu’on lui fait dire ». Et Freud lui-même a toujours considéré avec suspicion les tentatives de ses disciples pour superposer musique et psychanalyse.
D’ailleurs, sa répulsion pour la musique instrumentale ne serait pas due à un manque de compréhension mais à une "épilepsie musicogénique", nom savant pour désigner des crises causées par certains sons. Comme son biographe officiel Ernest Jones le rapporte : « Certains se rappellent très bien l’expression de douleur qui pouvait se lire sur son visage lorsqu’il arrivait dans un restaurant ou dans une brasserie où se produisait un groupe de musique, et de la rapidité qu’il employait à se boucher les oreilles. »