À quoi sert la musique ? La question peut paraître incongrue pour un mélomane mais elle est tout à fait pertinente si on l’aborde d’un point de vue philosophique. En y réfléchissant, c’est même la deuxième question (après qu’est-ce que la musique ?) qu’il faudrait se poser avant toute investigation plus poussée, notamment celles qui sont proposées dans cette rubrique « philosophie » : La musique a-t-elle un sens ?, Qu’est-ce que le génie musical ?, Peut-on démontrer la beauté d’une mélodie ?, etc.
D’un point de vue plus pragmatique, c’est la question que ne peut manquer de se poser un collégien, qui ne voit pas pourquoi cette discipline lui est imposée une heure par semaine. Elle est en effet loin de faire le poids (ne serait-ce que par l’horaire ridicule qui lui est alloué) à côté des matières considérées comme fondamentales : le français, les mathématiques ou même les langues vivantes, les SVT et l’histoire-géographie.
Pire : les professeurs et l’institution scolaire dans son ensemble ne sont pas loin de partager ce dédain à l’égard des disciplines artistiques. Il suffit de constater le peu de considération qui leur est accordée dans la vie scolaire : rencontres avec les parents, conseils de classe, examens, etc. C’est donc un devoir pour Symphozik de rétablir l’ordre des choses. Petite question stupide pour clore ce préambule : qu’est-ce qui vous est le plus utile dans votre vie quotidienne ? Le théorème de Pythagore ou l’écoute d’un concerto de Mozart ?
Voici maintenant quelques raisons de rendre à la musique la place qu’elle mérite : la première (oui, c’est peut-être un peu exagéré, mais cet avis est partagé par les plus éminents penseurs comme on va le vérifier maintenant).
Pour plus d’informations, consulter notre dossier Musique et philosophie.
Si l’on remonte aux origines de la philosophie, la supériorité de la musique sur les autres modes de connaissance est affirmée dès l’Antiquité : Platon chasse les artistes de sa cité idéale mais pas la musique car elle a une haute valeur éducative. Pour lui en effet, « La musique donne une âme à nos cœurs et des ailes à la pensée.. » Quant à son disciple Aristote, il en fait une occupation privilégiée pour les "hommes libres".
Parcourons maintenant les périodes suivantes. Dans les universités du Moyen Âge, on étudie la musique au même titre que la philosophie et les mathématiques ; les autres modes d’expression sont rejetés dans la classe des "arts mécaniques". Les débats sur la hiérarchie des arts durant la Renaissance et la période baroque concernent surtout les arts plastiques et la poésie ; on peut cependant retenir cette note de Léonard de Vinci (1462-1519) dans ses carnets : « Le poète, pour représenter l’univers visible, est bien en dessous du peintre, et pour l’univers invisible, il est bien en dessous du musicien. »
Enjambons la période classique au cours de laquelle il ne semble même pas la peine de poser la question. Au XIXe siècle, la musique occupe une place privilégiée dans la philosophie d’Arthur Schopenhauer. Il écrit dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1818) : « …la musique, qui va au delà des Idées, est complètement indépendante du monde phénoménal […] C’est pourquoi l’influence de la musique est plus puissante et plus pénétrante que celle des autres arts : ceux-ci n’expriment que l’ombre, tandis qu’elle parle de l’être. » Le philosophe ajoutera en 1859 que la musique exprime « la joie, l’affliction, la douleur, l’épouvante, l’allégresse, la gaieté, la sérénité elles-mêmes, pour ainsi dire in abstracto », c’est-à -dire d’une façon purement formelle qui la porte au-dessus des autres domaines de connaissance, plus attachés à décrire le monde réel qu’à explorer les profondeurs de l’âme. Hegel pour sa part, dans ses cours d’esthétique donnés entre 1818 et 1829, met lui aussi la musique (avec la poésie) au-dessus des autres arts. Certes, dans son système, il donne la priorité à la philosophie, mais plus près de nous, Émil Cioran (1911-1995) lui apporte la contradiction : « À quoi bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde ? » (extrait de Syllogismes de l’amertume). De son côté, Ludwig van Beethoven écrit dans ses Carnets de conversation : « La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie. » (autrement dit, chacun défend sa boutique, ce qui est bien normal).
Le philosophe Friedrich Nietzsche (1844-1900), qui est aussi musicien, semble mettre un terme au débat en déclarant : « Sans musique la vie serait une erreur ». Il faut cependant laisser la conclusion à Vladimir Jankélévitch (1903-1985) : « On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien » (in Philosophie première).
Mais toutes ces considérations philosophiques risquent fort de passer au-dessus de la tête de nos collégiens. Voici un second argument qui les touchera sûrement plus.
D’un point de vue purement financier, la musique permet à beaucoup de monde de gagner sa vie et offre un débouché intéressant. Cela ne concerne pas seulement les musiciens professionnels mais aussi tous ceux qui gravitent autour de ce qu’il faut bien appeler une industrie prospère (production, diffusion et vente de la musique sous toutes ses formes). Selon le journal La Tribune (article), la culture (dont la musique classique fait évidemment partie, pour environ 10 %) contribue sept fois plus au PIB que l’industrie automobile. Qui pourra affirmer après cela que la musique ne sert à rien ! Car toutes ces personnes qui font vivre la musique ont besoin d’un minimum de formation musicale, pratique, théorique et historique, ce qui est précisément l’objectif de l’heure hebdomadaire d’éducation musicale. On lit notamment dans les programmes du collège :
« En prise avec l’univers sonore et musical de la société contemporaine, l’éducation musicale au collège accompagne les élèves dans une approche maîtrisée de ces réalités en mouvement. Elle veille parallèlement à les inscrire dans une histoire et une géographie jalonnées de repères culturels essentiels. Prenant en compte la sensibilité et le plaisir de faire de la musique comme d’en écouter, elle apporte les savoirs culturels et techniques nécessaires au développement des capacités d’écoute et d’expression. »
Ce texte, il faut l’avouer un peu jargonnant, s’adresse aux professeurs, non pas aux élèves ni même à leurs parents. Ce qu’il demande surtout aux enseignants, c’est d’élargir les connaissances musicales des collégiens en s’appuyant principalement sur le plaisir que l’on éprouve à écouter et à pratiquer toutes sortes de musiques.
C’est précisément cette notion de plaisir qui est au centre de notre troisième argument. Car, qui pourrait prétendre qu’il n’aime pas la musique dans la mesure où il y en a pour tous les goûts et toutes les circonstances ? On peut donc résumer ainsi la tâche de l’enseignant : faire découvrir à ses élèves, de façon ludique, toute l’étendue et la variété d’un monde sonore dont ils ne soupçonnent pas les richesses. Il doit aussi les rendre conscients que cette exploration développe en eux toutes sortes de capacités physiques, psychologiques et intellectuelles. Les programmes du collège en citent quelques-unes : « Par la mobilisation du corps dans le geste musical, elle contribue à l’équilibre physique et psychologique. Éduquant la perception et l’esprit critique sur les environnements sonores et musicaux, elle participe à la prévention des risques auditifs et vocaux. »
On pourrait y ajouter l’ouverture aux autres et la finesse de l’écoute que permet la pratique collective de la musique, ainsi que d’autres qualités indispensables à toute bonne scolarité : attention, concentration, confiance en soi, esprit critique, curiosité, capacités d’analyse, etc.
Nos jeunes collégiens seront sûrement très intéressés d’apprendre que leur cerveau est comparable à un fantastique ordinateur et que la musique est un moyen merveilleux de réveiller les multiples richesses qui sommeillent dans leur crâne. Depuis quelques années, les études concernant l’action de la musique sur le cerveau se sont multipliées (exemple sur France musique). Faisant appel à l’imagerie par résonance magnétique (IRM), les neurologues ont tous abouti à cette conclusion : non seulement l’écoute de la musique fait du bien au cerveau, mais la pratique musicale, surtout si elle est collective, déclenche dans notre crâne un véritable feu d’artifice neuronal. Plus qu’aucune autre activité, elle met en effet en relation des régions très diverses de notre cortex cérébral car c’est tout notre mental qui est sollicité : notre sensibilité, notre mémoire, notre imagination, notre rationalité ; nous consoler, nous stimuler, nous rendre plus séduisant etc. La musique pourrait même, chez certaines personnes, déclencher des orgasmes… En savoir plus sur France musique
Sur le plan du développement du langage, de l’apprentissage d’une langue étrangère, de la motricité, de la concentration… les bénéfices cognitifs sont considérables et durables (France musique). En outre, les psychologues constatent que la musique est un lien social et affectif important. Une directrice de crèche rapporte que grâce aux ateliers musicaux qu’elle a mis en place « les bébés qui sont un peu en retrait oublient l’appréhension et rentrent plus facilement en jeu avec les autres. »
Un cycle de conférences « Musique et cerveau » met chaque année en avant les effets spectaculaires de la musique, notamment sur le plan de la santé. Un neurologue spécialiste des maladies neurovégétatives explique : « On dit que la musique adoucit les mœurs. J’irai encore plus loin en affirmant que la musique peut aussi adoucir la douleur. […] Et les résultats sont assez bluffants. Quand quelqu’un souffre en permanence et qu’il peut accéder à des instants d’accalmie, c’est très positif et très facilitateur pour recouvrer la santé. Et il n’y a que des avantages : pas d’effets secondaires, simple à utiliser parce que les gens écoutent ce qu’ils aiment. Et pour ceux qui sont musiciens professionnels ou amateurs, c’est encore plus fort. Ça les stimule pour retrouver un projet de vie et aller de l’avant. »
L’Instinct de la musique d’Elena Mannes offre un résumé de la façon dont la musique agit sur le cerveau : écouter des extraits ou voir le documentaire.
Il y a encore une bonne raison de défendre l’utilité de la musique, c’est la place essentielle qu’elle occupe dans la vie sociale. Depuis toujours en effet, parce qu’elle suscite le chant et la danse, la musique est l’indispensable accompagnement des circonstances les plus diverses : cérémonies religieuses ou païennes (mariages, enterrements, défilés, processions...), rituels incantatoires, activités quotidiennes (extérieures ou intérieures, privées ou publiques), divertissements (bals, banquets, concerts…), etc. Pour l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, la musique, à l’instar des récits mythologiques ou du rêve, est une forme de pensée symbolique (voir Lévi-Strauss et la musique). C’est pourquoi elle est un mode d’expression incontournable d’un bout à l’autre de la planète, de tout temps et en de multiples occasions.
Selon le lieu et l’époque, les pratiques musicales sont si contrastées qu’on peut se demander ce qu’elles ont de commun. Le terme même de musique est-il pertinent pour désigner des objets aussi éloignés qu’une symphonie de Mozart et la mélopée des derviches tourneurs, une séquence grégorienne, la java d’un bal musette ou un air d’opéra ? Si l’on peut répondre oui à cette question, c’est parce que ces pièces, quelles que soient leurs différences de forme et de contenu, quel que soit le contexte où elles sont créées et la demande qui les a suscitées, sont toujours des combinaisons plus ou moins complexes de sons, de rythmes et de silences. On peut même avancer que la principale raison d’être de toute musique est sa fonction sociale. C’est pourquoi son utilité ne peut être mise en doute (n’est-ce pas, jeune collégien ?).
Le philosophe Vladimir Jankélévitch exprime la même idée à sa façon : « La musique, à la différence du langage, n’est pas entravée par la communication du sens préexistant qui déjà leste les mots ; aussi peut-elle toucher directement le corps et le bouleverser, provoquer la danse et le chant, arracher magiquement l’homme à lui-même. » (Quelque part dans l’inachevé, p.101-102).
Cette dernière citation de Jankélévitch nous renvoie à son "esthétique de l’ineffable", déjà évoquée à la fin de l’argument 1, esthétique dans laquelle la musique est un« je-ne-sais-quoi » qui se dérobe à toute rationalité. Il dévoile ainsi un peu du mystère de l’inspiration : l’état second que de nombreux compositeurs évoquent pour décrire la pulsion irrépressible qui les pousse à créer. Les psychanalystes interpréteraient cet état second comme une forme d’expression de l’inconscient, ce territoire dont la porte d’accès privilégiée est le rêve. Voici d’ailleurs les témoignages de quelques compositeurs sur la façon dont l’inspiration les possède comme malgré eux, dans une espèce de rêve éveillé.
Si, pour Johann Sebastien Bach, ce petit miracle ne peut-être que d’origine divine, Wolfgang Mozart observe pour sa part que c’est dans les moments où il est le plus disponible et détendu (en voiture ou après un bon repas, en promenade ou pendant la nuit) que l’inspiration le saisit malgré lui : « Découverte et mise en oeuvre, tout se passe en moi comme dans un beau songe. » Au XIXe siècle, les romantiques laissent libre cours à leur rêverie (or on sait que le songe est "la voie royale de l’inconscient"). Hector Berlioz raconte : « Une nuit, j’entendis en songe une symphonie que je rêvais composer. En m’éveillant le lendemain je me rappelai presque tout le premier morceau qui était à deux temps (allegro), en la mineur. » On a aussi un témoignage de Richard Wagner à propos de Tristan et Yseult : « Pour une fois, vous allez entendre un rêve, un rêve que j’ai mis en musique... J’ai rêvé tout cela. Jamais ma pauvre tête n’aurait pu inventer une telle chose délibérément.» Il raconte aussi que c’est durant une sieste qu’en septembre 1853 il conçut le prélude pour orchestre de L’anneau du Nibelung.
Les romantiques, sans le savoir, anticipent le principe de création du surréalisme. Son promoteur, André Breton (1896-1966), pour accéder à l’inconscient, fait appel comme Sigmund Freud (1856-1939) « à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée ». Vers 1920, Arnold Schönberg parle d’« auto-analyse » et recourt à l’introspection pour composer, procédé utilisé vingt ans plus tôt par Freud pour rédiger son livre sur L’interprétation des rêves. Le compositeur écrit dans Harmonielehre (éd. Universal, Vienne, 1911, p. 466) : « Chaque accord que je note obéit à une contrainte, une pression de mon besoin d’expression, peut-être aussi la pression d’une inflexible mais inconsciente logique dans la construction harmonique. » Son monodrame de 1909, Erwartung (Attente ; écouter le début) est une sorte de rêve éveillé qui a tout l’aspect d’une névrose. Si certains compositeurs contemporains préfèrent mettre l’accent sur l’ordre, comme Pierre Boulez le fait dans les années 1950-1960, d’autres, au mépris de toute rationalité, cherchent la libération complète de leur créativité comme on le fait en free-jazz. Cette volonté de « lâcher prise » est complètement assumée dans les happenings des années 1970, au point de s’abandonner au hasard et décider, comme John Cage, de « laisser vivre les sons ».
En résumé, le cours de musique offre l’occasion, notamment durant des séances d’improvisation menées par un enseignant ouvert, de laisser libre cours à l’imagination la plus débridée… ce qui ne serait pas du tout pour déplaire à nos jeunes collégiens. L’institution scolaire n’est pas si prodigue de tels espaces de liberté, sauf en de rares moments dont un film célèbre nous donne un exemple.