Existe-t-il une philosophie de la musique ? Pour répondre à cette question, nous allons survoler quelques systèmes philosophiques où la musique est présente.
Notre étude doit beaucoup à l’article de Philippe Nemo paru dans « Le Monde de la Musique » n°288 en juin 2004.
Pardon d’avance pour une lecture qui semblera parfois aride : on a essayé de faire au plus simple, au risque de verser dans le simplisme.
Platon aborde la musique dans un dialogue fameux : la République. Il en fait une partie essentielle de l’éducation :
« Si la musique est la partie maîtresse de l’éducation, n’est-ce pas, Glaucon, c’est parce que le rythme et l’harmonie sont particulièrement propres à pénétrer dans l’âme et à la toucher fortement […] ? En les recueillant joyeusement dans son âme pour en faire sa nourriture et devenir un honnête homme, on repousse justement les vices, on les hait dès l’enfance, avant de pouvoir s’en rendre compte par la raison. Et quand la raison vient, on l’embrasse et on la reconnnaît comme une parente avec d’autant plus de tendresse qu’on a été nourri dans la musique. » (in Platon, "République", III, 401 c-402 a).
Comment cette conception éducatrice de la musique fait-elle sens dans la pensée générale de Platon ? Citons Philippe Nemo : « Comme les enfants n’ont pas atteint encore l’âge de raison, ils ne peuvent saisir directement les essences ; mais, en habituant les âmes à la mesure musicale, on leur donne une pré-notion des essences objectives et éternelles […] Ainsi, avant-même que leur intelligence soit formée, ils sont préparés par la musique à découvrir la philosophie, laquelle est évidemment, avec les mathématiques et la dialectique, la seule nourriture vraiment solide de l’esprit. La musique, en un mot, est bonne pour les enfants, mais elle n’est bonne que pour eux. Elle n’est pas une occupation sérieuse : aussi les musiciens, comme en général les artistes, seront-ils chassés de la Cité idéale ou cantonnés dans des fonctions inférieures. »
Aristote a été l’élève de Platon mais il a une conception de l’art plus élevée que son maître. N’est-ce pas lui qui, le premier, utilise la célèbre maxime : « La musique adoucit les mœurs » (Politique, VIII, 1339) ? Il invente surtout le concept de catharsis pour désigner la purification des âmes par la représentation dramatique (et par l’expression artistique en général) : les spectateurs se libèrent de leurs pulsions, angoisses ou fantasmes en les vivant à travers les héros ou les situations représentées sous leurs yeux.
Plus précisément, il distingue deux sortes de musiques : l’une vulgaire destinée aux esclaves, l’autre noble destinée aux hommes libres. La première est celle des courtisanes et des tripots où le peuple aime à se reposer après le travail ; elle « détend » l’âme, mais ne la nourrit pas. La seconde est celle des poètes et de ceux qui disposent de temps pour administrer la cité, pratiquer la science, philosopher… ; en la faisant écouter aux enfants on les prépare à la contemplation des « idées » ; chez l’adulte, elle permet de découvrir des essences du monde jusque-là inconnues de lui. Hélas, Aristote ne nous apprend pas quelles essences fait spécifiquement découvrir l’art musical.
« Puisqu’il y a deux classes de spectateurs, l’une comportant des hommes libres et de bonne éducation, et l’autre, la classe des gens grossiers […], chaque catégorie de gens trouve son plaisir dans ce qui est approprié à sa nature, et par suite on accordera aux musiciens professionnels, en présence d’un auditoire aussi vulgaire, la liberté de faire usage d’un genre de musique d’une égale vulgarité. Mais en ce qui regarde l’éducation, on doit employer parmi les mélodies celles qui ont un caractère moral et les modes musicaux de même nature... » (in Aristote, Politique, VIII, 7, 1342 a)
Saint Augustin est un des principaux penseurs de son temps dans la mesure où il permet de refonder le christianisme en y intégrant une partie de l’héritage grec et romain. C’est dans cette perspective qu’il rédige son Traité de la Musique. En s’appuyant sur la prosodie de la poésie antique (iambes, spondées, dactyles) il expose d’abord les règles de la rythmique et de la métrique que doit suivre la ligne musicale des chants liturgiques. Puis il élargit sa réflexion à la théologie en remontant d’harmonie en harmonie, comme par une échelle mystique, jusqu’à l’harmonie éternelle et immuable, Dieu, principe de tous les mouvements et auteur de l’harmonie à tous ses degrés.
Il a été le premier à relier la musique à l’idée d’amour, principalement d’amour de Dieu. Il considère notamment les longues vocalises de l’alleluia, comme une expression de joie si intense qu’elle déborde les possibilités de la parole.
Descartes rédige son Compendium musicae (Abrégé de musique) en 1618 (il a vingt-deux ans) à la demande d’un ami mathématicien. Ce dernier conservera le manuscrit, ce qui explique qu’il ne sera publié qu’après la mort du philosophe. Cependant, il est demeuré vivant dans son souvenir, et il en retrouvera l’esprit dans son Traité des Passions de l’âme de 1649.
Bien qu’il reprenne les théories de Zarlino (notamment : recherche d’un tempérament pour rectifier les imperfections constatées dans l’accord pythagoricien et règles dans la conduite du contrepoint), son but n’est pas de « mathématiser la musique ». Bien au contraire car « la fin de la musique est de plaire et d’exciter en nous diverses passions » (Compendium p. 53). De plus, il rompt avec l’idée héritée de l’Antiquité, d’une « musique des sphères » pour se concentrer sur la « musique humaine ». L’orientation du traité est donc résolument liée aux mutations de la musique de l’époque : monodie accompagnée, basse continue, stile nuovo des italiens. Et il s’inscrit tout à fait dans la continuité de cette déclaration de Monteverdi : « en ce qui concerne les consonances et les dissonances, il y a un autre point de vue que la tradition : celui justifié par la satisfaction de l’ouïe et de la raison. » (préface au livre V de madrigaux : écouter Le combat de Tancrède et Clorinde).
Il s’agit surtout pour Descartes de déterminer quelles propriétés du son suscitent des passions variées, et de juger de la beauté d’une musique non par sa perfection formelle, mais par le plaisir qu’elle inspire :
« Ainsi, l’on considère que ce ne sont pas absolument les choses les plus douces qui sont les plus agréables aux sens, mais celles qui les chatouillent d’une façon mieux tempérée - ainsi que le sel et le vinaigre sont souvent plus agréables à la langue que l’eau douce. Et c’est ce qui fait que la musique reçoit les tierces et les sixtes, et même quelquefois les dissonances, aussi bien que les unissons, les octaves et les quintes. » (Traité de l’homme, AT, XI, 151).
« Pour qui regarde les différentes passions que la musique excite en nous, par la seule variété des mesures, je dis en général qu’une mesure lente produit en nous des passions lentes telles que peuvent être la langueur, la tristesse, la crainte et l’orgueil etc.. Et que la mesure prompte au contraire fait naître des passions promptes et plus vives, comme la gaieté, la joie etc. » (Compendium p. 58).
Finalement, la musique correspond, pour Descartes, au plus haut degré de la sagesse dans la mesure où elle produit des effets sur l’âme par l’entremise des sens – réalisant donc l’union de l’âme et du corps. Car le but supérieur de la philosophie est la maîtrise des passions par la connaissance des émotions de l’âme ébranlée par les impressions du corps.
Jean-Jacques Rousseau est non seulement un des principaux philosophes du siècle des « Lumières », mais aussi un compositeur influent en son temps. Il est l’auteur de la célèbre définition qui influencera toute la pensée ultérieure : « La musique est l’art d’accommoder les sons de manière agréable à l’oreille » (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1751-1776).
Son œuvre la plus célèbre est Le Devin du village (1752 : écouter le premier air de Colette) où il illustre ses conceptions du discours musical : mélodie nette, naturelle et facile, harmonie claire qui se marie sans complications avec la mélodie, accord parfait entre les paroles et la musique. En fait, ses idées découlent directement de sa vision sociale et de son engagement politique : il pense en effet que même la musique dite « savante » doit être accessible au plus grand nombre, quitte à se faire un peu moins savante.
Dans la Querelle des Bouffons, il s’oppose aux défenseurs de la tradition héritée de Jean-Baptiste Lully (groupés derrière Jean-Philippe Rameau), et défend le goût italien, plus chantant et lumineux, qui séduit par la légèreté et la simplicité des œuvres en privilégiant la mélodie au détriment de l’harmonie.
« À l’égard des contre-fugues, doubles fugues, fugues renversées, basses contraintes, et autres sottises difficiles que l’oreille ne peut souffrir et que la raison ne peut justifier, ce sont évidemment des restes de barbarie et de mauvais goût, qui ne subsistent, comme les portails de nos églises gothiques, que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire. » […] « Je crois avoir fait voir qu’« il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n’en est pas susceptible ; que le chant français n’est qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue, que l’harmonie en est brute, sans expression et sentant uniquement son remplissage d’écolier, que les airs français se sont point des airs, que le récitatif français n’est point du récitatif. D’où je conclus, que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir ; ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux ». (in « Lettre sur la musique française », 1753)
Kant est considéré comme la référence dans le domaine de l’esthétique. Dans la Critique de la faculté de juger, il forge notamment cette célèbre formule qui semble gravée dans le marbre : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept ». Mais il se trouve qu’il est fort peu mélomane et qu’il ravale la musique au rang d’activité purement « sensible ». Il regrette même que, traversant les murs, elle risque de déranger ! Ce n’est donc pas avec Kant que nous aurons une approche précise de la musique.
« Si l’on estime la valeur des beaux-arts d’après la culture qu’ils procurent à l’âme, et si l’on prend pour critère l’extension des facultés qui doivent coïncider dans le jugement pour produire des connaissances, la musique sera reléguée au dernier rang des beaux-arts […]. De ce point de vue, les arts de l’image la dépassent largement. […] D’autre part, on peut imputer à la musique un certain manque d’urbanité [...]. Ceux qui ont recommandé qu’on chante des cantiques à l’occasion des dévotions domestiques n’ont pas réfléchi à la pénible incommodité que ces exercices bruyants font subir au public... » (in Kant, Critique de la faculté de juger", § 53)
Hegel est mieux disposé que Kant à l’égard de la musique puisqu’il estime que, plus que les arts visuels, elle parvient à représenter la vie de l’âme. Il analyse en effet l’âme comme temporelle, donc plus accessible à la musique, art du temps par excellence. Mais – et c’est sa fameuse thèse de « la mort de l’art » - dans la conquête de l’Esprit absolu, qui doit être le but de l’Humanité, l’art n’est qu’un balbutiement, dépassé par la religion, elle-même dépassée par la philosophie. Donc l’art (et la musique) est pour nous quelque chose du passé.
« [La musique exprime] tous les sentiments particuliers, toutes les nuances de la joie, de la sérénité, de la gaieté spirituelle et capricieuse, l’allégresse et ses transports, comme elle parcourt tous les degrés de la tristesse et de l’anxiété. Les angoisses, les soucis, les douleurs, les aspirations, l’adoration, la prière, l’amour deviennent le domaine propre de l’expression musicale. […] [Mais] l’art ne donne plus cette satisfaction des besoins spirituels que des peuples et des temps révolus cherchaient et ne trouvaient qu’en lui. Les beaux jours de l’art […] sont passés. […] L’art a perdu pour nous sa vérité et sa vie. » (in Hegel, Leçons d’esthétique)
Ainsi, la musique n’est finalement qu’un moment secondaire dans le système philosophique de Hegel, ce que Philippe Nemo (op. cit.) résume ainsi : « Si Ludwig van Beethoven ou Franz Schubert, contemporains de Hegel, font de la musique, ce n’est pas parce qu’ils ont quelque chose d’original à apporter à l’humanité et à l’histoire de l’Esprit absolu, c’est parce qu’ils n’ont pas encore atteint le stade de la pleine conscience réflexive de soi qu’a atteint le Philosophe par excellence, Hegel. » Beethoven connaissait-il cette thèse ? Toujours est-il qu’il exprime complètement l’inverse : « La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie. »
Au contraire de Hegel, Schopenhauer est tout à fait en accord avec Beethoven. Il pense en effet que la musique est non seulement le plus important des arts, mais qu’elle est « d’emblée métaphysique, plus capable de faire saisir l’àŠtre que n’importe quelle philosophie ou science usant de concepts. » (op. cit.)
« La mélodie [...] représente le jeu de la volonté raisonnable [...]. Elle nous dit son histoire la plus secrète, elle peint chaque mouvement, chaque élan, chaque action de la volonté, tout ce qui est enveloppé par la raison sous ce concept négatif si vaste qu’on nomme le sentiment, tout ce qui refuse d’être intégré sous les abstractions de l’idée […]. Il est dans la nature de l’homme de former des vœux, de les réaliser, d’en former aussitôt de nouveaux, et ainsi de suite indéfiniment. La mélodie par essence reproduit tout cela ; elle erre par mille chemins, et s’éloigne sans cesse du ton fondamental […]. Tous ces écarts de la mélodie représentent les formes diverses du désir humain ; et son retour au ton fondamental en symbolise la réalisation. Inventer une mélodie, éclairer par là le fond le plus secret de la volonté et des désirs humains, telle est l’œuvre du génie ; ici plus que partout, il agit manifestement en dehors de toute réflexion. » (in Schopenhauer, Le monde comme Volonté et comme Représentation, livre III, ch. 52)
Pour Schopenhauer donc, la musique peut, mieux que les autres arts, qui relèvent plutôt de la Représentation - forme dégradée de la Volonté -, être l’expression quasi-immédiate des désirs humains. Comme image approchée de ce processus, on peut citer le prélude de L’Or du Rhin de Richard Wagner (écouter). La pulsion première analogue à de la matière inerte, commence à être perçue pianissimo dans une « basse fondamentale », puis émergent les voix moyennes qui symbolisent le monde végétal et animal, et enfin, au sommet d’un immense crescendo, la voie aiguë porteuse de mélodie, expression finale de la Volonté consciente de l’être humain.
Nietzsche connaît bien la musique et en compose lui-même ; dans sa vie et dans sa philosophie elle occupe une place essentielle ; il aime à déclarer « Sans musique la vie serait une erreur » (Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, § 33). Mais cet aphorisme ne reflète pas seulement sa passion pour la musique, il traduit la position théorique justifiant sa passion. Examinons cette position.
L’hypothèse fondamentale de Nietzsche réside dans le concept de volonté de puissance - ou volonté vers la puissance -, c’est-à -dire : effort d’élévation dans un monde agité par un ensemble de forces, d’instincts, de pulsions qui y sont à l’œuvre. Or les arts renvoient par excellence à l’activité créatrice comme complexe pulsionnel et désirant. Ils (et particulièrement la musique) apparaissent donc comme le meilleur moyen pour percevoir le réel et accomplir la volonté de puissance. « La musique touche immédiatement le cœur, car elle est la véritable langue universelle, partout comprise. » (Schopenhauer cité par Nietzsche in « Le drame musical grec », Écrits posthumes, 1870-1873).
Dès son premier ouvrage, La Naissance de la tragédie, Nietzsche oppose deux figures de la mythologie grecque pour signifier deux façons d’être au monde : Dionysos (qui affirme la jouissance primitive de la vie à travers la fête, le rire, l’ivresse…) et Apollon (qui marque un retour à la raison, aux règles, à la mesure…). Au début, il range la musique du côté de Dionysos et les arts plastiques du côté d’Apollon (mouvement contre rigidité). Il porte alors toute son admiration à Wagner, qu’il estime être la parfaite incarnation d’un romantisme qui privilégie l’expression du moi intime de l’individu : ses sentiments, ses passions, les élans de sa sensibilité, la fantaisie de son imagination. Mais il reconnaît bientôt son erreur car la création musicale, au-delà d’une inspiration de caractère dionysiaque, obéit à des règles qui la spécifient comme indiscutablement apollinienne. Pour des raisons essentiellement philosophiques, il rejette alors les flots de musique continue du trop romantique Wagner englué dans les brumes du Moyen Âge ou de la sombre mythologie nordique. Il lui préfère désormais, comme le note Philippe Nemo, les formes nettes et lumineuses de la musique italienne ou française, notamment de la Carmen de Georges Bizet (écouter l’air des contrebandiers).
« Le musicien qui habite en lui proteste contre les thèses du philosophe et décrète qu’il faut « méditerranéiser la musique » et brûler Wagner. Cependant, Nietzsche, s’il formule le problème, ne le résout pas et nous laisse sur une énigme. Comment se fait-il qu’une forme musicale apollinienne, méditerranéenne, puisse traduire mieux que la rhapsodie wagnérienne l’informité de l’Acte pur qu’est l’être ? » (in Les philosophes et la musique).
À cette énigme, on trouve peut-être un début de réponse chez Cornélius Castoriadis. En effet, prolongeant la pensée de Heidegger puis de Gadamer, il postule que toute nouvelle œuvre réellement belle, en engendrant son propre monde, est porteuse d’une vérité nouvelle. On le constate quand on essaie de comparer les chefs-d’œuvre : impossible de prétendre que La Mer d’Achille Claude Debussy est supérieure aux Brandebourgeois de Johann Sebastian Bach. Tout nouveau chef-d’œuvre de l’art prouve qu’une infinité de mondes autres est possible. Mais en même temps, toute œuvre d’art s’inscrit dans une Forme finie. D’où une contradiction à laquelle Castoriadis propose une solution (celle-là même que Nietzsche avait vainement cherchée), solution que résume Philippe Nemo :
« L’œuvre, en elle-même, est bien Forme et Finitude. Mais, en tant que nouvelle, originale, redondante avec aucune autre, unique en son genre, on ne voit pas de quel sol elle surgit, elle semble jaillir ex nihilo. C’est en ce sens qu’elle est « infinie » : elle est finie par sa forme, infinie par son fond. » (op. cit.).
Comme Nietzsche, Adorno est un philosophe-compositeur qui a beaucoup écrit sur la musique. Mais il ne faut pas en attendre des révélations fracassantes car ses textes sont d’abord au service d’une pensée philosophique pénétrée de Freud et Marx. En outre, ils sont souvent obscurs et, pour les aborder, il ne faut pas craindre de s’engager dans ce que Boulez a nommé « le labyrinthe Adorno ». La synthèse qui suit n’a nulle prétention exhaustive.
Adorno rapproche d’abord Beethoven de Kant ce qui lui vaut en 1926 cette pique d’Alban Berg dont il est alors l’élève : « Un jour, vous aurez à choisir entre Kant et Beethoven ». Ce qu’il fait en opérant un second rapprochement Beethoven-Hegel, mais il est passé d’une simple analogie (Beethoven/musique - Hegel/philosophie) à une connexion plus essentielle : « La musique de Beethoven est philosophie hégélienne ; mais en même temps elle est plus vraie que cette philosophie » (1939). Sur le plan de la création musicale, il est cependant rongé par le doute, de sorte qu’il n’achève plus aucune composition. Déchiré entre sa création musicale et sa réflexion philosophique, il délaisse la première pour se consacrer complètement à la seconde.
En 1948, dans Philosophie de la nouvelle musique, ouvrage consacré à Arnold Schönberg et Igor Stravinski, il annonce d’emblée : « Une philosophie de la musique aujourd’hui ne peut être qu’une philosophie de la nouvelle musique. » (éd. Gallimard, 1962, p. 20). C’est l’époque où il soutient sans réserves la musique atonale. Puis, dans les années 1950, il se dit déçu par l’évolution sérielle du dodécaphonisme et, quand il vient à Darmstadt en 1961, c’est pour exposer son projet de « musique informelle ». Cependant, ce concept nébuleux, plus philosophique que musical, ne sera pas entendu par les compositeurs qu’il est censé interpeller (Boulez, Stockhausen, Berio, Pousseur…).
Un dernier point mérite d’être souligné concernant le regard qu’Adorno porte sur la musique de son temps. C’est la critique sévère qu’il adresse à ce qu’il appelle l’« industrie culturelle ». Il considère que la musique populaire moderne n’a plus rien de vraiment populaire ; elle est en réalité le résultat d’options déterminées par de grandes entreprises pour une consommation de masse. Ainsi, les différences de goût et d’identité perçues dans la musique populaire ne proviennent que de l’invention d’une fausse individualité, dans une société où toute vraie individualité, du créateur comme de l’auditeur, est écrasée par le matraquage médiatique.
Jankélévitch est passionné par la musique, de sorte qu’elle a tenu une place centrale dans sa vie et dans sa pensée. Philosophie et musique sont proches, selon lui, de façon essentielle car elles poursuivent un idéal commun : saisir l’insaisissable, exprimer l’inexprimable.
À la suite de Bergson, il philosophe sur le devenir qu’il veut surprendre « sur le fait ». Il tente d’encercler l’instant si bref de ce « presque rien », de ce « je ne sais quoi », où rien ne sera plus comme avant. La musique témoigne particulièrement de ce « presque-rien » qui est pourtant quelque chose d’essentiel. Constituant l’image exemplaire de la temporalité, c’est-à -dire de l’humaine condition, elle n’est peut-être qu’une « mélodie éphémère » découpée dans l’infini de la mort. Pourtant cette vie éphémère reste un fait éternel que ni la mort ni le désespoir ne peuvent annihiler.
« La philosophie est comme la musique, qui existe si peu, dont on se passe si facilement : sans elle il manquerait quelque chose, bien qu’on ne puisse dire quoi. (...) On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien » (Philosophie première).
« La musique, à la différence du langage, n’est pas entravée par la communication ; aussi peut-elle toucher directement le corps du sens préexistant qui déjà leste les mots ; aussi peut-elle toucher directement le corps et le bouleverser, provoquer la danse et le chant, arracher magiquement l’homme à lui-même. Les plis et replis du souci s’effacent d’un seul coup dès que chantent les premières mesures de la sonate ou de la symphonie. » (Quelque part dans l’inachevé, p.101-102).
Jankélévitch rejoint donc l’idée selon laquelle la musique est porteuse de tout un monde de sensations et d’émotions qui nous ouvrent à la conscience d’une vérité supérieure. Elle n’est pas seulement une réalité fragile et éphémère. Elle est capable d’agir sur l’être humain et de susciter en lui des passions puissantes. Platon l’observait déjà : « elle pénètre à l’intérieur de l’âme et s’empare d’elle de la façon la plus énergique » (République, livre III, 401d).
Fin connaisseur du répertoire pour piano et musicologue, Jankélévitch a écrit une douzaine d’ouvrages sur les compositeurs qu’il admire (Gabriel Fauré, Maurice Ravel, Debussy, Franz Liszt, etc.), tous marqués par son « esthétique de l’ineffable ».
Quel enseignement tirer après ce survol des écrits sur la musique de quelques philosophes ? Essentiellement trois points :
D’abord, leur réflexion ne peut que s’inscrire dans la musique de leur temps : au XVIIe siècle, pour Descartes, une philosophie de la musique qui se voulait méthodique ne pouvait être qu’une philosophie de la musique baroque tonale. On peut dire également qu’au XVIIIe siècle, pour Rousseau, une philosophie de la musique qui se voulait naturelle ne pouvait être qu’une philosophie de la musique mélodique et italienne. De même au XIXe, pour Nietzsche, une philosophie de la musique qui se voulait dionysiaque ne pouvait être qu’une philosophie de la musique wagnérienne. Pour Adorno enfin, au XXe siècle, une philosophie de la musique qui se voulait critique ne pouvait être qu’une philosophie de la musique dodécaphonique de l’École de Vienne.
Ensuite, pour la plupart des philosophes, la musique est moins analysée pour elle-même que pour la place qu’elle est censée occuper dans leur « système ». Leurs préoccupations sont à la fois plus larges et qualitativement autres : l’àŠtre, l’Existence, le Bien, la Raison, l’Histoire...
Enfin, ils reconnaissent tous à leur manière que la musique donne spécialement accès à certaines régions de l’être qui échappent à la pensée analytique et aux mots. Mais ils ne nous apportent guère de précisions quant à la définition de ces « certaines régions de l’être ». Laissons Philippe Nemo commenter ce dernier point :
« Les premières notes de la Cinquième Symphonie de Beethoven disent du ”destin qui frappe à la porte” ce que nulle autre figure de l’esprit ne peut dire. Je pense personnellement, entre mille exemples, que l’Intermezzo n°2 des Six pièces pour piano op. 118 de Johannes Brahms (écouter) montre en musique ce que les philosophes ne sont jamais parvenus à dire de l’Étonnement ; que la musique que chante et qui accompagne Golaud, à la scène IV de l’Acte III de Pelléas (”Ah ! Patience, mon Dieu, patience...” : écouter) touche un registre de l’Angoisse plus profond que ce qu’ont jamais pu figurer les nombreuses pages de la littérature consacrées au sujet.
Mais la palette des « régions de l’être » que la musique peut atteindre est beaucoup plus large et ne se limite pas au registre de l’âme et de la psychologie humaines. Elle concerne la vie et le cosmos tout entiers, même le monde minéral et jusqu’aux espaces intersidéraux (j’ai cité Métaboles de Dutilleux… écouter). Elle doit sans doute cette puissance potentielle à son abstraction, c’est-à -dire à son caractère structurellement non figuratif, ainsi qu’à sa nature diachronique, qui lui donnent vocation à saisir mieux qu’aucun autre art la pure vie des Formes, leur émergence, leur épanouissement et leurs incessantes métamorphoses. Par-là , elle touche à une dimension autrement peu accessible de l’être.
Et si l’on admet que Dieu est le créateur des Formes, on acceptera peut-être l’idée que la musique puisse parfois prendre rang, aux côtés de la philosophie, pour être une inattendue, mais efficace « ancilla theologiঠ», servante de la théologie. Qui n’a entendu certains morceaux de Bach [comme la Messe en si mineur, terminée en 1733 : écouter le Et incarnatus], où passe toute l’énergie morphogénétique du monde, comme des sortes de preuves sui generis de l’existence de Dieu ? » (in Philippe Nemo : Les philosophes et la musique).
Cette remarque finale est à rapprocher de l’aphorisme d’Emil Cioran : « Dieu peut remercier Bach, parce que Bach est la preuve de l’existence de Dieu. » (Syllogismes de l’amertume, coll. Idées-Gallimard, pp. 119-120).
Terminons ce rapide tour d’horizon en nous autorisant un commentaire quelque peu polémique sur un aspect récent de la réflexion sur la musique : le courant sémiologique qui, dans les années 1970, postule que le compositeur s’efforce, au moyen de signes extérieurs, de transmettre aux auditeurs les sensations et les sentiments qu’il éprouve lui-même. La musique, ainsi que les autres domaines artistiques (poésie, cinéma, peinture...), serait donc porteuse de significations, de symboles et de sens. Si cette voie de recherche semble prometteuse, elle se heurte cependant à une objection majeure : pour le créateur, il ne s’agit pas de « transmettre » mais de suggérer ou évoquer ; et « signifier » ne veut pas dire délivrer un message ou faire comprendre un sens précis, mais susciter des impressions et des émotions en usant de moyens spécifiques, au-delà d’un discours rationnel.
Il est vrai que la musique présente de nombreuses analogies avec le langage : son caractère avant tout auditif et transcriptible dans un système de signes, son déroulement dans le temps. Sous l’angle solfégique, elle peut effectivement apparaître comme un langage mais, en tant que moyen d’expression, elle conserve une part d’indiscible, d’« ineffable » dirait Jankélévitch. Elle s’inscrit certes dans une structure précise, mais qui n’est jamais fixée d’avance : le créateur est un désir tendu vers l’inconnu, s’efforçant de conduire l’auditeur de surprise en surprise. C’est pourquoi les règles qu’édictent les théories musicales sont illimitées et le plus souvent transgressées, permettant aux diverses formes de l’écoute musicale de se construire sur la complexité et la variété.
Claude Lévi-Strauss lui-même indique que la musique représente « le langage moins le sens ». Autrement dit, la musique s’écrit certes comme un système de signes symbolisant des sons, mais elle reste un art non signifiant. C’est sans doute cette absence de message que Stravinski souligne quand il écrit : « Je considère la musique par essence impuissante à exprimer [comprendre exposer, raconter] quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. » (in tome 1 des Chroniques de ma vie). On peut donc douter qu’une démarche de type sémiotique puisse faire avancer de façon convaincante la réflexion sur la musique (notamment sur les qualités, le sens et la valeur des œuvres…). Finalement elle en vient simplement à réaffirmer sa puissance évocatrice et expressive, ce qui, comme on l’a vu précédemment, a depuis toujours été au cœur de la pensée philosophique. Il semble qu’avec Jean-Jacques Nattiez, promoteur de la sémiologie musicale, on enfonce des portes ouvertes quand il explique que, selon un processus de tripartition (sur le modèle de la triade de Charles Peirce), le sens musical se constitue à trois niveaux : celui du compositeur, celui du récepteur, et celui de l’interprète :
« L’écriture musicale parvient à réintégrer le symbole personnel en procurant une certaine autonomie à l’interprète qui peut donner de multiples facettes à la composition. La puissance du symbole confiée à l’interprète procure à la musique une dimension importante, que ni le compositeur ni le récepteur ne peuvent vraiment contrôler. »
Belle découverte…