« La musique adoucit les mœurs » : la formule d’Aristote a fini par rentrer dans le langage courant. Et elle semble être largement admise par la plupart des philosophes qui ont écrit sur la musique puisqu’ils s’accordent pour attribuer à celle-ci d’immenses vertus (voir dossier Musique et philosophie). Quelques citations : « La musique donne une âme à nos cœurs et des ailes à la pensée » (Platon) ; « Sans musique la vie serait une erreur » (Nietzsche) ; « On peut, après tout, vivre sans musique… mais pas si bien » (Jankélévitch). À écouter nos grands esprits, on pourrait penser que cet art qui produit des effets sur l’âme par l’entremise des sens (Descartes), qui parvient même à représenter directement la vie de l’âme (Hegel), pourrait à lui seul susciter la paix et l’amour entre les êtres humains.
Hector Berlioz, génie mal aimé par ses contemporains, est plus pessimiste. D’abord il estime que la musique, « art d’émouvoir par des combinaisons de sons les hommes intelligents et doués d’organes spéciaux et exercés » n’est pas « comme on dit, faite pour tout le monde. » Elle ne peut donc avoir d’effet bénéfique chez la plupart des gens non éduqués et même, chez les personnes hypersensibles, elle peut déclencher des réactions très négatives. Il cite « l’exemple du roi de Danemark, Eric, que certains chants rendaient furieux au point de tuer ses meilleurs domestiques. » Il raconte encore : « Un jeune musicien provençal, sous l’empire des sentiments passionnés qu’avait fait naître en lui la ”Vestale” de Spontini … et après avoir encore entendu le chef-d’œuvre objet de son admiration extatique, pensant avec raison qu’il avait atteint le maximum de la somme de bonheur réservée à l’homme sur la terre, un soir, à la porte de l’Opéra, il se brûla la cervelle. » (citations extraites de Berlioz.com/writings/atc01.htm).
Mais il y a pire dans l’horreur tels ces officiers nazis raffinés, capables de chanter des Lieder de Schubert en soirée, et de massacrer des juifs le lendemain (écouter Rêve de printemps, extrait du cycle Winterreise D. 911). Comment peut-on encore créer après ça ? Le philosophe-compositeur Theodor W. Adorno répond qu’il faut « penser et agir en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive. » À partir des années 1950, il élabore une « esthétique négative » qui se veut la face opposée de la barbarie : le monde contemporain étant travaillé par des forces contradictoires, l’art authentique est celui qui rend compte de ce caractère conflictuel par la dissonance ; ainsi, le jazz n’est pas authentique, car sa liberté d’improvisation s’inscrit dans le cadre rigide d’un rythme régulier ; le Nouveau doit être « l’image de la ruine ; l’art n’exprime l’inexprimable, l’utopie, que par l’absolue négativité de cette image. En elle se rassemblent tous les stigmates du repoussant et du répugnant dans l’art contemporain. » (Théorie esthétique, éd. Klincksieck, 2001, pp. 57-58).
Le moins qu’on puisse dire, c’est que la musique n’engendre pas que douceur, calme et volupté.
L’histoire de la musique offre par ailleurs de nombreux moments où cet art soi-disant humaniste, apaisant, sécurisant et consolateur, a suscité au contraire polémiques, scandales, désaccords et rejets. En voici quelques exemples :
Dès le Moyen Âge, l’Église met en garde les fidèles contre le pouvoir séducteur de la musique. Un évêque du XIIème siècle déclare : « Un ménestrel peut-il prétendre à la vie éternelle ? Certainement pas, car ce sont les ministres du Diable. » Au XVIème siècle, l’Inquisition d’Espagne interdit la Sarabande tant elle la juge « capable d’émouvoir les passions tendres, de dérober le cœur par les yeux, et de troubler la tranquillité de l’Esprit ». Encore aujourd’hui, n’accuse-t-on pas souvent les chanteurs de rock d’être à la solde de Satan? « Au Diable reviennent les plus beaux chants », prétend un vieux dicton anglais. D’une façon générale, les religions n’ont jamais vu la musique d’un très bon œil, les courants les plus extrémistes allant jusqu’à l’interdire complètement !
Au XIVème siècle, dans un contexte pour le moins perturbé (peste noire, Guerre de Cent Ans puis Grand Schisme d’Occident), les musiciens remettent en question le style ancien qualifié d’« Ars antiqua » et, malgré l’opposition de l’Église, osent des recherches polyphoniques et rythmiques qu’ils nomment « Ars nova » (titre d’un traité théorique sur la musique de Philippe de Vitry, paru vers 1320). Ce courant novateur audacieux est notamment illustré par Guillaume de Machaut qui élabore une polyphonie riche et vivante, aux rythmes heurtés, aux sonorités dures. Sa Messe de Notre Dame, dite de Tournai, révolutionne le genre (écouter l’Agnus Dei). Il n’est pas étonnant que nombre de contemporains s’y soient référés comme Igor Stravinski dans sa propre Messe (1944-48 : écouter le Kyrie), mais aussi Arnold Schönberg, Olivier Messiaen ou Pierre Boulez.
Au XVIème siècle, pour réagir aux critiques des réformés protestants qui dénoncent la corruption de l’Église, le clergé catholique se réunit au Concile de Trente. Des voix s’élèvent contre les complications auxquelles avait abouti le contrepoint. On réclame une plus claire compréhension des paroles, voire le retour à la simplicité du plain-chant. Le style polyphonique religieux sera donc allégé, notamment par Giovanni Pierluigi da Palestrina qui saura préserver l’intelligibilité du texte grâce à une écriture plus homophone, aérée et harmonieuse (écouter le motet O bone Jésu). L’interprétation de ses chants sans instruments par les chœurs de la Chapelle Sixtine est considérée à l’époque comme un modèle, d’où l’expression a cappella.
C’est un univers sonore entièrement nouveau qui se forge à la charnière des XVIème et XVIIème siècles avec la « monodie accompagnée » et la basse continue. Ce stile nuovo provoque la stupeur des auditeurs et la fureur des puristes. À tel point qu’en préface à son Vème livre de madrigaux, Claudio Monteverdi préfère se justifier : « Certains en seront peut-être surpris, ne s’imaginant pas qu’il puisse exister d’autres pratiques que celle enseignée par Zarlino. Mais, en ce qui concerne les consonances et les dissonances, il y a un autre point de vue que la tradition : celui justifié par la satisfaction de l’ouïe et de la raison. » Son madrigal espressivo Le Combat de Tancrède et Clorinde exprime les passions avec une rare intensité (écouter un extrait).
S’il est un compositeur qui semble loin de toute polémique, c’est bien Johann Sebastian Bach. Pourtant, en ce début du XVIIIème siècle, il fut un jeune homme fougueux, prompt à faire le coup de poing quand il le fallait. Pendant le service religieux, il agrémente ses accompagnements de démonstrations de virtuosité, ce qui ne plaît pas aux rigoristes. Le Consistoire d’Arnstadt déplore « les nombreuses et curieuses variations dans ses chorals, mêlés d’accords étranges, qui embrouillent l’assemblée des fidèles ». Ses spectaculaires pièces d’orgue comme la Toccata et fugue en ré m datent de cette époque : écouter la Toccata.
En plein siècle des « Lumières », à Paris, les grands esprits se disputent au sujet de la vie musicale. La polémique oppose les défenseurs de la tradition héritée de Jean-Baptiste Lully (groupés derrière Jean-Philippe Rameau), et les partisans d’une ouverture au goût italien (réunis autour du philosophe Jean-Jacques Rousseau). La querelle éclate en 1752 lorsqu’une troupe itinérante italienne vient donner à Paris La serva padrona (La Servante maîtresse) de Giovanni Battista Pergolèse. Les auditeurs sont séduits par la légèreté et la simplicité de l’œuvre : écouter le début. S’ensuivit la Querelle des Bouffons, bataille de pamphlets qui divisa pendant deux ans l’intelligentsia parisienne.
À partir de 1860, une querelle musicale oppose deux écoles en Allemagne. Il y a ceux qui, à la suite de Liszt et Wagner, prônent la musique de l’avenir (Zukunftsmusik) : ils défendent une conception « littéraire » de la musique qui repose sur des formes libres comme le poème symphonique et le drame en musique où le texte est servi par un flot musical continu. Johannes Brahms (1833-1897) est au contraire la référence des adeptes de la musique pure, attachés à la tradition. Son but est la musique durable (dauerhafte Musik), qui s’enracine dans le passé et laisse une impression d’équilibre et de solidité. Chez lui, rares sont les formes libres (ballade, rhapsodie, fantaisie...) : il préfère composer dans le cadre rassurant des formes classiques : 4 symphonies, 2 concertos pour piano, 1 pour violon, sonates, quatuors... (écouter le final du Quintette à cordes n°1 op. 88). Par la suite, la querelle s’envenima et ses protagonistes, bien que tous passionnés de musique, restèrent définitivement fâchés !
Fondé en 1860 par Mili Balakirev à Saint-Pétersbourg, le Groupe des Cinq se rassemble autour du refus de l’italianisme à la mode ainsi que du germanisme encouragé par le conservatoire de Moscou. Deux écoles s’opposent. Les Cinq s’efforcent de trouver, à la suite de Mickaïl Ivanovitch Glinka, une couleur spécifiquement russe. Modest Moussorgski, qui est le plus engagé dans cette voie, écrit : « Vous savez que, dans mon Boris Godounov, j’ai donné des scènes de la vie du peuple. Mon désir est maintenant de prophétiser, et ce que je prophétise, c’est la mélodie de la vie, et non celle du classicisme. » (écouter un chœur extrait de Boris Godounov). Le Groupe doit affronter le mépris des aristocrates pour qui « c’est de la musique de cocher ». La polémique est surtout animée par César Cui. Le moscovite Piotr Ilitch Tchaïkovski a de l’estime pour Nicolaï Rimski-Korsakov mais il n’est pas tendre pour ses amis. Dans une lettre adressée à sa mécène Madame von Meck, il écrit : « Alexander Borodine ?... très doué, mais il a déjà cinquante ans, et le destin aveugle lui a assigné une chaire à l’Académie de Médecine, au lieu d’une carrière de compositeur. Excellent musicien, il ne peut cependant pas écrire une ligne sans se faire aider... Cui ?... Sa musique est élégante, coquette, soignée, mais que peut-on espérer d’un professeur de fortifications absorbé par les cours qu’il donne dans toutes les écoles militaires de Pétersbourg ?... Moussorgski ?... Certainement beaucoup plus de talent que ces deux-là , mais le désir de se perfectionner lui fait totalement défaut, et puis c’est un homme trop imbu de lui-même et des idées ineptes de son entourage. Enfin, c’est une nature basse, éprise de ce qui est grossier, rude et laid... Moussorgski minaude avec son manque de culture musicale, semble fier de son ignorance, écrit tout ce qui lui passe par la tête, convaincu de l’infaillibilité de son génie... »
On connaît l’aversion d’Achille Claude Debussy pour Richard Wagner « cet insupportable Wagner qui nous a infligé Wotan, le majestueux, le vide, l’insipide Wotan !... » (extrait d’une interview par Paul Landormy). Son rejet s’étend à la musique allemande en général dont il refuse la lourdeur et les formes qui contraignent le compositeur à avancer selon un schéma fixe et prédéfini. « Au secours ! Il va développer ! » s’exclame-t-il en plein concert ! Lors de la première à Paris (vers 1900) de la de Gustav Mahler (écouter le début du 1er mvt), il quitte ostensiblement la salle et écrit le lendemain : « Ouvrons l’œil (et fermons l’oreille)… Le goût français n’admettra jamais ces géants pneumatiques à d’autre honneur que de servir de réclame à Bibendum. ». Il milite pour une musique légère et fluide, qui puise ses racines chez Rameau et François Couperin. Le conflit de 1914-18 accentue son nationalisme au point qu’il signe certaines de ses partitions « Claude de France ».
Les sentiments xénophobes de nombreux compositeurs français ont pour origine la défaite de 1870 face à la Prusse. C’est dans le but de favoriser la diffusion des œuvres écrites par les compositeurs français contemporains que Saint-Saëns fonde en 1871 la Société nationale de musique dont la devise est « Ars gallica ». Parmi les premiers membres, on trouve César Franck, Édouard Lalo et Gabriel Fauré. Mais l’histoire des rivalités n’est pas terminée car en 1886, des dissensions internes amènent Camille Saint-Saëns le « conservateur » à démissionner. Après quelques incidents, Maurice Ravel, qui ne supporte plus les restrictions liées aux formes, aux genres, et aux styles des œuvres programmées, quitte à son tour la Société pour en fonder une nouvelle appelée Société musicale indépendante. La compétition entre les deux institutions entraîne une réduction de l’activité de la Société nationale de musique jusqu’aux années 1930, où l’apport de nouveaux membres tel Olivier Messiaen lui apporte un nouveau souffle.
En mai 1913 a lieu la création par les Ballets russes d’une des œuvres les plus scandaleuses de l’histoire de la musique : le Sacre du printemps. La chorégraphie de Nijinski, tout comme la musique de Stravinsky, plaçant le rythme comme élément principal de l’œuvre (écouter la fin), provoquèrent un chahut qui est resté célèbre, ses détracteurs qualifiant l’œuvre de « Massacre du printemps ». Toutefois, la veille, la générale s’était déroulée dans le calme, en présence de Debussy, de Ravel et de nombreux autres intellectuels, ainsi que de la presse parisienne. Le compositeur russe décrit ainsi la représentation dans ses Chroniques de ma vie : « [J’ai] quitté la salle dès les premières mesures du prélude, qui tout de suite soulevèrent des rires et des moqueries. J’en fus révolté. Ces manifestations, d’abord isolées, devinrent bientôt générales et, provoquant d’autre part des contre-manifestations, se transformèrent très vite en un vacarme épouvantable. »
Le début du XXème siècle est fertile en œuvres qui ont déclenché les passions à leur création : le Pierrot lunaire de Schœnberg (1912 : écouter le début), Parade d’Erik Satie (1917 : écouter le début), le Boléro de Ravel (1928), etc. Les recherches de Schœnberg divisent l’Europe musicale en atonalistes et anti-atonalistes, ces derniers n’hésitant pas à perturber des concerts et à demander le renvoi de Schœnberg de sa chaire de professeur. Pourtant, son influence a été déterminante chez beaucoup de compositeurs des générations suivantes, suscitant même des attitudes extrêmes. Cette déclaration du jeune Boulez des années 1950 en offre un exemple : « Tout musicien qui n’a pas ressenti la nécessité du langage dodécaphonique est INUTILE. Car toute son œuvre se place en deçà des nécessités de son époque ».
Terminons ce survol des controverses parfois violentes déclenchées par un mode d’expression censé « adoucir les mœurs », en évoquant deux régimes totalitaires qui ont rejeté toute forme d’art qui ne servait pas leur idéologie (culte de la personnalité, nationalisme, mépris de l’individu, grandiloquence). Toute velléité moderniste est marginalisée ou interdite et qualifiée de « dégénérée ». Dans l’Allemagne nazie et dans tous les pays occupés, la plupart des compositeurs doivent s’exiler aux États-Unis (Sergueï Rachmaninov, Schœnberg, Béla Bartók, Stravinski, Darius Milhaud, Paul Hindemith, Kurt Weill, etc.). En choisissant de rester ou de revenir en U.R.S.S., Chostakovitch et Sergueï Sergueïevitch Prokofiev, malgré leurs concessions pour plaire aux censeurs, sont persécutés par le jdanovisme.
L’histoire de la musique occidentale comporte une galerie de compositeurs qui, bien que passionnés par leur art et capables d’y exprimer les meilleurs sentiments, s’illustrèrent par une attitude peu recommandable. Il y a d’abord les critiques sévères qu’ils s’adressent les uns aux autres : on en a vu quelques échantillons avec Tchaïkovski et Debussy. On pourrait y ajouter Robert Schumann qui n’épargne pas Giacomo Meyerbeer, Frédéric Chopin qui se dit effrayé par Ludwig van Beethoven, trouve Felix Mendelssohn-Bartholdy banal et Franz Schubert peu convaincant, Richard Strauss qui avoue ne pas trouver de musique dans le Pelléas de Debussy, Prokofiev qui ne voit aucun musicien français valable après Georges Bizet et Emmanuel Chabrier, Stravinsky qui évite de rencontrer Schœnberg alors qu’ils sont voisins à Hollywood, etc. !
Mais il y a un côté beaucoup plus sombre chez de nombreux musiciens, aspect la plupart du temps occulté car les biographes et commentateurs s’attachent plutôt à insister sur le génie des grands hommes. Quelques comportements condamnables sont cependant passés à la postérité. Ainsi à la fin du XVIème siècle, Carlo Gesualdo, caractère passionné et excessif, ne supporte pas que son épouse le trompe et il la tue, ainsi que son amant ! Il s’enfuit pour échapper à la vengeance des familles mais cela ne l’empêche pas de composer de merveilleux madrigaux qui nous étonnent encore aujourd’hui par leurs audaces harmoniques, leur chromatisme lancinant et leurs dissonances inattendues (écouter Io parto).
Avec Lully, on a un parfait exemple d’un opportuniste qui sait se donner les moyens de parvenir à ses fins. Son premier coup de génie fut, au contraire de sa protectrice obligée de fuir Paris à cause de la Fronde, de prendre le parti du roi. Il se produit ensuite à la cour avec un tel succès qu’il obtient un poste. Son ascension est alors fulgurante. Par ses talents de compositeur et son habileté à intriguer, il supplante tous ses concurrents et devient le musicien le plus puissant et le plus influent de France. En tant que surintendant de la musique royale, il domine l’ensemble de la vie musicale de son temps. Par ses dons de musicien aussi bien que de courtisan, il a fortement contribué à renforcer la place de la musique française en Europe et à construire l’image de Louis XIV comme « roi-soleil » (c’est ainsi qu’il le représente dans un de ses ballets) : écouter une marche.
Frédéric II fut un monarque conquérant qui ne cessa pas de guerroyer pour agrandir la Prusse, ce qui ne l’empêcha pas d’être aussi un compositeur talentueux (écouter son Concerto en ut M, mvt 3). Passionné de flûte traversière, il s’attache très tôt le service exclusif de Johann Joachim Quantz dont il ne se sépare jamais, même sur le champ de bataille. Son entrevue en 1747 à Potsdam avec Jean-Sébastien Bach est restée célèbre. Elle conduit ce dernier à écrire l’Offrande musicale, sur un thème proposé par sa majesté (écouter le thème et la Fugue canonique).
Luigi Cherubini est surtout connu pour l’acharnement dont il fit preuve à l’égard de Berlioz. Compositeur reconnu (écouter le début du Requiem en ré m) il est nommé directeur du conservatoire de Paris en 1822. Est-ce par jalousie ou par aveuglement, il refuse d’ouvrir pour son jeune collègue une classe d’orchestration. Tout ce qu’il lui concèdera, c’est le poste de bibliothécaire ! Ajoutons à la charge du personnage qu’il refusa l’inscription au conservatoire de nombreux candidats sous prétexte qu’ils étaient étrangers… alors qu’il était lui-même italien !
Avec Wagner, nous tenons probablement le personnage le plus antipathique de l’histoire de la musique : profondément antisémite, nationaliste, belliciste et anti-Français, il n’est pas étonnant qu’il ait été récupéré par les nazis. D’autant que sa belle-fille, Winnifried, qui dirige le festival de Bayreuth à partir de 1930, est une grande amie de Hitler, qui admirait lui-même la musique du maître et l’a abondamment utilisée pour souligner ses apparitions publiques (écouter le final des Maîtres Chanteurs qui est un hymne à la grandeur de la nation allemande). Certes on peut penser que Wagner n’a fait que suivre les errements idéologiques de son époque, mais il est en outre arrogant, mégalomane, traître en amitié, intéressé et manipulateur. Il est donc facile pour ses détracteurs de ne voir en lui qu’un autodidacte musical et un auteur prétentieux. Ses conceptions artistiques et esthétiques nous paraissent aujourd’hui ridicules, avec ses walkyries à tresses blondes, soutien-gorge en acier et casque à pointe... Ses œuvres, même en 3 actes, sont longues, très longues... Son style oscille entre mysticisme et grandiloquence. Ses livrets sont racistes ou misogynes ou réactionnaires ou les trois à la fois. Son système philosophique est un agglomérat confus influencé par Schopenhauer, le panthéisme, le christianisme, le pangermanisme, etc. Rares sont les compositeurs qui ont suscité autant de controverses : c’est ainsi que, contre son influence envahissante, un véritable front anti-wagnérien s’est constitué en France à la fin du XIXème siècle.
Terminons cette triste galerie de portraits en épinglant une autre catégorie de musiciens qui se signalent particulièrement par une attitude à la limite de la tyrannie : celle des chefs d’orchestre. Pour beaucoup en effet, la démocratie ne fait tout simplement pas partie du fonctionnement d’un orchestre. Parmi ceux dont l’histoire a retenu l’ego démesuré, citons surtout Arturo Toscanini et Herbert von Karajan qui se croyaient investis d’un pouvoir absolu sur les musiciens. Ceux-ci devaient subir sans broncher leurs coups de colère et leurs remarques désobligeantes allant parfois jusqu’à l’injure. Ajoutons dans le cas de Karajan ses compromissions avec le régime nazi qui lui valurent après la guerre d’être interdit par la commission de dénazification alliée, tout comme son collègue Furtwängler. Son interdiction finalement levée, il se fit nommer chef à vie du Philharmonique de Berlin, ce qui en dit long sur sa mégalomanie. Sa misogynie apparaît alors comme son moindre défaut : « la place d’une femme est dans la cuisine, pas dans un orchestre symphonique » déclare-t-il. Rappelons que, dans ce domaine, la palme est à attribuer au Philharmonique de Vienne : ce n’est qu’en 1997 que cette éminente phalange a été contrainte de titulariser sa harpiste, après vingt ans d’exercice et faute de candidat masculin… Bel exemple d’harmonie entre les membres de la grande famille des musiciens !
Et pourtant, comment nier qu’à certains moments de la vie, certaines musiques n’apportent un réel réconfort ? C’est sur ce constat qu’est fondée la recherche visant à une musicothérapie. Cet effet positif se vérifierait même chez les animaux : il paraît que les vaches produisent plus de lait quand on leur fait entendre du Mozart !
Et comment oublier le pouvoir fédérateur de la musique dans de multiples circonstances : fêtes, bals, concerts (classiques et autres), festivals ? Dans les grandes manifestations populaires, les différents moments sont accompagnés ou ponctués par des voix et des instruments. On n’a jamais entendu autant de chorales amateures et professionnelles ; les conservatoires débordent sous les inscriptions ; des émissions de télévision sont consacrées à la recherche de « nouvelles stars » ; des quantités d’ouvrages basés sur des recherches neurologiques analysent les effets bienfaisants de la musique sur le cerveau (cliquer ici). Dans Sérénade pour un cerveau musicien (éd. Odile Jacob, 2013), Pierre Lemarquis assure, expériences à l’appui, que la musique module notre humeur, développe nos compétences, renforce les liens sociaux et peut même provoquer des orgasmes !
Il faudrait donc donner raison à nos grands philosophes quand ils avancent que la musique, échappant à la pensée analytique et aux mots, donne directement accès à certaines régions de l’être dans la mesure où « elle pénètre à l’intérieur de l’âme et s’empare d’elle de la façon la plus énergique » (in Platon, République, livre III, 401d). Quelles sont ces « certaines régions de l’être » ? Sur ce point, les penseurs ne nous apportent guère de précisions mais, intuitivement, nous sentons bien que la musique peut nous submerger sous des émotions profondes, nous mettant en présence d’aspects reculés de notre monde sensible et de régions insoupçonnées du monde extérieur.
N’est ce pas ce qu’exprime Berlioz dans son style enflammé ?
« Sans parler des affections morales que cet art a développées en moi, et pour ne citer que les impressions reçues et les effets éprouvés […] : à l’audition de certains morceaux de musique, mes forces vitales semblent d’abord doublées ; je sens un plaisir délicieux, où le raisonnement n’entre pour rien ; l’habitude de l’analyse vient ensuite d’elle-même faire naître l’admiration ; l’émotion croissant en raison directe de l’énergie ou de la grandeur des idées de l’auteur, produit bientôt une agitation étrange dans la circulation du sang ; mes artères battent avec violence ; les larmes qui, d’ordinaire, annoncent la fin du paroxysme, n’en indiquent souvent qu’un état progressif, qui doit être de beaucoup dépassé. En ce cas, ce sont des contractions spasmodiques des muscles, un tremblement de tous les membres, un engourdissement total des pieds et des mains, une paralysie partielle des nerfs de la vision et de l’audition, je n’y vois plus, j’entends à peine ; vertige... demi-évanouissement... On pense bien que des sensations portées à ce degré de violence sont assez rares […] » (in Berlioz.com/writings/atc01.htm).
Après tous ces exemples et contre-exemples, il apparaît donc que la formule « la musique adoucit les mœurs » doive être considérablement nuancée en précisant que la musique PEUT certes adoucir les mœurs, mais pas n’importe quelle musique et pas n’importe quand. En effet, ce n’est pas pour exprimer son bonheur de vivre qu’une jeunesse rebelle s’est enthousiasmée pour des courants tels que le rock, le rap ou le « métal ». Et on se souvient qu’en octobre 1955, un jazzman du nom de Sidney Bechet et son groupe ont enflammé le public de l’Olympia à tel point que les fauteuils n’y ont pas résisté.
Il faut donc bien se résoudre à l’évidence : toutes les musiques n’ont pas le pouvoir de rendre calme, paisible et serein. Mais il faut aller plus loin : les « régions de l’être » que la musique permet de toucher ne sont pas celles de la grandeur morale ni des valeurs humaines. Oui, la musique peut susciter des émotions profondes, mais elle ne rend pas meilleur pour autant.
La catharsis d’Aristote ne fonctionne qu’avec un art noble destiné aux hommes libres et déjà policés ; Saint-Augustin s’emploie à relier la musique à l’idée d’amour, mais c’est d’amour de Dieu qu’il s’agit, c’est-à -dire d’un amour mystique et désincarné ; pour Descartes la musique correspond au plus haut degré de la sagesse mais c’est parce qu’il postule qu’elle agit directement sur l’âme, confondant sensibilité et spiritualité. D’une façon générale, les philosophes ne proposent une analyse des effets de la musique qu’en fonction de la place qu’elle est censée occuper dans leur « système ».
En fait, il semble bien que ce mode d’expression à la fois si proche par son omniprésence et si mystérieux par sa nature fragile et éphémère, constitue un monde à part, riche de sensations et d’émotions. Discours abstrait et pourtant si porteur d’images poétiques, il s’adresse surtout à notre part de sensibilité, cette part qui nous différencie des animaux. Il a peu à voir avec des visées morales ou métaphysiques et il se moque bien d’« adoucir les mœurs » !