Le temps et l’espace sont les deux concepts de base qui permettent de penser le réel objectif. Mais qu’en est-il du monde subjectif de l’art ? La réponse peut se résumer ainsi : le temps est au musicien ce que l’espace est au peintre. Autrement dit, le musicien s’exprime dans le temps alors que le peintre s’exprime sur l’espace de la toile. Pour appuyer cette affirmation, il y a ce constat simple : la musique nous fait perdre la notion du temps réel, elle nous plonge dans un temps virtuel qui est propre à chaque œuvre. C’est ainsi que des chercheurs ont pu mettre en évidence que le pouvoir de la musique tient principalement à ce phénomène temporel. Entre autres exemples, citons un extrait amusant d’un article du magazine Times signé par Jonathan Berger : « Davantage de boissons sont vendues dans les bars lorsqu’ils diffusent de la musique à un tempo plus lent. Cela semble faire du bar un environnement plus agréable, dans lequel les clients désirent s’attarder – et pourquoi pas commander un autre verre. » S’il est un compositeur qui nous donne l’impression de suspendre le temps, c’est bien Franz Schubert : voici par exemple l’andante de son Trio D. 929 (1827 : écouter le début).
Les relations entre la musique et le temps sont à la fois riches et complexes. On peut d’emblée y réfléchir selon les deux grands axes suivants : la musique dans le temps et le temps dans la musique.
Dans ce premier axe, c’est du temps historique qu’il s’agit, celui de l’histoire de la musique. On interrogera celle-ci sur deux plans : le problème du découpage de l’histoire en périodes (périodisation) et le bénéfice attendu de la connaissance du passé.
La solution traditionnellement adoptée, pour celui qui s’intéresse à l’évolution du temps musical au cours de l’histoire, c’est le principe de la périodisation : découpage de l’histoire en plusieurs périodes (Moyen Âge, Renaissance, période classique, romantique, moderne, contemporaine). On se heurte alors à plusieurs obstacles, qui sont développés dans notre dossier Quelle histoire de la musique ?. Parmi ces obstacles, le plus important nous semble porter sur la validité de ces périodes musicales qui servent habituellement à classer les compositeurs. Par exemple, le style d’un créateur comme Ludwig van Beethoven ayant considérablement évolué depuis ses débuts jusqu’à sa mort, faut-il le ranger parmi les classiques, les romantiques, ou créer une catégorie adaptée aux compositeurs qui, comme lui, enjambent les époques ?
D’autre part, l’histoire de la musique n’est pas linéaire, les chevauchements sont permanents. Par exemple, Gustav Mahler (né en 1860) semble plus « romantique » que Gabriel Fauré qui est pourtant né 15 ans avant (1845) ! Idem pour Richard Strauss (né en 1864) et Achille Claude Debussy (né en 1862)... et que dire de Sergueï Rachmaninov, romantique attardé (né en 1873), contemporain du dodécaphonique Arnold Schönberg (né en 1874) ?! On pense avoir résolu le problème en créant des périodes spéciales pour certains compositeurs : pré-romantique et post-romantique, pré-classique et, pourquoi pas, pré-moderne. Mais il n’en reste pas moins que toute périodisation prête à discussion et ne peut avoir qu’un caractère indicatif.
Une deuxième question traverse ce premier axe : en quoi cette histoire de la musique est-elle utile ? Que nous apporte-t-elle et quelles leçons peut-on en tirer ? La réponse semble aller de soi : en effet, mieux connaître le contexte dans lequel une œuvre a été produite permet, aussi bien à l’auditeur qu’à l’interprète, de se l’approprier, d’en mieux saisir les ressorts. Pour le compositeur aussi, la connaissance du passé (de l’évolution des langages et des styles) semble essentielle car elle lui permet de mieux situer sa création dans le temps : car on ne part jamais de rien quand on élabore sa propre façon de s’exprimer ; tout créateur est soumis au jeu des influences et des références. Son discours peut même s’inscrire dans un système non occidental.
Pour préciser notre propos concernant le discours musical, on ne prendra que trois repères emblématiques : Johann Sebastian Bach, Robert Schumann et Olivier Messiaen. Chez Bach, le discours est continu et fluide : le temps s’écoule sans à-coup, comme une rivière paisible. On peut prendre comme exemple le Prélude et fugue en si mineur qui est l’avant-dernier du premier volume du Clavier bien tempéré (BWV 869 : écouter). Chez Schumann par contre, le discours est discontinu et irrégulier : à l’intérieur d’une même pièce, ralentissements et accélérations se succèdent, comme un ruisseau capricieux dont le cours est parsemé de cascades et de rapides. On peut prendre comme exemple le début du Carnaval op. 9 (1835 : écouter). Chez Messiaen enfin, il n’est même plus possible de battre la mesure : le discours ne peut plus être référé à un modèle occidental connu puisqu’il s’appuie sur la rythmique de la musique indienne. On peut prendre comme exemple un extrait de L’abîme aux oiseaux, troisième mouvement du Quatuor pour la fin du Temps (1940 : écouter).
On arrive là au cœur du sujet de ce dossier : ce deuxième axe mérite donc un plus large développement. Comme le précédent, on peut l’interroger sur deux plans : il y a le temps de l’auditeur et le temps de l’œuvre.
Si la musique dite « classique » » est souvent perçue comme compassée, voire ennuyeuse, c’est qu’elle demande un minimum d’informations et d’attention pour être vraiment ″écoutée″. Car il faut tout d’abord bien distinguer ″entendre″ et ″écouter″… Pour ″entendre″, il suffit de ne pas se boucher les oreilles car la musique est présente partout, en tout lieu et à tout moment : à moins d’être sourd, impossible d’échapper au ″tube″ du moment. Par contre, dans le brouhaha ambiant, ″écouter″ exige non seulement de la concentration, mais aussi la mobilisation de nombreuses facultés : mémoire, sensibilité, capacités d’analyse et de synthèse… ce qui selon Hector Berlioz n’est pas donné à tous :
« MUSIQUE, art d’émouvoir par des combinaisons de sons les hommes intelligents et doués d’organes spéciaux et exercés. Définir ainsi la musique, c’est avouer que nous ne la croyons pas, comme on dit, faite pour tout le monde. Quelles que soient en effet ses conditions d’existence, quels qu’aient jamais été ses moyens d’action, simples ou composés, doux ou énergiques, il a toujours paru évident à l’observateur impartial qu’un grand nombre d’individus ne pouvant ressentir ni comprendre sa puissance, ceux-là n’étaient pas faits pour elle, et que par conséquent elle n’était point faite pour eux. » (Berlioz, À travers chants).
Même si l’on ne partage pas le pessimisme de Berlioz, reconnaissons qu’il faut à une personne désireuse d’écouter de la musique beaucoup de détermination, de la curiosité et surtout… du TEMPS. Cette dernière condition, sûrement la plus difficile à remplir dans ce monde pressé, c’est la nature même de la musique qui l’impose. Car, hors le temps, pas de musique !
La musique est donc essentiellement un art du temps, mais quoi de plus insaisissable et éphémère que le temps qui s’écoule… inexorablement ? Voilà peut-être le principal obstacle à une écoute aiguisée de la musique : sa fugacité. N’existant que dans l’instant de sa perception, elle disparaît au fur et à mesure qu’elle est produite et notre mémoire doit constamment s’exercer pour en reconstituer l’unité dans la durée. Pour faciliter ce travail de mémoire, la musique n’offre malheureusement que peu de repères stables (à moins de se répéter comme dans la forme ″couplet-refrain″) : elle ne montre rien (à l’inverse de la peinture), ne signifie rien (à l’inverse de la littérature), ne répond à aucune nécessité (à l’inverse de l’architecture). Par sa nature immatérielle, elle est la forme d’expression la plus abstraite et la plus difficile d’accès qui soit.
L’auditeur a pourtant une bonne raison de s’intéresser à la musique car, comme le souligne Igor Stravinski, elle est le seul art (avec le cinéma) qui lui permet de vivre pleinement le temps pour peu qu’il accorde une attention soutenue à l’œuvre qu’il écoute : « La musique est le seul domaine où l’homme réalise le présent. Par l’imperfection de sa nature, l’homme est voué à subir l’écoulement du temps – de ses catégories de passé et d’avenir – sans jamais pouvoir rendre réelle, donc stable, celle de présent. » (Igor Stravinsky, Chroniques de ma vie, Tome I, p.116). Rendre le présent réel, voilà ce que permet la musique en plongeant l’auditeur dans un même temps : celui de sa vie et celui de l’œuvre.
Si la joie ou la tristesse nous saisissent immédiatement à l’annonce d’un événement heureux ou tragique, la musique a besoin de temps pour se charger de ces affects : c’est dans le temps que naît l’émotion musicale. On pourrait penser que, pour engendrer ce phénomène, la musique a besoin d’un support extra-musical, littéraire par exemple (poème, récit, livret d’opéra, argument d’un ballet, texte liturgique ou autres) : le temps de l’œuvre serait alors dépendant de la durée d’énoncé de ce texte. Mais il s’avère qu’il n’en est rien et que le temps de l’œuvre lui est complètement spécifique. Par exemple, pour être captivé par un poème symphonique, nul besoin d’en connaître l’argument. Pour être transporté par la Symphonie fantastique, nul besoin de connaître le programme rédigé par Hector Berlioz. Il suffit de se laisser porter par le discours purement musical dont toute œuvre est porteuse : tempo, nuances, couleurs, modulations, accents, contrastes, respirations, ruptures, etc. Et c’est dans le temps que ce discours s’élabore. Pour prendre un autre exemple, il n’est pas besoin de maîtriser l’allemand pour suivre Franz Schubert dans le cheminement de son Winterreise (Voyage d’hiver : écouter le début du cycle).
Parmi les moyens purement musicaux que nous avons relevés, le tempo démontre à lui seul que « la musique EST le temps ». Mais qu’est-ce que le tempo ? Il ne doit pas être confondu avec le temps de la mesure, par exemple : 2/4 (2 noires) ou 6/8 (2 noires pointées). Ce temps est celui de la pulsation, que l’on peut marquer en tapant des pieds, en battant des mains, ou en claquant des doigts. Vous pouvez aussi entendre comment les timbales marquent la pulsation au début du troisième mouvement de la Symphonie nº 1 de Gustav Mahler (1888, écouter).
Revenons au tempo. Il indique en début de partition la vitesse à laquelle un morceau doit être exécuté. Par exemple : adagio (lent), moderato, allegro (rapide) ou presto (très rapide). Un tempo lent va de soi pour une marche funèbre comme celle de Beethoven dans la Troisième symphonie (écouter le début). Par contre, un tempo modéré est évidemment plus indiqué pour une marche nuptiale comme celle de Richard Wagner au début du troisième acte de Lohengrin (écouter le début). Enfin, une marche militaire réclame un tempo plus rapide (écouter celle de Schubert). Depuis l’invention du métronome au début du XIXe siècle, le tempo peut être fixé de façon précise. Mais ce n’est qu’une indication car, en fonction de l’interprète, des accelerendos et des rubatos peuvent le faire considérablement évoluer. C’est ainsi que la durée d’une symphonie peut varier de plusieurs minutes selon le chef d’orchestre qui la dirige : certains chefs sont réputés pour leur célérité (Toscanini) ou leur lenteur (Furtwängler). Le temps musical n’est donc pas le temps rigoureux fixé par le métronome, mais un tempo rendu fluctuant par les ralentissements, accélérations, suspens… décidés par l’interprète.
La partition laisse en effet une grande liberté à l’interprète, qu’il ait une approche intuitive ou rationnelle de l’œuvre. En effet, si précises que soient notées les intentions du compositeur sur le papier, une multitude d’interprétations est toujours possible. Donc, finalement, le temps de l’œuvre ne relève pas de la décision du compositeur mais des choix de l’interprète !