La question peut sembler bizarre, elle se pose pourtant constamment à propos de la création contemporaine. Combien de fois n’entend-on pas cette réflexion devant un tableau abstrait : « un enfant de quatre ans pourrait en faire autant ! » ? Dans le domaine des arts plastiques, à part l’abstraction, le XXe siècle a vu éclore toutes sortes de tendances comme le cubisme, le futurisme ou le mouvement dada, qui ne peuvent manquer de provoquer la perplexité du grand public plutôt habitué à admirer les chefs-d’œuvre du Louvre.
La question « qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? » s’est posée de façon particulièrement significative lors du procès intenté en 1927-28 contre l’État américain par le sculpteur Constantin Brancusi. L’objet du litige était l’une de ses œuvres intitulée « Oiseau dans l’espace » à laquelle les douanes américaines n’avaient pas accordé l’exonération de droits dont bénéficiaient les peintures et sculptures entrant sur le sol des Etats-Unis. Cet étrange objet fut rangé dans la même catégorie que les ustensiles ménagers et en conséquence lourdement taxé (tous les douaniers ne s’appellent pas Rousseau).
Au tribunal, Brancusi, témoins à l’appui (critiques d’art, collectionneur et directeur de musée) s’efforça de démontrer que l’objet en question était une statue de bronze originale, produite par un sculpteur professionnel (critères appliqués à l’époque aux œuvres d’art par les douanes). Le procureur de son côté convoqua deux sculpteurs pour apporter la contradiction, l’un de ses principaux arguments étant que cela ne ressemblait pas à un oiseau (comme chacun pouvait s’en rendre compte). Finalement, c’est à Brancusi que le juge a donné raison en reconnaissant qu’une « école d’art dite moderne s‘est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte. ».
Joli coup de main donné aux artistes par le monde juridique !
L’hésitation entre objet appartenant au monde réel ou au monde artistique peut aussi se poser en musique quand on considère les productions de la musique concrète, consistant à prélever et à mixer des bruits ambiants (porte qui grince, soupir humain, etc. : écouter Variations pour une porte et un soupir de Pierre Henry).
Et que dire d’un compositeur comme John Cage qui pense que tout événement sonore, provoqué ou naturel, peut être considéré comme une forme de musique : sa pièce 4′33” en est une démonstration spectaculaire. Il ouvre ainsi la porte à toutes les audaces (« à un grand n’importe quoi » selon ses détracteurs) : voir notre dossier Anti-art et musique.
Où situer la limite artistique entre l’exploitation triviale du réel et sa transmutation par l’intervention de l’imaginaire d’un compositeur inventif (et d’un auditeur à l’esprit ouvert) ?
Il faut d’abord noter que les mots « art » et « artiste », dont l’existence semble pour nous aller de soi, sont des concepts purement occidentaux et relativement récents.
Purement occidentaux car, dans la plupart des autres civilisations, le mot « art » n’existe même pas : c’est seulement le travail des ethnomusicologues qui nous fait considérer une polyphonie pygmée (écouter) ou une psalmodie tibétaine (écouter) comme des expressions musicales ; on connaît aussi l’intérêt porté aux traditions populaires et extra occidentales par Achille Claude Debussy (gamelan javanais : écouter), Béla Bartók (écouter des danses populaires roumaines), Olivier Messiaen (musique de l’Inde) et encore beaucoup d’autres compositeurs modernes et contemporains.
Relativement récents car, avant le XVIIIe siècle, le sens du mot « art » était sensiblement différent : il désignait essentiellement « le savoir-faire, la maîtrise technique » et pouvait aussi s’appliquer à une manière de se conduire particulièrement habile (ne parle-t-on pas encore aujourd’hui d’un « art de la séduction » ou d’un « art de la conversation » ?). Il dérivait en effet du mot latinars (métier, maîtrise, astuce) qui en est l’origine étymologique ; et en Grèce, c’est le mot tekhné (d’où vient le mot « technique) qui en est le plus proche.
C’est cette définition de l’art comme « savoir-faire technique », qui prévaut jusqu’à la fin du Moyen Âge. L’art est alors opposé à la fois à la science (pure réflexion sans volonté de production d’objets) et à la nature (qui produit sans réfléchir) ; il est d’autre part subdivisé en « arts libéraux » (mathématiques, musique, littérature), « arts mécaniques » (peinture, sculpture, architecture), « art militaire », etc. C’est seulement à la fin de la Renaissance (XVIe siècle) que la différence entre les artisans et les artistes commence vraiment à être manifeste, quand ces derniers s’émancipent des anciennes corporations (celle des musiciens regroupe indistinctement les compositeurs, les interprètes et les facteurs d’instruments) pour rejoindre les nouvelles académies, créées au XVIIe siècle, qui apportent reconnaissance, expositions ou concerts publics, et surtout commandes à ceux que l’on va de plus en plus considérer comme des « artistes ».
C’est au siècle des Lumières (XVIIIe siècle) que la notion d’art acquiert définitivement sa dimension esthétique, et s’applique à la production d’œuvres d’art par un artiste désormais nettement distingué de l’artisan. Ce dernier reste celui qui, par la répétition de gestes longuement appris, s’efforce de produire en quantité des objets utilitaires, alors que la production de l’artiste se veut à chaque fois nouvelle et sans autre but que de plaire.
Mais les concepts d’art et d’artiste continueront d’évoluer en fonction des critères retenus pour les désigner.
À la fin du XVIIIe siècle, le philosophe Emmanuel Kant synthétise les critères en cours dans sa Critique de la faculté de juger (1790). À partir de l’analyse du jugement de goût, il déduit clairement les qualités et les finalités de l’artiste : le métier, certes, mais surtout le génie, le respect des règles, et la satisfaction d’un public désireux de voir et d’entendre des œuvres belles, originales et chargées d’émotions. Le critère dominant est alors le respect des règles : durant la période baroque (1600-1750), ce sont des règles rhétoriques qui sont mises en avant car il s’agit de traduire au mieux les affects du texte par les inflexions de la mélodie (notamment à l’opéra) ; durant la période classique (1750-1830), ce sont des règles de construction formelle qui l’emportent (rappelons que c’est le moment où les grandes formes classiques atteignent leur perfection : la sonate et la forme sonate, la symphonie, le concerto de soliste, le quatuor à cordes, etc.)
Durant la période baroque le critère du beau est invoqué pour louer (ou condamner) le stile nuovo de Claudio Monteverdi, et le génie du compositeur contribue à lui faire obtenir des postes de plus en plus prestigieux. Pendant la période classique, ce critère du beau passe au second plan au profit des qualités d’équilibre et de charme de la composition. Quant au compositeur, la classe noble pour laquelle il travaille, le considère plus comme un serviteur talentueux devant répondre à la commande que comme un être à part touché par l’aile du génie. On sait les problèmes que Wolfgang Mozart a rencontrés avec son employeur l’archevêque Colloredo, et qu’il n’a jamais pu obtenir un poste officiel digne de son génie (pourtant incontestable).
Avec le mouvement romantique du XIXe siècle, les critères régissant l’œuvre d’art vont encore évoluer. L’observation des règles formelles, déjà passablement mise à mal par Ludwig van Beethoven, est de plus en plus délaissée au profit d’une recherche toute entière orientée sur d’expression du moi intime de l’artiste : ses sentiments, ses passions, les élans de sa sensibilité, la fantaisie de son imagination. D’autre part, les velléités de liberté et d’autonomie déjà affichées par Mozart, sont affirmées par Beethoven qui n’hésite pas à répondre à l’un de ses protecteurs un peu trop condescendant : « Prince, ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par moi-même. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un Beethoven. »
À la charnière des XIXe et XXe siècles, un critère supplémentaire vient définir l’artiste : c’est la volonté, déjà en germe chez Frédéric Chopin, de refléter un sentiment national, soit en dépeignant son pays (exemple : la Moldau de Bedrich Smetana), soit en reprenant des thèmes folkloriques (comme Bela Bartok), soit par l’expression de la musique elle-même (exemple : Finlandia de Jean Julius Christian Sibelius).
Au XXe siècle, le principal critère qui distingue l’artiste est la rigueur de sa démarche (comme Arnold Schönberg ou Pierre Boulez) : il est considéré comme un chercheur (qui ne sait pas ce qu’il cherche, et remet chaque fois en question son savoir-faire) pour proposer à l’auditeur une sorte de parcours sonore qui l’interpelle et l’intéresse, à défaut de l’émouvoir ou de le faire rêver.
Une fois qu’on a fait le tour de tous ces critères qui reflètent les goûts et les préoccupations d’une société à une époque donnée, il semble bien qu’on se soit privé de tous les moyens pour définir objectivement ce qu’est aujourd’hui une œuvre d’art. Autrement dit, impossible maintenant de proposer un ensemble de critères nécessaires et suffisants pour décider si un objet donné a, ou non, une valeur artistique. La seule définition sur laquelle on puisse s’entendre est toute relative : un artiste est un individu qui se déclare et/ou que le public désigne comme tel. Relative, car le même individu peut, selon les commentateurs, être considéré comme un mystificateur, un farfelu, un provocateur… ou un visionnaire : c’est souvent le lot des créateurs les plus à l’avant-garde !
En conséquence, une œuvre d’art sera (enfin une définition !) ce qui est considéré comme tel par un artiste et/ou son public (n’est-ce pas ce qu’on appelle une tautologie ?) Mais finalement, on n’est pas loin d’Emmanuel Kant quand il indique que c’est parce qu’elle plaît qu’une œuvre d’art est considérée comme telle (bon… mais là , on a peut-être un peu trop sollicité la pensée de cet illustre philosophe).