Comme accompagnement musical, nous vous proposons d’écouter un chant traditionnel (arrangement Dudele). Bonne lecture et bonne écoute !
Le terme yiddish "klezmer" provient de la contraction des deux mots hébreux "kley" (véhicule, instrument) et "zemer" (chant, mélodie). Klezmer signifie surtout que les instruments sont les véhicules de la voix intérieure qui chante dans l’âme de chacun de nous. Un "klezmorim" ne "fait" pas de la musique, il parle, prie, console... par son instrument.
La musique "klezmer" est celle que les baladins juifs ashkénazes colportaient de fête en fête, dans toute l’Europe de l’Est (Russie, Ukraine, Pologne, Roumanie, Bulgarie, Autriche, Hongrie, etc.) depuis le Moyen Âge jusqu’aux persécutions nazies et staliniennes du XXe siècle. Il s’est enrichi au contact (réciproque) de musiciens slaves, tziganes, grecs, turcs (ottomans) et plus tard du jazz.
Suite à un oukase (décret) d’Alexandre 1er de Russie, les cinq millions de juifs vivant en Europe de l’Est furent, depuis 1804, confinés dans un territoire de quelques centaines de kilomètres autour de Kiev. Leur accès aux grandes villes, et donc aux conservatoires, était strictement réglementé, de sorte que la plupart des musiciens se formaient "sur le tas" et le métier se transmettait de père en fils (les femmes n’étant pas admises, en ces temps-là , à se produire en public). Ils parlaient yiddish (une langue proche de l’allemand, avec un apport de vocabulaire hébreu et slave), et préféraient, dit-on, souvent les femmes et l’alcool à l’étude de la torah. Ils avaient donc mauvaise réputation, d’autant que, sans formation, ils étaient incapables de lire les notes, jouant d’oreille une musique traditionnelle.
De nombreux juifs ont quitté l’Europe à la fin du XIXe siècle et, espérant une vie meilleure, se sont installés aux Etats-Unis. Dans ces conditions plus favorables, la musique klezmer a prospéré alors qu’en Europe elle a failli disparaître du fait des persécutions nazies et staliniennes. Après la deuxième guerre mondiale et la création de l’État d’Israël, le sionisme qui prévalait chez les juifs d’Amérique a relégué le klezmer aux oubliettes. Les plus aisés préféraient orienter leurs enfants vers une formation classique (les violonistes Nathan Milstein et Yehudi Menuhin en sont des exemples). Cependant, depuis les années 70, une véritable renaissance de la musique traditionnelle s’est opérée dans les classes populaires où l’on pratiquait la communion joyeuse avec Dieu par le chant et la danse. Le nom de "klezmer" a recouvert l’ensemble de ce mouvement (de la même façon que la musique irlandaise fut nommée "celtique").
Actuellement, la scène klezmer est un lieu d’expression et d’échange artistique libre où chacun peut apporter ses compositions et ses interprétations personnelles, sous l’influence de toutes les musiques actuelles comme le jazz (écouter un exemple), la pop music, le rock (écouter un exemple) et les musiques "ethniques" : indienne, arabe (écouter un exemple), celtique, etc.
Pourtant, malgré la diversité des styles, quelques particularités permettent d’identifier immédiatement une musique klezmer :
- une façon de phraser (glissandi, hoquets) qui rappelle des gémissements ou des sanglots (écouter) ;
- un recours permanent à l’ornementation de la mélodie qui évoque les inflexions d’une voix humaine (écouter un exemple) ;
- l’usage de modes empruntés au folklore d’Europe centrale (à consonance tzigane ou orientale), et des modes de la liturgie ancienne, notamment dorien et mixolydien (voir notre dossier "Qu’est-ce qu’un mode") ;
- enfin, son caractère à la fois mélancolique (voire déchirant) et exubérant, sa capacité de "rire avec des larmes" qui traduit son profond enracinement dans l’âme juive (écouter une composition de Feidmann).
La force expressive d’une telle musique n’a pas manqué d’intéresser, voire d’inspirer, de nombreux compositeurs, à commencer par ceux qui étaient d’origine juive. En voici quelques exemples :
Un cas particulièrement frappant est celui de Gustav Mahler qui, dans le troisième mouvement de sa Symphonie nº 1, se souvient des musiques de son enfance en Bohême. Après avoir énoncé le thème de « Frère Jacques », il enchaîne de façon abrupte sur un thème joué à la façon klezmer par un petit ensemble comprenant : cymbale, grosse caisse, hautbois, clarinettes et trompettes (écouter).
Ernest Bloch (1880-1959) est un des rares compositeurs à avoir totalement assumé ses origines juives. Il utilise fréquemment des mélodies yiddish dans ses œuvres comme par exemple ces Scènes de la vie juive (écouter la troisième).
George Gershwin a lui aussi, quand il était jeune, baigné dans la musique yiddish : ses parents avaient fui Saint-Pétersbourg, important avec eux la culture juive ashkénaze. Il n’est donc pas difficile d’entendre dans sa musique des échos de cette culture : écouter un arrangement de Rhapsodie in Blue.
Le rapprochement du klezmer avec György Ligeti (1923-2006), lui aussi d’origine juive, est moins évident ; cependant dans certaines œuvres, on peut déceler une certaine affinité : écouter la première Bagatelle. On pourrait dire la même chose de Steve Reich (né en 1936) : écouter un extrait de Eigth Lines.
Bien que n’étant pas d’origine juive, bien d’autres compositeurs ont été profondément touchés par les qualités de la musique klezmer et l’ont utilisé de différentes manières. Maurice Ravel a harmonisé deux mélodies hébraïques (écouter la n° 2). Béla Bartók a puisé dans les racines hongroises et roumaines du klezmer la matière de ses Duos pour deux violons (écouter le n° 4). Mais l’œuvre phare de ces compositeurs qui se sont intéressés au klezmer est de Sergueï Sergueïevitch Prokofiev : il s’agit de l’Ouverture sur des thèmes juifs, commandée par une communauté yiddish de New York (écouter la fin). Pour sa part, Dimitri Chostakovitch, bravant la censure, laisse apparaître son intérêt pour le klezmer dans ses 11 Poésies populaires juives op. 79 et dans le final de son Trio avec piano n° 2 (1944 : écouter).
Musique d’exil partagée entre nostalgie et espoir, le klezmer traditionnel était un genre purement fonctionnel, lié aux manifestations profanes et religieuses des juifs ashkénazes. Actuellement, il devient un mode d’expression à part entière : il est joué par des artistes de toutes origines et de toutes religions. Mais en quittant son milieu et sa fonction originelle, ne risque-il pas de perdre son identité ? On pourrait le craindre car aujourd’hui, les "klezmorim" oscillent entre respect de la tradition et modernité.
Les uns font œuvre de fidélité en reproduisant les sons et les arrangements du passé : ils conservent au klezmer sa fonction paraliturgique en jouant pour les mariages et les fêtes juives. Les autres, de loin les plus nombreux, marient leur musique, à la variété contemporaine, au jazz ou aux musiques du monde… Finalement, ils ne font que perpétuer l’évolution d’un genre qui, malgré l’influence des multiples cultures auxquelles il a été confronté, a toujours préservé son caractère propre.