Malgré la diversité et le nombre des pays (une quarantaine) qui occupent l’immense territoire de l’Afrique subsaharienne, un certain nombre de traits communs rapprochent leurs conceptions et leurs pratiques de la musique. Il est donc permis d’aborder globalement, comme un tout relativement cohérent, la musique traditionnelle de l’Afrique noire. Contrairement à la musique occidentale, dont le langage a considérablement évolué au cours des siècles, on ne peut juger si la musique négro-africaine s’est perpétuée sans modifications depuis les origines car, en l’absence de tout système de notation, elle s’est transmise oralement, par mémorisation : de maître à disciple, des variations mêmes minimes ont pu avoir lieu. On peut cependant supposer que la conception globale de la musique des Africains, qui plonge ses racines dans des croyances ancestrales, s’est maintenue intacte jusqu’à aujourd’hui. C’est cette conception globale que nous allons maintenant analyser.
La plupart des religions africaines relient étroitement la musique à la création du monde et considèrent que le son est le principal moyen qui permet aux dieux d’ordonner l’univers et aux hommes d’entrer en communication avec l’au-delà. Cette idée est au cœur de toute pratique de la musique en Afrique. D’ailleurs la musique joue un rôle essentiel, notamment les percussions, pour déclencher les transes pendant lesquelles les danseurs s’abandonnent aux puissances divines. Le pouvoir de la musique explique aussi son usage thérapeutique : en prenant possession de l’âme des malades, elle aide à leur guérison.
En Afrique, les masques permettent aux personnes qui les portent de faire vivre l’esprit d’un être surnaturel. Nous sommes habitués aux masques qui dissimulent le visage ou même le corps tout entier. Mais ils peuvent aussi être exclusivement sonores : on les appelle les « masques nus ». Dans ce cas, c’est la voix qui doit être déguisée (en quelque sorte « masquée »). Pour cela, plusieurs procédés sont utilisés : boire une mixture qui agit sur le larynx, chanter dans un pot en terre ou à travers un mirliton, ou encore faire entendre, au lieu du chant, un instrument qui imite le vent (flûte ou rhombe : planchette que l’on fait tournoyer au bout d’une corde).
Ce qui caractérise d’autre part la musique africaine, c’est son rôle social dans la mesure où elle participe à relier l’individu à la communauté. Elle n’est pas considérée, contrairement à l’Occident, comme un art à part ou comme un simple divertissement mais comme un moyen de prendre place dans la communauté. Tous les événements de la vie quotidienne (naissance, puberté, mariage, mort…) sont l’occasion d’un rituel où chacun intervient par le chant ou la danse. Pendant les cérémonies religieuses, les corps s’animent, les battements de mains rythment le chant.
La musique accompagne toutes les activités quotidiennes : préparation des repas, travaux des champs, déplacements des chasseurs, gestes des artisans, etc. Dans la mesure où la musique est omniprésente dans la vie de tous les jours, on peut dire que tous les Africains sont musiciens car, pour eux, la pratique du chant et de la danse est une seconde nature. Il existe d’autre part des musiciens professionnels, les griots, sortes de ménestrels qui s’accompagnent d’un instrument pour conter les récits historiques, les mythes, les poèmes, etc. Leur chant, renforcé par le son de l’instrument, épouse les inflexions du langage (les langues africaines sont très chantantes) : écouter un exemple. On fait également appel aux griots dans toutes les grandes occasions (mariages, célébration des ancêtres et autres fêtes).
Les Africains disent souvent que l’instrument parle, qu’il a une voix. L’explication de cette assertion est double : d’une part, elle s’inscrit dans l’idée que le son des instruments a le pouvoir de faire accéder au monde surnaturel, d’autre part elle tient au fait qu’un instrument est un véritable moyen de communication linguistique qui peut imiter la voix parlée et transmettre un message à des dizaines de kilomètres (écouter). C’est ainsi que lors de la colonisation, les villages étaient avertis plusieurs jours avant de l’arrivée des Européens.
La maîtrise d’un instrument de musique est un privilège réservé aux griots. Ils en sont généralement les fabricants et l’adaptent à leurs goûts et à leur style. Tous les instruments sont donc singuliers, reflétant la culture et la personnalité de leur propriétaire. On peut cependant les ranger en quatre grandes catégories dans lesquelles on ne citera que les plus courants.
Les tambours sont de loin les plus répandus. Ils sont présents partout sous un grand nombre de formes et de tailles. Ils peuvent être fabriqués en bois, en argile ou à partir de calebasses, et la membrane frappée est en peau d’animal (serpent, vache, chèvre, etc.) : écouter un ensemble de tambours (on remarquera la complexité et la polyrythmie des battements).
Le tambour plus connu et le plus pratiqué par des occidentaux est le djembé (écouter 1 puis 2 djembés). Le son dépend de la façon dont les mains frappent la membrane. Celle-ci est fixée par un système de cordes qui permettent l’accord de l’instrument.
Comme dans les civilisations asiatiques, on trouve un tambour à tension en forme de sablier, le tama, dit parfois « tambour parlant ». Le musicien le maintient d’une main sous une aisselle et il frappe la membrane avec une baguette tenue dans son autre main. Il peut faire varier très finement la hauteur des sons en pressant plus ou moins sur les cordes avec son bras de sorte que l’instrument peut imiter les inflexions d’une voix : il parle (écouter).
Le balafon est une sorte de xylophone. L’accord des lames est très différent selon les régions. Sous les lames, des calebasses servent de caisses de résonance ; elles sont percées de trous recouverts d’une fine membrane de façon à brouiller le son. C’est un instrument très prisé des griots (écouter).
La famille des percussions comprend aussi une foule de petits accessoires : claquettes en bois, wood-block (lokolé), clochettes kenkens et autres sonnailles, hochets, calebasses, etc.
La kora est un des instruments favoris des griots (écouter). Cette harpe-luth est construite à partir d’une grande calebasse coupée en deux et recouverte d’une peau de vache. Elle est traversée par un long manche de bois dur sur lequel sont tendues 21 cordes dont la plupart sont des cordes sympathiques (cordes qui ne sont pas touchées directement par le musicien mais qui, en vibrant, contribuent à la sonorité de l’instrument). Elle se joue avec le pouce et l’index de chaque main et réclame une grande virtuosité.
L’arc musical est un instrument primitif qui remonte à la préhistoire. C’est une simple corde tendue entre les extrémités d’une baguette courbe. Elle peut être pincée, frottée ou frappée (écouter). Une petite baguette sert de tendeur pour faire varier la tension de la corde, donc la hauteur du son. Le musicien se sert de sa bouche comme résonateur. Une calebasse mobile peut aussi modifier la hauteur du son tout en servant de résonateur (images ci-dessous).
Les instruments à vent africains sont essentiellement les flûtes et les trompes. Les flûtes peuvent être droites ou traversières, et fabriquées en matériaux divers (bambou, roseau, argile, os, etc.). Les exécutants confirmés sont capables de parler tout en jouant (écouter deux exemples). Quant aux trompes, elles sont souvent liées au décorum royal. Elles sont faites en cornes d’animaux, en bois ou en métal.
Dite aussi « piano à pouces », la senza est sans équivalent en dehors de l’Afrique. Elle est constituée de lamelles en métal ou en bambou fixées sur une planchette de bois, avec ou sans résonateur. Le musicien fait vibrer les lamelles en les pinçant avec ses pouces (écouter). On peut ajouter des bruiteurs à l’instrument (coquillages, bagues métalliques, etc.) pour brouiller le son (écouter).
Les Africains ne sont pas, comme les occidentaux, amoureux du son pur et clair. Au contraire, les griots, en construisant leurs instruments, imaginent de nombreux procédés pour en brouiller le son (on l’a vu à propos de la senza et du balafon). Dans le même but, des sonnailles sont fixées aux poignets des danseurs et des musiciens ou au pourtour des tambours. Les voix elles-mêmes sont volontairement « masquées » : oreilles et nez bouchés, langues vibrantes, utilisation de mirlitons. Tous ces procédés ne sont pas considérés comme une dégradation mais comme un enrichissement du son. Cette recherche d’un « son complexe » séduit aussi de nombreux compositeurs contemporains occidentaux. Ils peuvent intervenir sur l’instrument, comme John Cage et son piano préparé (écouter un exemple), réclamer à l’interprète une façon de jouer incongrue, comme Daniel Raquillet dans Jazzoflûte(écouter des extraits), ou encore utiliser un appareillage électronique pour dénaturer le son habituel des instruments.
Le titre de ce chapitre est paradoxal car il n’y a pas en Afrique, comme d’ailleurs dans toutes les musiques traditionnelles extra-occidentales, de traités théoriques ni de partitions. Aucune trace écrite donc indiquant précisément sur quelles bases, rythmiques, mélodiques et harmoniques, la musique est conçue et pratiquée. Elle est cependant très codifiée mais ces codes sont transmis oralement par imprégnation et par mémorisation. Les pièces ne sont pas conçues en référence à un quelconque système d’écriture, mais se répètent de génération en génération sans qu’on puisse connaître leur origine ni la façon dont elles ont évolué au fil du temps et des imitations successives.
En fait, l’œuvre musicale africaine n’existe que dans le moment précis où elle est jouée (rituel, cérémonie, activités de la vie quotidienne, etc.). Elle comporte une forte part d’improvisation, mais cette improvisation s’inscrit dans un cadre déterminé et doit respecter les codes formels liés à la situation : échelle modale, schéma mélodique, structure rythmique, combinaison de timbres.
Sur le plan modal, les gammes utilisées sont souvent pentatoniques, du type do, ré, fa, sol, la (et nondo, ré, mi, sol, la comme dans la musique chinoise : écouter. D’autres gammes peuvent ressembler au mode ré (phrygien) ou au mode fa (hypolidien) des Grecs. Contrairement à la musique arabe ou à la musique indienne, aucune tradition africaine ne semble avoir utilisé des intervalles inférieurs au demi-ton.
Elle se distingue aussi de la plupart des autres musiques traditionnelles extra-occidentales par une forme de chant polyphonique qui utilise des procédés simples comme les tierces parallèles ou le tuilage (imitation canonique rudimentaire) : écouter. En outre, la musique négro-africaine se caractérise le plus souvent par des phrases mélodiques brèves eet répétitives. Généralement, le chant progresse par appels et réponses : un meneur de jeu exécute une courte phrase à laquelle répond tout le groupe (écouter).
Le jazz, le reggae jamaïcain, la samba brésilienne mais aussi le rap et autres musiques du monde sont-elles des héritières directes des musiques traditionnelles de l’Afrique noire ? La réponse n’est pas simple. L’interprétation habituelle est de lier ces expressions musicales récentes à l’histoire de l’esclavage des noirs africains et des dures conditions de travail qui leur étaient réservées. Cependant, il faut nuancer car il faut bien reconnaître qu’il y a loin entre ces musiques et les chants exprimant les souffrances du peuple noir.
Si l’on prend l’exemple du jazz, il s’avère que celui-ci trouve ses origines dans trois sources qui mélangent musique traditionnelle noire et expressions musicales blanches (voir notre dossier sur le jazz). Ce métissage se vérifie pour les trois sources du jazz : le spiritual, le ragtime et le blues (qui est considéré comme la base de tout), comme on va le voir maintenant.
À leur arrivée en Amérique, les esclaves n’avaient pas d’instruments de musique ; de plus, on leur interdisait de chanter. Les traditions musicales de leurs pays d’origine se sont donc perdues. Quand l’esclavage a été aboli, la plupart des noirs sont restés au service de leurs anciens maîtres, mais ils ont recommencé à chanter pour rythmer leur travail dans les champs de coton. Ils retrouvaient en cela leurs traditions ancestrales, mais avec des mélodies et des rythmes empruntés à leur nouvel environnement. C’est à ce moment que le blues est né, sous la forme d’un chant au tempo lent et traduisant la douleur de vivre (écouter). En résumé, on peut dire que, si le blues plonge ses racines dans le sol africain, il est surtout une musique américaine.
En fait, le pont entre l’Afrique et l’Amérique date surtout des années 1960. Un musicien comme Steve Reich par exemple, a été fasciné par la polyrythmie des percussions africaines et s’en est inspiré dans plusieurs de ses œuvres comme Music for 18 Musicians (1976 : écouter le début). Au retour de son premier voyage en Afrique, il s’exclamait : « C’est fou ! Ils n’écrivent pas la musique, c’est la mère qui enseigne à sa fille et le père à son fils, et pourtant la musique perdure. »
C’est aussi dans les années 1960 que s’est développé le concept de "great black music" qui marquait la volonté à la fois politique et musicale de rattacher tous les musiciens noirs (de Michael Jackson à Bob Marley) à une même communauté d’esprit, partageant des traits communs avec les anciennes traditions africaines. Celles-ci ont assurément joué un rôle important dans l’évolution de beaucoup de musiques dites "actuelles" (du jazz au rap en passant par le hip-hop). Elles sont venues se ressourcer et se régénérer aux sources des rythmes ancestraux. Le rap par exemple a beaucoup puisé dans la tradition de la palabre, forme de débat habituel en Afrique pour prendre les décisions importantes concernant la collectivité.
Aujourd’hui, la plupart des musiciens noirs subissent l’influence de l’Occident tout en se revendiquant des anciennes traditions africaines. C’est ainsi que certains n’hésitent pas à marier des instruments traditionnels comme la kora avec des guitares électriques, ou à inclure le djembé dans la percussion d’aujourd’hui. Le chanteur et saxophoniste camerounais Manu Dibango (écouter) fut l’un des premiers à pratiquer un mixage de la culture de son pays d’origine avec des couleurs venues du jazz, du rock et du reggae. Il a été suivi par beaucoup d’autres dans la voie consistant à jeter des ponts musicaux entre l’Afrique et le monde occidental.