Charles Baudelaire évoque en poète l’idée d’un lien entre différents mondes de sensations dans son célèbre sonnet Correspondances : « ... Comme de longs échos qui de loin se confondent ... Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » L’existence de telles associations débouche sur l’idée séduisante mais problématique de correspondance des arts. Ce dossier vise à approfondir notre exploration de ces correspondances qui tissent un lien subtil entre la musique et la peinture : voir nos autres dossiers de la catégorie Correspondance des arts en fin de page.
Depuis toujours, les musiciens ont entretenu des relations amicales avec les peintres de leur temps. Tout naturellement certains ont essayé de traduire dans leurs œuvres les impressions et les sensations qu’ils éprouvaient devant des tableaux. J’ai cherché ci-après les rencontres les plus représentatives. Elles sont rangées par ordre chronologique.
Une amitié profonde unissait Frédéric Chopin à Eugène Delacroix (qui jouait lui-même du violon). Ils se connaissaient depuis 1835 et discutaient souvent des liens entre leurs arts respectifs. George Sand (amante du premier et amie du second) rapporte dans ses Souvenirs une conversation pendant une soirée au cours de laquelle le musicien cherche ce qu’elle appelle « la note bleue » (écouter la Berceuse) :
« Maurice [le fils de George Sand] veut que Delacroix lui explique le mystère des reflets et Chopin écoute, les yeux arrondis de surprise. Le maître établit une comparaison entre les tons de la peinture et les sons de la musique.
- L’harmonie en musique, dit-il, ne consiste pas seulement dans la constitution des accords, mais encore dans leurs relations, dans leur succession logique, dans leur enchaînement, dans ce que j’appellerais, au besoin, leurs reflets auditifs. Et bien la peinture ne peut procéder autrement ! [...] Tu peux fourrer dans ton tableau les tons les plus violents, donne-leur le reflet qui les relie, tu ne seras jamais criard. [...] Le reflet de telle couleur sur telle autre donne invariablement telle autre couleur que je t’ai vingt fois expliquée et prouvée.
- Fort bien, dit l’élève, mais le reflet du reflet ?
- Diable ! Comme tu y vas, toi ! tu en demandes trop pour un jour ! Le reflet du reflet nous lance dans l’infini, et Delacroix le sait bien, [...] Il y a dans la couleur des mystères insondables, des tons produits par relation, qui n’ont pas de nom et qui n’existent sur aucune palette.
[...] Chopin n’écoute plus. Il est au piano et il ne s’aperçoit pas qu’on l’écoute. Il improvise comme au hasard. Il s’arrête.
- Eh bien, eh bien, s’écrie Delacroix, ce n’est pas fini !
- Ce n’est pas commencé. Rien ne me vient... rien que des reflets, des ombres, des reliefs qui ne veulent pas se fixer. Je cherche la couleur, je ne trouve même pas le dessin.
- Vous ne trouverez pas l’un sans l’autre, reprend Delacroix, et vous allez les trouver tous les deux.
- Mais si je ne trouve que le clair de lune ?
- Vous aurez trouvé le reflet d’un reflet.
L’idée plait au divin artiste. Il reprend, sans avoir l’air de recommencer, tant son dessin est vague et comme incertain. Nos yeux se remplissent de teintes douces qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis la note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente... »
Cette scène décrite par George Sand semble avoir été peinte par Delacroix (voir image ci-après). L’écrivaine ne traduit-elle pas ici avec des mots, la fusion des couleurs et des sons que recherchaient les Romantiques ?
Les Tableaux d’une exposition, sont une suite de dix pièces pour piano composée par Modest Moussorgski en 1874 en hommage au peintre et architecte Viktor Hartmann. Les deux hommes, entièrement dévoués à la cause de l’art russe, étaient rapidement devenus amis. La mort soudaine de l’artiste à 39 ans a profondément bouleversé Moussorgski qui a prêté des œuvres de sa collection personnelle pour une exposition dédiée à son ami et a visité cette dernière en personne. C’est tout rempli des émotions suscitées par cette visite qu’il a composé sa musique, basée sur des dessins et aquarelles de Hartmann, malheureusement perdus aujourd’hui. Les quelques esquisses qu’on a retrouvées n’en donnent pas une image très convaincante et il faut faire travailler son imagination en se fiant aux titres évocateurs que le musicien a donnés aux différentes pièces écrites dans un style très descriptif (écouter la Grande porte de Kiev) :
I. Gnomus, II. Le vieux château, III. Les Tuileries, jeux d’enfants et disputes, IV. Bydlo (triste chant d’un paysan conduisant un lourd chariot), V. Ballet des poussins dans leur coque, VI. Samuel Goldenberg et Schmuyle (un pauvre homme implore un riche), VII. Le Marché de Limoges (commérages), VIII. Catacombes, cum mortuis, IX. La Cabane sur des pattes de poule, X. La Grande porte de Kiev (voir image ci-dessous). Les différentes pièces sont précédées du thème de Promenade et entrecoupées de promenades symbolisant la déambulation du visiteur entre chaque tableau.
Tableau de Delacroix représentant Sand et Chopin. |
Hartmann, projet pour la grande porte de Kiev, vers 1870, maison Pouchkine à Saint-Pétersbourg |
Franz Liszt, pour son poème symphonique La Bataille des Huns (1857) s’est inspiré de la toile éponyme du peintre romantique Wilhelm von Kaulbach (image ci-dessous). Cette dernière décrit la bataille des champs Catalauniques qui opposa en 451 l’empire romain aux hordes d’Attila. Au début de l’ouvrage, le compositeur indique : « L’on devra s’efforcer de maintenir couleur orchestrale très sombre, tous les instruments devant sonner comme des fantômes » (écouter).
C’est un dessin de Mihaly Zichy (image ci-dessous), offert à Liszt en 1881, qui inspire au compositeur son ultime poème symphonique Du berceau à la tombe (1882). Au centre du dessin, trône le musicien qui reçoit son inspiration du ciel. À ses pieds les bornes de la vie sont symbolisées, à gauche par une femme tenant son nourrisson, à droite par un vieillard penché sur une tombe ; ces deux extrêmes sont séparés par une banderole portant le titre du drame raconté par la musique (écouter divers épisodes).
von Kaulbach : La bataille des Huns (vers 1850) |
Zichy : Du berceau jusqu’au cercueil ïƒ |
Achille Claude Debussy n’a jamais revendiqué l’étiquette d’« impressionniste » pour son œuvre, au contraire : « Ce qui m’impressionne surtout, c’est la bêtise de ceux qui veulent à tout prix faire de ma musique un paysage à accrocher dans un décor. Je ne décris pas, je ne reproduis pas. J’exalte… ». Pourtant, l’épithète reste indissolublement collée à son nom. Elle lui est même appliquée dès ses débuts : « Il serait fort à désirer qu’il se mît en garde contre cet impressionnisme vague, qui est un des plus dangereux ennemis de la vérité dans les œuvres d’art. » C’est le jugement porté par l’Académie des beaux-arts sur la suite symphonique Printemps envoyée de Rome par le jeune Debussy en 1887. Depuis, le qualificatif a perdu la valeur péjorative qu’il avait à l’époque mais il est encore couramment utilisé aujourd’hui. Il convient donc de s’interroger sur sa pertinence.
Si l’on pense toujours à Debussy pour l’accompagnement sonore de l’univers visuel de Claude Monet, cela n’a rien d’étonnant. Car, même si le musicien n’a probablement jamais rencontré le peintre, il s’est nourri aux mêmes sources : les émotions éprouvées devant le spectacle changeant de la nature. « Voir le jour se lever est plus utile [pour le musicien] que d’entendre la Symphonie pastorale » écrit le compositeur dans La Revue blanche (1er juillet 1901). De la même façon, Monet s’affranchit de la figuration descriptive en s’abandonnant à ses sensations. Essayons de préciser ce qui rapproche leur démarche : le musicien enchaîne par petites touches de courts motifs qui sont constamment variés par des harmonies riches et des nuances infinies ; la construction, précise mais aux ressorts secrets, est caractérisée par la mobilité et l’imprévisibilité permanente du discours musical (écouter Nuages, 1ère partie des Nocturnes). De son côté, le peintre parvient à fixer le caractère éphémère et fugitif d’une atmosphère en juxtaposant des petites touches de couleurs pures sur sa toile ; ses Nymphéas sont à la limite de l’abstraction. Exemples :
Impression soleil levant, 1872, musée Marmottan à Paris |
Les Coquelicots, 1873, musée d’Orsay à Paris |
Les Nymphéas bleus, 1919, musée d’Orsay à Paris. |
L’île des morts est un poème symphonique que Sergueï Rachmaninov compose en 1909, inspiré par le tableau éponyme du peintre suisse Arnold Böcklin (voir reproductions ci-dessous). Il s’attache tout particulièrement à recréer l’atmosphère lugubre du tableau. Dès le début, les sons graves de l’orchestre et le balancement ternaire à cinq temps nous emmènent sur une mer profonde à travers la nuit. Des phrases mélodiques à ambitus réduit introduisent le thème du Dies Irae qui apparaît partiellement puis en entier à la fin de la pièce, dramatisé par l’utilisation des cuivres et des percussions (écouter le début).
Les Goyescas sont une suite de six pièces pour piano écrite par Enrique Granados en 1911. Le titre suggère que, à la façon de Francisco de Goya et de ses majos (aristocrates habillés en paysans : voir image ci-dessous), Granados réutilise des airs populaires pour en faire une musique noble. Il écrit notamment : « Je suis amoureux de la psychologie de Goya, de sa palette, de sa personne […]. Ce rose blanchâtre des joues qui contraste avec le velours noir ; ces créatures, les mains perle et jasmin, m’ont possédé. » Il n’existe cependant pas de correspondance entre chacune des pièces et un tableau particulier : il s’agit plus de l’évocation d’une atmosphère générale que d’une description musicale précise (écouter la 3ème pièce).
En 1927, Ottorino Respighi compose Le Triptique de Botticelli inspiré par trois grandes fresques de ce peintre de la fin du XVe siècle. Le premier volet illustre l’allégorie du Printemps (voir reproduction ci-dessous). La musique entre en résonance avec le caractère du tableau par son orchestration légère privilégiant les cordes et les bois dans les aigus, et son rythme entraînant. Pour symboliser le thème de l’amour courtois il cite une chanson du XIIème siècle dont dérive le thème central de la pièce plus en rapport avec l’allure noble des personnages (écouter). Les deux autres volets sont dans la même veine.
Böcklin, L’àŽle des morts, 1886, musée des Beaux-Arts à Leipzig |
Goya, Le cerf-volant, 1778, musée du Prado à Madrid |
Botticelli, Le Printemps, 1482, Galerie des Offices à Florence |
Paul Hindemith compose en 1935 un opéra intitulé Mathis der Maler (Mathis le peintre) inspiré par la vie de Matthias Grünewald, auteur du fameux retable d’Issenheim. Malheureusement, le pouvoir nazi considère le compositeur comme un « bolchevik musical » et son œuvre est interdite, ce qui l’amènera d’ailleurs à s’exiler et aux États-Unis.
Parallèlement donc, Hindemith tire de son opéra une symphonie en trois mouvements qui portent chacun le titre d’un panneau du retable : Concert d’anges (écouter), Mise au tombeau (écouter) et Tentation de saint Antoine (écouter). L’opéra raconté la lutte de Mathis pour la liberté artistique contre le climat répressif de son époque (claire allusion à la propre vie de Hindemith). Cette dimension dramatique se retrouve dans la symphonie.
 Concert d’anges |
Mise au tombeau |
Tentation de saint Antoineïƒ |
Gyôrgy Ligeti compose Atmosphères en 1961 : « Ma musique donne l’impression d’un courant continu qui n’a ni début ni fin. Sa caractéristique formelle est le statisme, mais derrière cette apparence, tout change constamment... » Le compositeur cherche un équivalent musical aux leçons de peinture de Paul Cézanne, où la couleur remplace les contours, et où les contrastes de poids et de volumes engendrent les formes (voir image ci-dessous). En entendant Atmosphères, comment ne pas songer à un nuage, dont la forme, la texture et la couleur se transforment lentement ? De façon analogue, onne distingue plus de lignes mélodiques, de pulsation, de cellules rythmiques, ni le détail des timbres instrumentaux. On perçoit une masse sonore qui évolue très progressivement et de façon continue, une pâte modelée par des variations d’intensités, de timbres, de registres et de sonorités (écouter un extrait).
Henri Dutilleux compose en 1978 Timbres, espace, mouvement, sous-titré La Nuit Etoilée en référence au tableau de Vincent van Gogh (voir reproduction ci-dessous). Il dit vouloir décrire « l’effet de tournoiement quasi cosmique qui s’en dégage ». Pour évoquer le vertige de l’espace entre le ciel et la terre, il emploie un orchestre dont les cordes aiguës sont absentes, avec un pupitre très fourni en vents (bois et cuivres) et de nombreuses parties solistes. Le 1er mouvement intitulé Nébuleuse I est constamment chromatique. Pour rendre le mouvement qui parcourt le ciel dans le tableau, il utilise une rythmique tournoyante, traversée par des élans sonores brusques sur un fond sonore statique (écouter le début).
Cézanne, Le Lac bleu, 1896, Institut Courtauld à Londres |
Van Gogh, La Nuit étoilée, 1889, MOMA à New York |
Bohuslav Martinů compose les Fresques de Piero della Francesca, en 1955. L’œuvre rend hommage aux fresques de La Légende de la Vraie Croix de Piero della Francesca que le compositeur avait admiré en 1954. Elle s’inspire plus particulièrement de La Rencontre de la reine de Saba et du roi Salomon et du Rêve de l’empereur Constantin. Elle privilégie une ambiance onirique, chatoyante et fastueuse avec un arrière-fond d’inquiétude (écouter).
Rencontre de la reine de Saba et du roi Salomon, 1466, chapelle San Francisco à Arezzo (Italie) |
Rêve de l’empereur Constantin, 1466, chapelle San Francisco à Arezzo (Italie) ïƒ |
Ayant observé et analysé des œuvres de Paul Klee (dans Le Pays fertile - Paul Klee, Paris, éd. Gallimard, 1989), Boulez ne cherche nullement à les illustrer ; il emprunte seulement au peintre des principes de composition, sans méconnaître les différences quant aux matériaux utilisés : « Il est important pour un musicien de savoir que les déductions de Klee dans le champ visuel peuvent être traduites en un monde de sons, pourvu que la correspondance se situe à un niveau structurel très élaboré ». Il montre que le fait de s’appuyer sur la musique conduit Paul Klee à l’abstraction.
«… l’intérêt d’une ligne mélodique n’est pas de permettre une transcription visuellement plus ou moins belle (…) Ce qu’il nous faut retenir des exemples que nous donne Klee, c’est qu’il existe une ligne principale et des lignes secondaires, qu’il faut chercher à comprendre comment ces lignes secondaires s’organisent géométriquement par rapport à la ligne principale (…) Klee est d’ailleurs toujours très pragmatique… il ajoute ”Imaginez la marche d’un homme accompagné par son chien se promenant librement à ses côtés !” Et voilà … Mais combien peuvent passer de la promenade du chien à l’idée très générale et abstraite d’ornementation ? »
Boulez trouve aussi chez Klee des solutions au problème de la perte de repères ressentie à l’écoute de la musique dodécaphonique. En effet, alors qu’autrefois la mélodie détenait la suprématie, le sérialisme met toutes les notes de la gamme chromatique à égalité. C’est la série qui devient première, mais sera-t-elle toujours perceptible comme l’était la mélodie ? Comment trouver de « nouveaux indicateurs de mémoire » ?
« Lorsque Klee souligne des surfaces par des textures de petits points plus ou moins denses qui en font apparaître les divers types (voir reproduction de Polyphonie page suivante), Webern fait la même chose en musique. Pour signifier qu’une note remplit une certaine durée il va non point la tenir mais la faire apparaître au moyen de notes staccato plus ou moins rapprochées, c’est-à -dire plus ou moins rapides, plus ou moins lentes. Dans des univers tout à fait différents, l’un pour occuper l’espace, l’autre pour occuper le temps, ils ont tous deux trouvé cette même solution de petites impulsions, impulsions colorées dans la peinture, rythmiques dans la musique. »
La fin du livre de Boulez évoque ses relations compositionnelles avec l’aquarelle de Klee Monument à la limite du pays fertile (1929 : voir illustration ci-dessous), alors qu’il réfléchissait sur l’écriture de Structures pour deux pianos, en 1951-1952 (écouter le début) :
« Ce qui m’a frappé alors, c’était la rigueur, la sévérité de ce partage de l’espace en sections à peu près égales, mais que venait très légèrement varier une invention subtile, riche, quoique réduite à un minimum de dispersion grâce à une discipline visible. (…) Cela coïncidait avec les préoccupations qui étaient les miennes à cette époque-là . »
Klee, Polyphonie, 1932, musée des Beaux-Arts à Bâle |
Klee, Monument en pays fertile, 1929, Centre Paul Klee à Berne ïƒ |
Il paraît assez simple d’expliquer pourquoi des musiciens ont appuyé leur création sur des œuvres picturales. Comme le montre notre dossier sur la musique à programme, un nombre considérable de musiques (ballets, poèmes symphoniques, mélodies et Lieder, opéras et cantates, etc.) s’appuient sur un support narratif, lui-même porteur d’images. Dans la mesure où les peintres sont des créateurs d’images, il n’est pas étonnant que les musiciens s’en soient inspirés. D’ailleurs, baignant dans le même contexte culturel, les artistes vivant à la même époque se sont souvent reconnus des aspirations communes les conduisant à s’inspirer les uns des autres.
Au-delà des quelques exemples présentés dans ce dossier, c’est là une des principales leçons qu’on peut tirer du jeu des correspondances entre artistes : en dépassant le cadre étroit de leur discipline, les créateurs s’apportent réciproquement, tant sur le plan sensible (celui des impressions et des émotions), que sur des points plus spécifiques de leur démarche créative (voir plus haut les propos de Boulez) : rythme, mélodie, construction formelle, couleur instrumentale, etc.