Ce qui différencie essentiellement la musique occidentale savante de celle des autres civilisations (chinoise, japonaise, indienne, africaine, arabe, etc.), c’est qu’elle est écrite. S’est ainsi conservé au fil des siècles un immense répertoire qu’on ne se lasse pas de redécouvrir et de réécouter.
Ce texte présente les premières étapes de son évolution.
NOTE IMPORTANTE : les périodes définies ci-dessous ne sont qu’indicatives : l’histoire n’est pas linéaire, les chevauchements sont permanents.
De la musique aux temps préhistoriques et durant l’Antiquité (Grèce, Rome) on ne sait pas grand chose. Pour celles de l’Orient et de l’Afrique, on connaît ce que nous a transmis la tradition orale. Par contre, en Occident, grâce aux premiers essais de notation, au IXe siècle dans les monastères, on a une idée plus précise des débuts de la musique religieuse.
La musique gréco-romaine nous a laissé quelques témoignages dont Annie Bellis, chercheuse au CNRS nous propose une recréation. Voici par exemple un extrait du deuxième hymne à Apollon (128 av. JC) où l’on entend distinctement des intervalles inférieurs au demi-ton caractéristiques de la musique grecque (écouter). Voici ensuite le "Chant de Seikilos" (IIe siècle av. JC), plus ancienne partition complète retrouvée à ce jour (écouter). Voici enfin le même Chant joué sur un orgue hydraulique qui est une reconstitution de l’instrument inventé au IIIe siècle av. JC par Ctesibios (écouter).
Pour plus d’informations, aller sur le site : La musique grecque antique retrouvée.
L’appellation « chant grégorien » apparaît dès le VIIe siècle en référence à Grégoire 1er. Désigné comme pape en 590, c’est un administrateur hors pair : il sera surnommé « Le Grand ». Dans tous les domaines il remet de l’ordre, notamment dans les pratiques religieuses. Mais, même s’il a beaucoup fait, on lui attribue faussement la réforme de la liturgie (ensemble des cérémonies religieuses) en fonction du calendrier, et le chant qui porte son nom ne lui doit rien directement.
En fait, c’est surtout Charlemagne qui, pour affermir son pouvoir grâce au soutien des autorités religieuses, pousse à l’unification du chant liturgique chrétien dans tout son empire : les rites sont donc fixés et, pour éviter toute contamination, les chants sont inscrits dans des antiphonaires. Mais ce souci d’unification ne va pas sans un certain appauvrissement. Se défiant des cantilènes orientales trop chromatiques et des mélismes (ou vocalises) trop exubérants (écouter un Chant à la Vierge de la tradition byzantine), les évêques substituent aux traditions locales gallicanes un chant romain épuré.
L’élan est ainsi donné pour plusieurs siècles à une musique d’église austère, monodique, a cappella, aux lignes simples, appelée aussi plain-chant. Elle est caractérisée par d’amples mélodies, dont le rythme et les contours mélodiques sont étroitement liés aux inflexions de la parole (écouter un Agnus Dei).
Plus d’informations sur Wikipedia : Grégoire Ier et Chant grégorien.
Que penser des interprétations modernes du plain-chant ? Nous ne savons rien de la façon dont se déroulaient les premiers offices chrétiens. Mais, si l’on se réfère aux gospels d’aujourd’hui (écouter Oh happy days), on peut supposer que l’expression de la dévotion était très libre, s’accompagnant de danses et de percussions. Au cours des siècles, l’action des papes successifs, hostiles aux traditions locales, a contribué à assécher le répertoire ancien : l’Église s’est toujours méfiée du pouvoir séducteur de la musique (voir plus bas).
De nombreuses recherches ont tenté au XXe siècle de redonner vie au chant grégorien. Mais cette reconstitution archéologique aboutit le plus souvent à une monodie dépouillée et monocorde. On peut cependant en apprécier la sérénité, la pureté et la ferveur contemplative (écouter un Dies Irae).
Plus d’information sur le site : « Sur Le Chant Grégorien »
Un évêque du XIIe siècle interroge : « Un ménestrel peut-il prétendre à la vie éternelle ? Certainement pas, car ce sont les ministres du Diable. » L’image du musicien du Moyen Âge n’est donc guère flatteuse. Les jongleurs et les ménestrels sont des marginaux qui vivent décalés de la société. Individus généralement sujets à l’instabilité et à la pauvreté, la folie leur est souvent associée par les instances religieuses et politiques. Ils seront d’ailleurs représentés ainsi (costume bigarré et bonnet à grelot) dans les enluminures datant de 1200 à 1500 (source : Martine Clouzot, Musique, folie et nature au Moyen-Âge, éd. Peter Lang, 2014). Considérés comme de simples amuseurs, ils n’auront droit à leur corporation, comme tous les autres corps de métier, qu’avec le mouvement des Troubadours.
Au XVIe siècle l’Inquisition d’Espagne interdit la Sarabande tant elle la juge « capable d’émouvoir les passions tendres, de dérober le coeur par les yeux, et de troubler la tranquillité de l’esprit ». Ce n’est sûrement pas un hasard si une célèbre danse ibérique de cette époque est surnommée Folia (écouter quelques variations de Corelli). Encore aujourd’hui, certains n’accusent-ils pas les chanteurs rock d’être à la solde de Satan ? « Au Diable reviennent les plus beaux chants », prétend un vieux dicton anglais. Pauvres musiciens !
L’objectif du plain-chant est moins de plaire aux fidèles que de plaire à Dieu, en favorisant le recueillement. Au début, les mélodies sont transmises oralement. Mais, au IXe siècle, le répertoire s’enrichissant, on invente un système pour aider à se rappeler l’intonation : ce sont les neumes, succession de barres et de points qui se superposent au texte.
Dans le courant du Xe siècle, on a l’idée de tracer une ligne pour fixer une hauteur autour de laquelle les neumes s’ordonnent. Cinquante ans plus tard, on se sert de deux lignes, l’une rouge, précédée d’un F, ancêtre de la clé de fa, l’autre jaune, précédée d’un C, ancêtre de la clé d’ut.
L’invention de la notation a des conséquences immenses qui vont conditionner tout l’avenir de la musique occidentale. D’abord simple moyen mnémotechnique, l’écriture sert peu à peu à noter les vocalises agrémentées de nouvelles paroles par lesquelles on enrichit le chant grégorien : ce sont les tropes (écouter un Alleluia).
Au XIe siècle, ces compositions, plus rythmées et plus faciles, deviennent très populaires. On les chante même en dehors de l’église : en contant la vie des saints ou les exploits des chansons de geste, ou encore lors des processions. On les retrouve aussi dans le théâtre religieux et beaucoup d’entre elles deviendront des chansons populaires et inspireront les troubadours.
Progressivement, les chantres prennent des libertés avec les règles. Du fait de l’émiettement de la société féodale, ils sont moins dépendants des autorités. Aussi, ils s’enhardissent à inventer de nouveaux chants, d’abord monodiques puis à plusieurs voix (écouter un Sanctus à 2 voix). C’est le début de la polyphonie.
Plus d’informations sur Symphozik : L’évolution de la notation
Par opposition aux audaces de l’Ars nova du siècle suivant, on nommera Ars antiqua (art ancien) la période des Xe au XIIIe siècles où de nouvelles formes apparaissent : organum (Gymel en Angleterre), conduit et motet. Dès la fin du XIIe siècle, deux moines de l’École de Notre-Dame, Léonin (c. 1150-1210) et Pérotin (c.1160-1230), font résonner leurs majestueuses compositions dans la nef de la nouvelle cathédrale de Paris : écouter un extrait de Viderunt Omnes de Pérotin.
L’écriture se perfectionne au fur et à mesure que le langage musical se complique. Désormais, la porte est ouverte à l’invention des compositeurs. L’Occident n’est certes pas le seul à avoir cultivé la polyphonie. Mais, grâce à l’écriture, il a vite atteint une très grande complexité comme le montreront les œuvres de Guillaume de Machaut (1300-1377) : écouter un extrait de sa Messe.
Contrairement aux traditions orales qui n’évoluent que très lentement, la musique occidentale va se diversifier très rapidement, ne cessant plus d’innover et de se renouveler jusqu’à aujourd’hui.
Tout au long des premiers siècles, l’Église multiplie les interdits et les avertissements contre les ménestrels ambulants accusés de colporter la musique païenne. Mais, si elle parvient à maintenir les instruments en dehors de la liturgie, elle ne peut empêcher qu’une musique profane existe et se développe en dehors d’elle.
À partir du XIIe siècle, l’essor économique favorise les échanges. Les jongleurs propagent les œuvres nouvelles de ville en ville et de château en château. C’est la période de l’amour courtois, des chansons de geste et des jeux, prémices du théâtre profane. Les mélodies sont simples mais raffinées, inspirées par le chant grégorien et la musique populaire. Une personnalité se distingue : celle du troubadour Bernart de Ventadour (c. 1125-1195 : écouter La douce voix du rossignol).
Alors que jongleurs et ménestrels sont des professionnels itinérants, les troubadours sont des nobles qui créent pour leur plaisir et celui de leur entourage : outre Bernart de Ventadour, on peut citer Raimbaut de Vaqueiras (écouter Kalenda Maya), Guillaume IX d’Aquitaine, Jaufré Rudel ou Marcabru. Il y a aussi de rares femmes comme Beatritz de Die (écouter «Pleurs»). La plupart sont originaires du sud de la France et donc s’expriment en langue d’oc.
On a certes toujours chanté l’attente amoureuse, mais les troubadours vont plus loin : dans la logique de la société féodale du XIIe siècle, ils font de la femme une suzeraine, de son soupirant un vassal. Bernart de Ventadour invente notamment l’idée de joie d’amour : « Mon amour pour elle est si parfait, que souvent aussi j’en pleure, car les soupirs sont pour moi une plus douce saveur que la joie » (écouter Mon cœur plein de joie). Mais cette exaltation sentimentale, qui transcende le désir en spiritualité, a aussi son versant funeste quand la dame prend l’image d’Ève, cause du péché initial de l’homme.
Il faut aussi souligner qu’au-delà de la quête mystique, l’Amour courtois représente à l’époque, avec la chasse, une solution pour assagir les instincts guerriers de la chevalerie. Le résultat est une abondance de pièces où les troubadours exaltent les charmes d’une dame inaccessible et la passion qui les consume.
Ce romantisme avant l’heure aura une influence profonde sur la conception moderne de l’Amour. Pour preuve, on pourrait citer les nombreux drames qui mettent en scène un amour contrarié : Didon et Énée, Orphée et Eurydice, Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, Pelléas et Mélisande, etc.
Le XIIIe siècle (dit siècle de Saint Louis) est une période de relative stabilité sociale : dans les cités prospères, triomphe l’art gothique, véritable hymne à la lumière ; les universités se développent ainsi que les échanges culturels et commerciaux ; pendant que le culte à la Vierge Marie grandit, la noblesse assagie invente l’amour courtois chanté par les troubadours (voir plus haut) et les trouvères.
Les trouvères appartiennent à la grande bourgeoisie. Ils sont originaires du nord de la France et de culture d’oïl (ils succèdent aux troubadours, nobles, de langue d’oc, du sud de la France).
Dans la France gothique, la musique connaît, comme la littérature et les autres arts, un essor considérable. Elle apparaît notamment dans toutes les fêtes et les grands événements de la vie sociale, pour soutenir le chant et la danse. Exemple : écouter une Ductie anonyme.
Dans la chanson elle traduit l’amour, la joie ou la tristesse. Exemple : Colin Muset (c1210-c1260 : écouter Sire Comte j’ai viélé). Au théâtre, elle soutient l’action dramatique. Exemple : Adam de la Halle (1237-1287), Jeu de Robin et Marion (1280 : écouter des extraits).
Au début du XIIIe siècle, la malheureuse croisade des Albigeois est organisée par l’église contre l’hérésie. Pendant 50 ans elle met à feu et à sang le Midi de la France. C’est en grande partie ce qui explique la disparition des troubadours, qui fuient les conflits, et l’apparition des trouvères dans les régions relativement prospères du nord de la France.
Nombre de troubadours se réfugient donc en Espagne où ils nourrissent la vie musicale. Ils sont accueillis par Alphonse X de Castille, dit « le Sage » qui, poursuivant une tradition de tolérance, fait de sa cour un centre culturel important. L’histoire, la littérature, la science, lui doivent autant que la musique. Lui-même a contribué à l’écriture d’un des plus importants recueils de chansons monophoniques (près de 450) de la littérature médiévale en Occident. La plupart sont des cantiques dédiés à la Vierge Marie d’une grande ferveur (lire Cantigas de Santa Maria)
Plus d’infos sur Symphozik : Alphonse de Castille
En comparaison du XIIIe siècle, le XIVe apparaît comme une période de troubles : dès 1337, démarre la Guerre de Cent Ans qui installe durablement un climat d’insécurité en France ; au milieu du siècle, la peste noire décime le tiers de la population européenne ; s’y ajoute le Grand Schisme d’Occident qui divise l’église en 2 papautés, l’une à Rome, l’autre à Avignon...
Malgrè (ou peut-être à cause de) ce contexte perturbé, les musiciens remettent en question le style ancien qualifié d’« Ars antiqua ». Et, malgré l’opposition de l’Église, ils osent des recherches polyphoniques et rythmiques qu’ils nomment « Ars nova » (titre d’un traité théorique sur la musique de Philippe de Vitry paru vers 1320). On invente de nouvelles formes : messe, lai, virelai, rondeau ; le motet devient profane. Les bases de l’écriture moderne sont fixées : les cinq lignes de la portée, la notation des rythmes, les clés. Le fait de pouvoir visualiser ce qu’on imagine permet toutes les audaces : rythmes complexes, lignes mélodiques enchevêtrées, superposition de paroles différentes (écouter, de Machaut, le motet à 3 voix Qui es promesse).
Le Roman de Fauvel, dont le premier manuscrit date de 1310, reflète bien l’esprit troublé de l’époque. C’est un poème qui, sous prétexte de raconter l’histoire de l’âne Fauvel, contient une violente critique de la corruption de l’Église et du système politique. Le nom de Fauvel est lui-même un acronyme de six de ses vices : Flatterie, Avarice, Vilenie, Variété (inconstance), Envie et Lâcheté.
Philippe de Vitry en a fait une large fresque musicale dans le style de l’Ars Nova (écouter un extrait du Roman de Fauvel). Elle comprend 167 pièces monodiques et polyphoniques, charivari, parodies de chant grégorien et « sottes chansons » (paillardes pour la plupart). Pas étonnant que l’Église l’ait censuré ! C’est pourquoi le manuscrit, jalousement dissimulé, nous est parvenu en excellent état !!
On serait tombé dans des complications sans intérêt s’il n’y avait eu Guillaume de Machaut, qui sut allier dans ses œuvres la tradition et le modernisme dans une polyphonie riche et vivante, aux rythmes heurtés, aux sonorités dures. Exemple : le Hoquet David (hommage à Pérotin : écouter).
Parvenus à la fin du XIVe siècle, nous pouvons mesurer le chemin parcouru depuis les chants des premiers chrétiens. Nous avons vu naître et se développer la musique religieuse et la musique profane, la polyphonie et la notation. La composition est devenue une science et un art ; le répertoire s’est enrichi de nombreux chefs-d’oeuvre.
En fait, on peut dire que l’essentiel est déjà fait. Toute l’évolution future de la musique savante occidentale est en germe dans les conséquences de la notation : des premières danses instrumentales organisées en suites, découleront les grandes formes à venir (sonate, concerto, symphonie…) ; les mystères et les jeux annoncent la cantate, l’oratorio et l’opéra… Certes, au XXe siècle, des créateurs comme John Cage ont remis en question les bases de l’écriture musicale établie. Mais nombre d’autres personnalités éminentes comme Arnold Schönberg, Olivier Messiaen ou Pierre Boulez se sont référées à Machaut ; Igor Stravinski indique même qu’il s’est inspiré de la Messe de ce dernier pour composer la sienne ; Arvo Pärt et Steve Reich se réfèrent explicitement à Pérotin dans leurs œuvres…
Le Moyen Âge n’est donc pas cette longue période généralement considérée comme obscure. Dans la mesure où il est au contraire riche d’avancées qui ont conditionné toutes les évolutions ultérieures, on peut dire sans exagérer qu’il a tout inventé.
Plus d’informations sur Symphozik : Pérotin ; Bernart de Ventadour ; Adam De La Halle ; Guillaume de Machaut.
Plus d’informations sur la musique médiévale : Wikipedia
Pour une introduction à l’histoire de la musique, voir aussi ces sites :
- excellent : http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire de la musique classique occidentale
- très complet : http://www.ars-classical.com/hist-de-la-musique.html
- des origines au romantisme : http://classic-intro.net/introductionalamusique.html (nombreuses illustrations musicales)