Attention, ce dossier est susceptible de vous spoiler…pardon, de vous divulgâcher les films présentés !
Stanley Kubrick (1928-1999) est un cinéaste américain, auteur de 13 longs-métrages dont 4 sont classés dans le Top 100 de l’American Film Institute. Il a toujours choisi avec beaucoup de soin la musique (souvent de la musique classique) qui accompagne les scènes de ses films, de sorte que pour lui, « ce n’est pas la musique qui sert le film, mais le film qui sert la musique » (Antoine Pecqueur, Les écrans sonores de Kubrick). Et en effet, il ne se contente pas de souligner les émotions que ressentent ses personnages, mais il utilise la musique pour exprimer ce que les images ou les dialogues ne disent pas. Par exemple, la Neuvième symphonie correspond à une obsession pour Ludwig van Beethoven d’Alex, le jeune psychopathe d’Orange Mécanique et, en même temps, elle traduit son univers intérieur. On peut aussi citer, dans Eyes Wide Shut, la pièce pour piano de György Ligeti (écouter) qui semble frapper à la porte de la secte où veut s’introduire le personnage principal. Ces exemples montrent bien que, pour Kubrick, la musique doit être au centre de l’action et même, en faire partie.
Concernant le choix des morceaux, le réalisateur sait très exactement ce qu’il veut entendre. Il explique pourquoi il s’oriente si souvent vers la musique classique : « Nos compositeurs de musique de film, aussi bons soient-ils, ne sont pas aussi bons que Beethoven, Mozart, ou Brahms ». Voici quelques-uns de ses films où la musique classique occupe une place prépondérante.
Ce film est le premier où Kubrick accorde une place essentielle à la musique classique, même s’il l’avait déjà utilisée auparavant de manière classique. Ici, il crée une bande-son révolutionnaire dans la mesure où il associe étroitement les images à des musiques connues, par exemple le tournoiement dans l’espace de la station spatiale et le Beau Danube bleu).
2001, l’Odyssée de l’espace est très riche en allégories volontairement nimbées de mystères : « J’ai voulu que le film soit d’abord une expérience intensément subjective qui atteigne le spectateur à un niveau profond de conscience, exactement comme la musique. » À de nombreux moments du film (surtout dans les dernières 20 minutes qui sont sans dialogue) le spectateur doit donc accepter de renoncer à sa rationalité et de se laisser captiver par les images et le son sans vouloir tout comprendre.
Voici les titres principaux qui constituent la bande-son : de Richard Strauss, l’ouverture de Ainsi parlait Zarathoustra que l’on entend à chaque fois que se manifeste l’idée de triomphe du progrès, tant du point de vue scientifique que philosophique (écouter) ; de Johann Strauss fils, la valse du Beau Danube bleu qui accompagne le tournoiement dans l’espace de la station orbitale (déjà entendu) ; de Gyorgy Ligeti, des extraits de Requiem, Atmosphères, Aventures et Lux Aeterna (1966 : écouter), qui nous introduit dans un climat mystérieux, marquant la méfiance envers toute technologie avancée ; d’Aram Khatchatourian, l’adagio du ballet Gayaneh dont le caractère désolé correspond au climat de solitude et de détachement où sont plongés les personnages (écouter).
Dans Orange mécanique, film punk avant l’heure qui met en scène l’hyper-violence, la Symphonie nº 9 de Beethoven joue un rôle de fil conducteur. On pourrait penser qu’elle est utilisée à contre-emploi pour accentuer le contraste avec le côté repoussant des personnages. Mais en fait, elle correspond à la fascination pour Beethoven d’Alex, le jeune psychopathe, et traduit son univers intérieur. En outre, elle a un sens allégorique : Kubrick veut en effet montrer que la culture la plus raffinée ne protège pas l’être humain contre ses plus bas instincts. Il se réfère en cela au paradoxe des nazis qui chantaient les Lieder de Schubert en soirée et envoyaient le lendemain des personnes mourir dans les chambres à gaz.
D’ailleurs, ce miroir du personnage d’Alex n’apparaît pas toujours dans sa version originale de Beethoven. On l’entend aussi dans la version retravaillée par la compositrice Wendy Carlos au synthétiseur (ce qui était tout à fait nouveau à l’époque : écouter le résultat). Le réalisateur rend ainsi plus bizarre et dérangeante l’obsession d’Alex.
D’autres morceaux de musique classique sont utilisés dans le film, jamais dans un but illustratif et anecdotique, mais toujours pour souligner et enrichir le récit. Citons : de Gioacchino Rossini, l’ouverture de Guillaume Tell (la chevauchée : écouter) et un extrait de la La Pie voleuse dont le caractère guilleret contraste avec la violence des images ; au début du film, on entend, de Henry Purcell, un extrait déformé de Music for the Funeral of Queen Mary qui plonge immédiatement le spectateur dans un climat morbide et inquiétant (écouter) ; composée par Édouard Elgar, la première marche de Pomp and Circumstance, destinée initialement aux cérémonies royales, accompagne ironiquement la ronde des prisonniers en promenade dans la cour de l’hôpital psychiatrique (écouter). La bande-son fait en outre entendre deux fois le Dies iræ grégorien (écouter un arrangement).
Kubrick voulait pour Barry Lyndon, film d’époque, créer un climat propre au XVIIIe siècle. Le film est donc entièrement éclairé à la bougie, et la bande-son est un mélange de folklore irlandais (écouter) et d’œuvres classiques antérieures à Franz Schubert. Le cinéaste se sert de la musique pour signifier le passage d’une scène à l’autre. Par exemple, après une bataille accompagnée par une marche militaire aux accents populaires (écouter), il nous introduit dans le décor très ordonné des demeures princières avec du Mozart : la marche noble et élégante de son opéra seria Idomeneo (1781 : écouter).
D’ailleurs, très subtilement, il construit l’action cinématographique à la façon d’un opéra seria : à l’opposition entre récitatif et aria, il fait correspondre l’alternance de scènes montées en plans serrés et rapides qui font avancer l’action (comme un récitatif), à des scènes qui (à la façon d’un aria) semblent suspendre le récit pour le commenter longuement.
À part Mozart (voir plus haut) les œuvres classiques sélectionnées sont : de Georg Friedrich Haendel, la sarabande de la Suite No 11 pour clavecin, orchestrée pour l’occasion (écouter), que l’on entend dès le générique, et qui marque le caractère à la fois solennel et désespéré de cette histoire d’ascension sociale ratée : de Johann Sebastian Bach, l’adagio du Concerto pour 2 clavecins BWV 1060 (écouter) que l’on entend pendant l’épilogue qui conclut le film ; de Giovanni Paisiello, un air extrait de son Barbier de Séville, orchestré pour l’occasion (écouter), adaptation charmante que l’on entend pendant les scènes de jeux d’argent ; de Schubert, l’adagio du Trio pour piano et cordes n° 2 , op. 100 (écouter) dans sa version originale ; d’Antonio Vivaldi, le 3ème mouvement de la Sonate pour violoncelle en mi mineur op. 14 (écouter), orchestrée pour l’occasion ; de Frédéric II de Prusse, la Hohenfriedberger Marsch (écouter).
Dans le genre du cinéma d’horreur, Shining est devenu un classique. Le scénario mélange le thème de la maison hantée (un vieil hôtel) et des perceptions extrasensorielles (visions et télépathie). Le personnage principal est un écrivain qui finit par confondre la réalité avec la fiction de son roman et les visions de personnages fantomatiques. Il sombre dans une totale confusion mentale et devient un fou meurtrier : il tue le cuisinier de l’hôtel et poursuit en vain sa femme et sa fille pour leur réserver le même sort. Kubrick dit de son film : « De cette histoire, je ne veux donner aucune explication rationalisante. Je préfère utiliser des termes musicaux et parler de motifs, de variations et de résonances… L’utilisation musicale ou poétique du matériau est celle qui convient le mieux. »
De même que le film joue sur l’ambiguïté entre fiction et réalité, conscient et inconscient, de même la musique joue sur l’ambiguïté de sa situation. Tantôt elle est présente dans la réalité décrite par le récit (par exemple quand elle est émise par la télévision que regarde les personnages), tantôt elle traduit un sentiment de mystère ou l’angoisse éprouvée par un personnage, tantôt encore, elle est présente à la fois dans 3 occasions : ce qui est représenté sur l’écran, l’imaginaire d’un personnage ou un commentaire musical destiné au seul spectateur.
Cette ambiguïté concernant la place de la musique dans les images se traduit aussi par la nature des œuvres choisies : tonalité incertaine, instrumentation déformée (synthétiseur), musicalisation des bruits (machine à écrire, moteur d’un véhicule, vent…). Voici la liste des musiques classiques utilisées : d’Hector Berlioz, le « Dies Irae » (jour de colère), tiré de la Symphonie fantastique , version retravaillée par synthétiseur (écouter) entendue au tout début du film ; de György Ligeti, le mystérieux Lontano pour orchestre (écouter) : Danny croit voir les petites sœurs jumelles ; de Béla Bartók, l’adagio de la Musique pour cordes, percussion et célesta (scène du labyrinthe : écouter) ; 5 extraits de l’œuvre de Krzysztof Penderecki, dont Utrenja (poursuite meurtrière dans le labyrinthe : écouter).
Le dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut (Les yeux grands fermés), met en scène les fantasmes sexuels d’un jeune couple (Alice et Bill) et leur envie de connaître d’autres partenaires. L’ivresse de leurs pensées est traduite par une musique de Dimitri Chostakovitch, la deuxième valse de la Suite pour orchestre de variété n° 1, que l’on retrouvera aussi à la fin du film, lors de leurs retrouvailles après diverses pérégrinations (écouter).
En errance dans la ville, Bill apprend par hasard comment s’introduire dans une sorte de secte où des personnages masqués se livrent à des orgies et à de curieux rituels sexuels. À ce moment retentissent souvent les deux notes de la seconde pièce de Musica ricercata composée par Ligeti en 1953 (écouter). Comme on l’a indiqué dans le préambule, ces notes résonnent comme des coups frappés à la porte de la secte ; elles plongent aussi le spectateur dans une ambiance de suspens inquiétant.
Une fois dans la place, Bill (masqué lui aussi, passe de pièce en pièce pendant l’orgie. On entend alors une psalmodie en langue tamoul, chantée par une voix gutturale (écouter). Mais l’intrus est découvert et il ne peut sortir que grâce au sacrifice d’une femme qui l’avait averti du danger.
Plus tard, on retrouve Bill qui entre dans un café où l’on entend en fond sonore le Rex Tremendae du Requiem de Mozart (écouter). Cela ne présage rien de bon et, en effet, en feuilletant le journal, Bill y apprend la mort par overdose d’une jeune femme. Il se rend alors à la morgue (il y a ses entrées car il est médecin) et il vérifie que la femme décédée est bien celle qui s’était sacrifiée pour lui afin qu’il quitte les lieux sans dommage. La musique que l’on entend alors est Nuages Gris, pièce pour piano composée par un Franz Liszt dépressif (écouter).
Dans les films de Stanley Kubrick, la musique intervient de multiples façons : traditionnelle (illustrative et narrative), métaphorique (pour traduire les émotions des personnages ou enrichir le propos), ou encore avec un arrière-plan parfois très subtil : par exemple, l’utilisation musicale du Ainsi parlait Zarathustra de Richard Strauss (dans 2001, une odyssée de l’espace), met en concordance l’idée de progrès technologique (représenté par le surpuissant ordinateur du vaisseau spatial) et le concept de surhumain développé dans le Ainsi parlait Zarathustra de Nietzsche). Il est donc très attentif au choix des musiques qu’il intègre (souvent avec une pointe d’ironie) à ses bandes-son. Comme il l’explique lui-même à un journaliste : « Je pense que la musique est l’un des moyens les plus efficaces de préparer un public et de renforcer les émotions que vous souhaitez lui imposer. L’utilisation correcte de la musique, y compris la non-utilisation de la musique, est l’une des meilleures armes dont dispose le cinéaste. »
Qu’il se serve de musique classique ou non, son choix est toujours judicieux et soigneusement médité. Par exemple, dans Eyes wide shut, pendant le bal où les participants, masqués, dansent avec des femmes dénudées, on entend la chanson Strangers in the Night transformée en musique de dancing (écouter). À quels étrangers Kubrick fait-il allusion ? Aux participants de ce bal, qui se sont coupés du monde, à Bill, intrus qui s’est immiscé parmi eux, ou même à nous, spectateurs qui regardons cette scène en voyeurs ?